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Mémoire, oubli, pardon... Quel devoir ?

François Huguenin

Nouvelle revue CERTITUDES - n°1

Parmi les tartes à la crème de notre époque bien-pensante figure la notion de devoir de mémoire. Principalement utilisée pour signifier l’importance du souvenir de l’Holocauste, elle finit par s’appliquer à n’importe quelle commémoration d’événements dramatiques : le drame du Heysel et le goulag finissent par être broyés au tamis de cette fantastique notion égalisatrice. Grotesque.

Il y a quelques années un universitaire israélien s’insurgeait dans Le Monde à propos de ce devoir de mémoire qui lui paraissait un non-sens, attendu que la mémoire est un processus naturel et non un impératif moral. Et il est vrai que parler de devoir de mémoire apparaît aussi incongru que de parler d’un devoir d’oubli. La mémoire est un processus naturel complexe qui ne se définit que comme le négatif de l’oubli et sur lequel l’homme a peu de prise. Voyons comme la mémoire et l’oubli sont surprenants chez les personnes âgées qui fréquemment oublient ce qu’elles ont fait la veille et voient resurgir dans leur esprit des événements anciens qu’elles croyaient définitivement enfuis.

Serait-ce une scorie de notre époque technicienne, mais il semble bien que l’on envisage la mémoire de l’homme comme celle de l’ordinateur dont le maître peut décider ce qu’il devra garder en mémoire et ce qui sera (définitivement) effacé. On voit ce que cette conception, derrière un vocabulaire moral séduisant, comporte de contrainte. On perçoit aussi ce qui en découle : si la mémoire est un devoir, l’objet de ce devoir sera non plus la conséquence d’un processus naturel mais celui d’un choix. On choisit sa mémoire, ce qui est digne du souvenir. Ne cherchons pas ailleurs l’origine des batailles surréalistes pour savoir qui a le droit de désigner du nom de génocide ce qui appartient à sa propre mémoire, le sens de la controverse sur l’implantation d’un Carmel à Auschwitz. La mémoire est devenue un enjeu idéologique, donc un objet de pouvoir et de lutte.

Conséquence : le devoir de mémoire tue l’instinct de vénération et de recueillement.

Tout cela est aussi lié au syndrome du désenchantement d’une époque amère face à elle-même et mythifiant le passé (voir le culte aberrant du patrimoine opposé à la vitalité de la création) où la mémoire organisée donne un sens que le désordre présent ne saurait livrer. Culte de l’histoire (jamais la science historique n’a été aussi précise et popularisée) dont on ne sait plus que, comme l’avait souligné Bain ville, elle est avant tout un processus d’oubli.

Ces quelques remarques liminaires nous conduisent à nous interroger sur notre propre rapport à ce qui constitue notre mémoire collective. Quel rapport devons-nous entretenir avec ce que notre mémoire religieuse ou nationale comporte de douloureux ? Plutôt que de disserter en théorie, prenons l’exemple de la Révolution. Le souvenir de la Terreur, du massacre des Vendéens, des boucheries guerrières, de la persécution du clergé est présent à notre mémoire. Si devoir il y a, il s’agit du devoir d’honorer les morts ou les héros de notre peuple. Mais indiquer qu’il y aurait plus que cela, quant à la manière de se remémorer l’événement, pose quelques problèmes.

Prenons a contrario le sage exemple de l’Église, dont l’analogie, tout aussi imparfaite fût-elle, n’est pas sans intérêt en ce que l’Église est aussi un corps politique. Elle honore ses martyrs, comme elle honore ses saints. Evoque-t-elle un particulier devoir de mémoire ? Nullement, n y a même dans l’attitude de l’Église face au culte de ses martyrs une sorte de résistance à l’émotion, une pudeur, un certain silence. Fallait-il au nom du souvenir des persécutions romaines et de sainte Blandine diaboliser l’empire romain ? L’Église a vite compris que ses martyrs ne devaient pas être des instruments de conquête du pouvoir. Constantin a finalement érigé le christianisme au rang de religion de l’Empire, sans qu’il y eut besoin de recourir à cela. Évoquons aussi la sagesse de nos rois : Louis XII refusant de venger les injures faites au duc d’Orléans, Henri IV passant l’éponge sur les drames des guerres de religion.

« Le pardon collectif et l’apaisement de la mémoire passent par la figure du père »

Le risque du culte de la mémoire douloureuse, autrement conçu que comme une manière d’honorer les morts, est grand. Il est naturel d’avoir à l’esprit les exactions de la Révolution et surtout salutaire de se rappeler ses buts idéologiques, toujours en mouvement et ne cessant de constituer la matrice des temps modernes. Mais, bien souvent, la polarisation sur le fait révolutionnaire nous empêche d’être clairvoyant. Comme si s’attacher à cultiver la mémoire du phénomène révolutionnaire tel qu’il s’est manifesté en France empêchait de percevoir clairement l’essence du fait révolutionnaire, modelage d’une société et d’un homme nouveaux, que la pratique française, violente et brutale, est loin de rendre dans l’intégralité de son indéfinie potentialité. Cultiver le culte de l’honneur révolutionnaire amène en outre inévitablement à fabriquer un passé idéal que celle-ci aurait brisé ; à refuser de s’interroger sur ce qui est de l’ordre de la continuité entre l’Ancien Régime et la Révolution (débat sans fin mais qu’il serait malsain d’éluder) ; à proposer une vision manichéenne et abstraite de l’histoire, décalque de celle des révolutionnaires ; à graver dans le marbre la séparation des deux France.

Ce dernier point est le plus névralgique et le plus complexe. On peut effectivement proposer que la fracture est telle qu’il existe en fait deux patries comme l’a décrit Jean de Viguerie. Mais alors la logique est, soit de conclure à la nécessité d’un retour en arrière (chimérique), soit d’accepter la résignation, celle de la séparation, celle de la mort. En revanche, si l’on croit que rame de la France existe encore, on ne peut que tenter d’intégrer le fait révolutionnaire dans l’être national. C’est ce qu’essaya assez grossièrement Barrés, mais plus finement Bernanos, sur la trace de Péguy. Lorsque, dans La France contre les robots, Bernanos présente le mouvement de 1789 comme une belle révolution, celle des libertés, celle de rame française, on peut répudier son analyse, mais on ne peut pas nier qu’il tente, par la mystique, de restaurer les conditions d’une politique française possible. On peut considérer cette vision de la France comme erronée, mais on ne peut dénier qu’elle existe, autrement que comme un instantané figé (« La France de jadis c’est la France de toujours ») à la fécondité douteuse.

Le culte de la mémoire se dépare difficilement des écueils de la nostalgie, du mythe et de la séparation. Faut-il, pour conclure, souligner que le souvenir n’est pas incompatible avec le pardon. Les peuples ont des souffrances dont la dimension collective, dans ce qu’elle a d’indéfini, rend difficile le pardon. Un homme pardonne, un peuple, un groupe peut oublier ; il ne pardonne pas car le pardon est individuel, à la base même du rapport personnel à Dieu et à l’autre. Pierre Boutang se relança dans la politique, en 1946, en posant l’acte fort du pardon face à la guerre civile française opposant les partisans de Pétain et ceux de De Gaulle. Peu le comprirent à cet instant-là. Les ressentiments collectifs sont les plus tenaces parce que, paradoxalement, l’homme pardonne plus aisément les offenses qui lui ont été faites personnellement que celles qui ont blessé sa communauté. Conséquence de la force de la philia ou suprême ruse de l’orgueil ? Une chose est cependant certaine : le pardon collectif et l’apaisement de la mémoire passent par la figure du père. Le Père céleste nous pardonne et nous demande de pardonner, à son image. Les passions collectives ne peuvent se distendre que si un homme endosse comme un père la symbolique et la responsabilité du pardon. Le pouvoir désincarné ne pardonne pas, mais l’homme qui l’exerce, peut, dans certaines conditions, notamment celle d’une légitimité ne reposant pas sur l’indéterminé des passions populaires, faire acte de pardonner, en son nom et en celui du peuple. Seule la figure du roi peut rendre envisageable la cicatrisation des plaies de la France douloureuse. En attendant, nous sommes attachés à l’écuelle fielleuse du ressentiment.