Il
y a quelques années un universitaire israélien s’insurgeait dans Le
Monde à propos de ce devoir de mémoire qui lui paraissait un
non-sens, attendu que la mémoire est un processus naturel et non un impératif
moral. Et il est vrai que parler de devoir de mémoire apparaît aussi
incongru que de parler d’un devoir d’oubli. La mémoire est un
processus naturel complexe qui ne se définit que comme le négatif de
l’oubli et sur lequel l’homme a peu de prise. Voyons comme la mémoire
et l’oubli sont surprenants chez les personnes âgées qui fréquemment
oublient ce qu’elles ont fait la veille et voient resurgir dans leur
esprit des événements anciens qu’elles croyaient définitivement
enfuis.
Serait-ce
une scorie de notre époque technicienne, mais il semble bien que l’on
envisage la mémoire de l’homme comme celle de l’ordinateur dont le
maître peut décider ce qu’il devra garder en mémoire et ce qui sera
(définitivement) effacé. On voit ce que cette conception, derrière un
vocabulaire moral séduisant, comporte de contrainte. On perçoit aussi
ce qui en découle : si la mémoire est un devoir, l’objet de ce
devoir sera non plus la conséquence d’un processus naturel mais celui
d’un choix. On choisit sa mémoire, ce qui est digne du souvenir. Ne
cherchons pas ailleurs l’origine des batailles surréalistes pour
savoir qui a le droit de désigner du nom de génocide ce qui appartient
à sa propre mémoire, le sens de la controverse sur l’implantation
d’un Carmel à Auschwitz. La mémoire est devenue un enjeu idéologique,
donc un objet de pouvoir et de lutte.
Conséquence :
le devoir de mémoire tue l’instinct de vénération et de
recueillement.
Tout
cela est aussi lié au syndrome du désenchantement d’une époque amère
face à elle-même et mythifiant le passé (voir le culte aberrant du
patrimoine opposé à la vitalité de la création) où la mémoire
organisée donne un sens que le désordre présent ne saurait livrer.
Culte de l’histoire (jamais la science historique n’a été aussi précise
et popularisée) dont on ne sait plus que, comme l’avait souligné
Bain ville, elle est avant tout un processus d’oubli.
Ces
quelques remarques liminaires nous conduisent à nous interroger sur
notre propre rapport à ce qui constitue notre mémoire collective. Quel
rapport devons-nous entretenir avec ce que notre mémoire religieuse ou
nationale comporte de douloureux ? Plutôt que de disserter en théorie,
prenons l’exemple de la Révolution. Le souvenir de la Terreur, du
massacre des Vendéens, des boucheries guerrières, de la persécution
du clergé est présent à notre mémoire. Si devoir il y a, il s’agit
du devoir d’honorer les morts ou les héros de notre peuple. Mais
indiquer qu’il y aurait plus que cela, quant à la manière de se remémorer
l’événement, pose quelques problèmes.
Prenons
a contrario le sage exemple de l’Église, dont l’analogie, tout
aussi imparfaite fût-elle, n’est pas sans intérêt en ce que l’Église
est aussi un corps politique. Elle honore ses martyrs, comme elle
honore ses saints. Evoque-t-elle un particulier devoir de mémoire ?
Nullement, n y a même dans l’attitude de l’Église face au culte de
ses martyrs une sorte de résistance à l’émotion, une pudeur, un
certain silence. Fallait-il au nom du souvenir des persécutions
romaines et de sainte Blandine diaboliser l’empire romain ? L’Église
a vite compris que ses martyrs ne devaient pas être des instruments de
conquête du pouvoir. Constantin a finalement érigé le christianisme
au rang de religion de l’Empire, sans qu’il y eut besoin de recourir
à cela. Évoquons aussi la sagesse de nos rois : Louis XII
refusant de venger les injures faites au duc d’Orléans, Henri IV
passant l’éponge sur les drames des guerres de religion.
«
Le pardon collectif et l’apaisement de la mémoire passent par la
figure du père »
Le
risque du culte de la mémoire douloureuse, autrement conçu que comme
une manière d’honorer les morts, est grand. Il est naturel d’avoir
à l’esprit les exactions de la Révolution et surtout salutaire de se
rappeler ses buts idéologiques, toujours en mouvement et ne cessant de
constituer la matrice des temps modernes. Mais, bien souvent, la
polarisation sur le fait révolutionnaire nous empêche d’être
clairvoyant. Comme si s’attacher à cultiver la mémoire du phénomène
révolutionnaire tel qu’il s’est manifesté en France empêchait de
percevoir clairement l’essence du fait révolutionnaire, modelage
d’une société et d’un homme nouveaux, que la pratique française,
violente et brutale, est loin de rendre dans l’intégralité de son
indéfinie potentialité. Cultiver le culte de l’honneur révolutionnaire
amène en outre inévitablement à fabriquer un passé idéal que
celle-ci aurait brisé ; à refuser de s’interroger sur ce qui
est de l’ordre de la continuité entre l’Ancien Régime et la Révolution
(débat sans fin mais qu’il serait malsain d’éluder) ; à
proposer une vision manichéenne et abstraite de l’histoire, décalque
de celle des révolutionnaires ; à graver dans le marbre la séparation
des deux France.
Ce
dernier point est le plus névralgique et le plus complexe. On peut
effectivement proposer que la fracture est telle qu’il existe en fait
deux patries comme l’a décrit Jean de Viguerie. Mais alors la logique
est, soit de conclure à la nécessité d’un retour en arrière (chimérique),
soit d’accepter la résignation, celle de la séparation, celle de la
mort. En revanche, si l’on croit que rame de la France existe encore,
on ne peut que tenter d’intégrer le fait révolutionnaire dans l’être
national. C’est ce qu’essaya assez grossièrement Barrés, mais plus
finement Bernanos, sur la trace de Péguy. Lorsque, dans La France
contre les robots, Bernanos présente le mouvement de 1789 comme une
belle révolution, celle des libertés, celle de rame française, on
peut répudier son analyse, mais on ne peut pas nier qu’il tente, par
la mystique, de restaurer les conditions d’une politique française
possible. On peut considérer cette vision de la France comme erronée,
mais on ne peut dénier qu’elle existe, autrement que comme un
instantané figé (« La France de jadis c’est la France de toujours
») à la fécondité douteuse.
Le
culte de la mémoire se dépare difficilement des écueils de la
nostalgie, du mythe et de la séparation. Faut-il, pour conclure,
souligner que le souvenir n’est pas incompatible avec le pardon. Les
peuples ont des souffrances dont la dimension collective, dans ce
qu’elle a d’indéfini, rend difficile le pardon. Un homme pardonne,
un peuple, un groupe peut oublier ; il ne pardonne pas car le
pardon est individuel, à la base même du rapport personnel à Dieu et
à l’autre. Pierre Boutang se relança dans la politique, en 1946, en
posant l’acte fort du pardon face à la guerre civile française
opposant les partisans de Pétain et ceux de De Gaulle. Peu le
comprirent à cet instant-là. Les ressentiments collectifs sont les
plus tenaces parce que, paradoxalement, l’homme pardonne plus aisément
les offenses qui lui ont été faites personnellement que celles qui ont
blessé sa communauté. Conséquence de la force de la philia ou
suprême ruse de l’orgueil ? Une chose est cependant certaine :
le pardon collectif et l’apaisement de la mémoire passent par la
figure du père. Le Père céleste nous pardonne et nous demande de
pardonner, à son image. Les passions collectives ne peuvent se
distendre que si un homme endosse comme un père la symbolique et la
responsabilité du pardon. Le pouvoir désincarné ne pardonne pas, mais
l’homme qui l’exerce, peut, dans certaines conditions, notamment
celle d’une légitimité ne reposant pas sur l’indéterminé des
passions populaires, faire acte de pardonner, en son nom et en celui du
peuple. Seule la figure du roi peut rendre envisageable la cicatrisation
des plaies de la France douloureuse. En attendant, nous sommes attachés
à l’écuelle fielleuse du ressentiment.
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