Le succès que rencontre actuellement la dénonciation
du terrorisme intellectuel laisse rêveur. On peut aussi se demander ce
que signifie la recrudescence de l'emploi du terme ’totalitarisme'
dans le jargon médiatique ordinaire, alors que partout les conflits
semblent s'apaiser et que chacun ne rêve qu’à une aisance de plus en
plus manifeste. Cette résurgence de l'idée totalitaire malgré la mort
apparente de l'idéologie marxiste léniniste signifie pourtant que
l'humanité n'a pas encore été capable de réinventer par elle-même
le paradis terrestre et qu'au contraire une crise latente est pressentie
de plus en plus communément.
Cette crise est d'une nature particulière
; elle n'a rien à voir avec ces grands ébranlements de l'histoire qui
firent des millions de victimes au cruel vingtième siècle. L'humanité
semble en avoir fini avec ces convulsions fébriles qui l'ont trop
longtemps agitée, mais ce calme, qui signifie la fin d'une adolescence,
n'est pas celui qui précède la tempête. Il est... la tempête elle-même.
La subversion ne passe plus par l'action, une action commune qui fut
forcément violente parce que révolutionnaire. Elle s'opère dans les
vapeurs d'un éther collectif, d'une sorte de chloroforme universel qui
est le résultat de la matérialisation des rapports sociaux, de moins
en moins différenciés et désormais dénués de toute signification
transcendante au vécu immédiat des individus. Dans la nouvelle société,
on n’est plus un tel ou un tel, le boulanger, le prêtre ou le
pompiste ; on est seulement un consommateur, plus ou moins considérable
selon son pouvoir d'achat, un lampiste. Cette situation semble irréversible
tant que l'irréligion demeure l'opium du peuple.
La question qui se pose est la suivante :
une civilisation intégralement matérialiste, où l'homme n'est rien
d'autre que la somme des sensations, des émotions ou des impressions
qui le traversent, est-elle une civilisation ? On parle souvent à ce
sujet de nouveau totalitarisme, mais n'est-ce pas là une manière de se
rassurer soi-même ? Le totalitarisme, on en revient, on n'en meurt pas
toujours... Ce qui s'annonce n'a rien à voir avec les systèmes
d'oppression qui ont caractérisé le passé. Il faut envisager pour désigner
la menace un autre nom que celui de totalitarisme. Je propose que nous
parlions de barbarie, pour manifester davantage que ce qui est en jeu,
ce n'est pas la liberté (manifestement promise à un bel avenir, comme
l'explique François Huguenin dans ce numéro) mais plutôt ce que l'on
appelle faute de mieux la culture, l'identité ou la civilisation. On
pourrait avancer l'hypothèse suivante : les totalitarismes du XXème siècle
ont représenté une sorte de monstrueuse parenthèse dans la marche de
l'histoire ; aujourd'hui, la liberté seule règne ou régnera partout.
Ce triomphe de la Liberté est celui du Mal et de la Mort parce que,
comme le pressentait Voltaire à la lecture de Rousseau, un jour, nous
marcherons tous à quatre pattes : ce sera la victoire définitive du
bon sauvage, elle nous transformera en tubes digestifs hypostasiés...
Ce scénario catastrophe nous invite non
au pessimisme apocalyptique mais à la vigilance et à l'action. Il ne
s'agit même plus de réaction, dans l'universelle apathie, mais
d'action simplement c'est-à-dire, comme le notait profondément saint
Thomas d'amour : seul l'amour, l'amour efficace, l'amour actif nous
gardera de la Mort. Il suffit d'agir, il suffit d'entreprendre pour être
sauvé du grand Nirvana cosmique qui est notre avenir radieux.
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