Monsieur
le professeur, votre livre La guerre civile européenne (1917-1945)
avance l’idée d’un "nœud causal" qui lie le nazisme au
communisme. En quoi cette thèse suppose-t-elle une véritable révision
par rapport à ce qu’il faut bien appeler une histoire officielle ?
L’idée
d’un "noeud causal" entre Bolchevisme ou communisme d’une
part et national-socialisme ou fascisme d’autre part est en soi tout
à fait banale. Les termes mêmes de "Contre-révolution" et
"Réaction" présupposent déjà la révolution et l’action.
Ni Staline ni Hitler n’ont jamais douté que le fascisme ou le
national-socialisme représentaient une réaction au bolchevisme, -Du
point de vue de la science de l’histoire, la seule question intéressante
qui se pose est la suivante : quels sont les changements importants
qu’au fil du temps ont subis Révolution et Contre-révolution et, à
examiner les phénomènes révolutionnaires et contre-révolutionnaires
n’y a-t-il pas lieu de prendre en considération d’autres facteurs
autonomes ceux-là. C’est le fait d’avoir voulu concrétiser ces
observations dans mon article du 6 juin 1986 qui souleva de violentes réactions.
J’y notais qu’un "noeud causal" entre "goulag"
et "Auschwitz" était fort possible. Ce que je disais était
manifestement proche d’opinions généralement admises car aucun
observateur impartial ne pouvait douter après 1945 que des génocides
de grande ampleur avaient eu lieu aussi bien en Union soviétique que
dans l’Allemagne nationale-socialiste.
Mais
les thèses sur le totalitarisme dans leur version classique ne
percevaient pas de "noeud causal" ; elles constataient
simplement des processus parallèles tandis que des penseurs
progressistes inclinaient à penser qu’en ce qui concerne les mesures
prises par les Soviets - de la Teneur Rouge jusqu’à l’extermination
des koulaks - on pouvait les justifier comme « historiquement nécessaires
» ou en tout cas les comprendre alors que le génocide juif pratiqué
par le national-socialisme était à mettre au compte d’une idée
folle. Je ne me dissimule pas que ma « version historico-génétique
de la théorie du totalitarisme » s’expose grandement au danger
d’être banalisée et instrumentalisée mais aucune conception
historico-politique ne peut y échapper tout à fait. C’est pourquoi
on n’a jamais cessé de prétendre que la « thèse Goulag-Auschwitz
» impliquait une justification d’Hitler et qu’il fallait à ce
titre la combattre ou la passer sous silence. On n’a jamais pris
connaissance de la plupart des nombreuses distinctions que j’avais
faites, par exemple : entre le fait de comprendre d’un point de
vue historique et le fait de justifier au plan moral, entre bolchevisme
et judaïsme, entre génocide social et génocide biologique.
Mais
la polémique quasi unanime qui surgit de toutes parts et de la bouche même
de nombreux anticommunistes, de tous ceux, en fait, qui voient naître
le danger de mettre sur le même plan -ce qu’ils considèrent comme
inadmissible - l’anticommunisme national-socialiste et
l’anticommunisme démocratique, cette polémique, dis-je, est la
preuve que la version historico-génétique de la théorie du
totalitarisme, encore qu’extraordinairement proche - mais précisément
à cause de cela - de « l’histoire officielle » représente un modèle
d’interprétation des XIXème et XXème siècles inédit et largement
différent.
Pour
vous le national-socialisme est à bien des égards une copie de «
l’original soviétique ». Vous caractérisez ces deux régimes
par le rôle prédominant qu’y jouent des « partis d’État » et
par le culte voué à leurs chefs, Staline et Hitler. Pensez-vous que ce
phénomène "soit la matrice primitive de tous les totalitarismes ?
Je
parle à différents endroits du national-socialisme comme d’une copie
brouillée du bolchevisme. Mais une "copie brouillée" peut,
par rapport à son original présenter également des caractéristiques
qui lui soient propres. A certains points de vue, elle peut équivaloir
à l’original, voire le surpasser.
Prenons
l’exemple du fascisme italien ; il nous montre que les partis
d’État de Lénine et d’Hitler n’avaient en leur temps et dans ce
qu’ils pouvaient avoir de mauvais rien d’exceptionnel. Il y a
pourtant des différences évidentes entre d’une part le culte du chef
voué à Hitler et Mussolini, d’autre part celui qui fut voué à Lénine
et Staline. L’emploi sans nuances du terme "totalitarisme"
peut conduire facilement à l’erreur.
Vous
écrivez que le reflet a parfois dépassé l’original en intensité
dons quelques domaines. Comment expliquez-vous la sur-correspondance
(Uber-Entsprechung) entre communisme et nazisme dans le domaine des
mesures d’extermination ?
J’ai
tenté de saisir cette différence objective en faisant la distinction sémantique
entre extermination "sociale" et extermination
"biologique". Sous le règne des bolcheviks, des
"ci-devant" nobles comme Tschitscherin purent jouer un rôle
important. Sous le régime national-socialiste il n’y eut en revanche
aucun "ci-devant" juif. "Bourgeoisie" est un concept
social, "judaïsme", un concept biologique, du moins selon la
conception officielle nationale-socialiste. Encore que là aussi, à y
regarder de plus près on ne peut se contenter d’un discours trop
simpliste sur les notions opposées que j’ai évoquées. Un des
feld-maréchaux de Hitler était selon toute vraisemblance d’origine
juive, et sous Staline des membres de la classe des prolétaires, mais
qui étaient apparentés à des koulaks, furent l’objet de lourdes
persécutions.
Vous
parlez de l’idéologie comme caractérisant essentiellement les deux
États dont vous décrivez la lutte, celui de Staline et celui
d’Hitler. Cette "exacerbation de la pensée" a-t-elle, selon
vous, une connotation religieuse au sens ou Cari Schmitt a pu parler de
théologie politique ? Ou bien, au contraire, n’est-elle pas le destin
de toute pensée du politique ?
Toute
idéologie au sens de complexe fait de convictions qui se rapportent au
tout de la vie humaine comporte une tendance à l’extrémisme et à
l’activisme, fl en est ainsi du darwinisme social, un aspect radical
du darwinisme, qui en tant que doctrine du combat impitoyable de
l’individu pour sa survie matérielle est bien loin de toute religion.
Même lui toutefois prend une coloration religieuse dès lors que la
notion de Civilisation entre en jeu en tant que concept « contre-nature ».
A
gauche cet arrière-plan religieux ou quasi-religieux a depuis toujours
une influence puissante en tant que doctrine d’une "libération"
ou "délivrance" future de l’humanité dans son ensemble. On
le retrouve même aujourd’hui encore dans l’idée d’une société
d’abondance universelle et harmonieuse.
Pensez-vous
que dans la guerre civile européenne, la Révolution jacobine française
soif comme l’archétype des totalitarismes du XXème siècle ?
Le
jacobinisme de Robespierre et de Saint-Just n’avait pas eu le temps
suffisant de se développer pour devenir un archétype mais il a présenté
d’une manière certaine et en nombre non négligeable ces particularités
qui caractérisent les mouvements et régimes totalitaires de gauche du
XXème siècle.
Selon
vous l’échec rapide de Hitler serait lié au lait que le
national-socialisme n’a pas su devenir une idéologie supra-nationale
et vraiment révolutionnaire - en particulier à cause de son obsession
anti-sémite. Sur ce point la copie n’était donc pas à la hauteur du
modèle ?
Il
est exact que le national-socialisme voulait exterminer les juifs
qu’il supposait être les fondateurs du monde moderne, mais il considérait
en même temps le marxisme et le libéralisme comme deux traits de
caractère fatals de ce même monde moderne. En tant
qu’anti-universalisme il était évidemment en tort face à
l’universalisme des marxistes et des libéraux extrémistes. Mais
aujourd’hui, même des libéraux convaincus ne sont pas assez souvent
sans nourrir de sérieux doutes en ce qui concerne le triomphe
exorbitant de l’universalisation du capitalisme.
Vous
indiquez que la guerre moderne a acquis depuis la Première Guerre
mondiale une dimension génocidaire - très lisible dans certaines déclarations
de Churchill par exemple. Quelle est selon vous la spécificité de la
solution finale ?
Churchill
déclarait que les Allemands, parce qu’ils étaient des Huns étaient
des barbares qui méritaient la mort. Staline tenait la bourgeoisie pour
une classe qui au plan historique avait fait son temps. La tentative de
Hitler concernant la « solution finale de la question juive » différa
de tous les autres génocides d’autant plus qu’il attribua au judaïsme,
supposé être à l’origine du marxisme et du libéralisme, une
importance certes nettement exagérée mais non dénuée d’un certain
fondement.
Vous
insistez sur le fait que la guerre civile européenne est aujourd’hui
achevée et que les termes de "communisme" de
"nazisme" de "fascisme" n’ont pas de signification
concrète au XXIème siècle. Pensez-vous malgré tout qu’un
totalitarisme soit encore possible, étant donné l’actuel triomphe du
système libéral ?
A
mes yeux la tâche politique majeure de l’époque actuelle est de réintégrer
dans le système la droite et la gauche. Sous le signe de la Première
Guerre mondiale elles avaient évolué vers une forme d’autonomie
d’un activisme extrême, pour aboutir à des États totalitaires à
parti unique ; après les lourdes épreuves qu’elles ont subies
au cours de ce siècle, et bien qu’elles aient changé une nouvelle
fois, elles demeurent des réalités nettement identifiables, n faut les
réintégrer dans le système. Si le Premier ministre, M. Jospin,
prenant la défense des membres communistes de son cabinet avait dit :
« J’ai la plus haute estime pour les membres de ce parti en raison de
leur engagement social, mais je compterais parmi leurs adversaires les
plus déterminés s’ils aspiraient jamais à un pouvoir totalitaire »,
il aurait révélé alors une compréhension raisonnable de ce système.
Mais si l’on essaie en permanence de vouloir conjurer le
"fascisme" mort depuis longtemps pour éliminer la droite en
tant que telle du système des partis, on prépare ainsi l’avènement
du totalitarisme d’un type totalement nouveau. Certes, en comparaison,
il s’agit d’un totalitarisme doux qui a horreur de répandre le sang
mais qui fait de cette forme possible mais mauvaise de démocratie une réalité
durable, celle même que Tocqueville déjà et Nietzsche plus tard ont
évoquée.
Ce
n’est pas le totalitarisme d’un nouveau fascisme ou d’un nouveau
bolchevisme qui représente aujourd’hui un réel danger, mais le
totalitarisme d’un genre tout différent, celui d’un système libéral
totalement débridé que l’on ferait mieux d’appeler « libérisme
» car il s’est libéré de tous les contrepoids auxquels il devait
jusqu’ici sa signification et son importance.
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