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La pastorale du pape Jean

Abbé Guillaume de Tanoüarn

Nouvelle revue CERTITUDES - n°3

Il arrive à Vatican II la chose la plus ennuyeuse du monde pour un concile : il manque d’autorité. Cette carence n’est pas due à des circonstances historiques, à des "blocages" politiques ni même à des difficultés de communication à l’intérieur de l’Église. .. Elle est en quelque sorte intrinsèque au Concile lui-même. Elle est constitutive de la forme que ce Concile a voulu prendre face aux nations : pas de condamnation ; pas de définition ; une spontanéité qui s’adresse autant à ceux qui sont à l’extérieur de l’Église qu’à ceux qui demeurent à l’intérieur ; pas de plan préconçu et - semble-t-il - dans la pensée du bon pape Jean aucun objectif bien précis... Levait est surprenant. Même les tenants de la Nouvelle théologie et de « l’œcuménisme catholique » comme on disait, sont restés assez sceptiques à l’annonce de ce grand événement : « Il  intervient 20 ans trop tôt » s’était écrié le père Congar, encore sous le coup de condamnations subies sous Pie XII.

Jean XXIII, on le sait, a beaucoup insisté sur le fait que, l’idée du Concile s’est imposée à lui-même comme une sorte de révélation : dans son journal, il affirme que c’est « sans y avoir pensé auparavant » qu’« un éclair de lumière céleste avait d’abord et de manière imprévue fleuri dans notre coeur et sur nos lèvres à partir du simple mot de concile œcuménique ». Le 7 mai 1960, dans un discours aux Supérieurs des Œuvres missionnaires, il confie avec lyrisme que « la première idée a germé comme une humble fleur cachée dans les prés : on ne la voit même pas, mais on devine sa présence au parfum qu’elle répand ». De fait, c’est moins de 3 mois après son élection, le 25 janvier 1959, que ce « pape de transition » comme on l’appelait lança à la surprise générale l’annonce du concile œcuménique. Avec Domenico Tardini, son secrétaire d’État qui était déjà l’homme lige de Pie XII, il parte surtout d’« une réforme du droit canon » Dans une interview donnée à la télévision française, le 24 janvier 1960, le cardinal répercute l’idée d’un « concile pratique » : « Le but principal du Concile sera la discipline ecclésiastique et puis tout l’ensemble des moeurs de la vie catholique ». Les biographes de Jean XXIII notent combien le pape était fasciné par le concile de Trente et surtout par son œuvre pastorale symbolisée par saint Charles Borromée. Il est vraisemblable que, dans son esprit, Vatican II - c’est lui qui a choisi cette titulature - devait être un super-concile de Trente, mais sans les canons, les anathèmes et les définitions, un concile « pastoral ». Il devait être court et s’offrir à l’Église comme une sorte de potion euphorisante dans la grisaille ambiante... « un admirable spectacle de vérité, d’unité et de charité » (DC 907, 1959).

Très vite pourtant apparaît un autre discours plus insidieux, il ne s’agirait pas seulement de mettre l’accent sur les normes pratiques de la vie de l’Église comme le pensait le cardinal Tardini. Il faudrait « distinguer exactement ce qui est un principe sacré, ce qui est l’Évangile éternel, de ce qui change suivant les climats, les tempéraments, les contingences locales ». Ce critère nouveau intervient dans un discours du 16 avril 1959 : nous sommes aux premiers commencements et déjà Jean XXIII imprime à Vatican n ce qui fait son esprit propre, cette volonté de ne retenir que le minimum d’obligation et de laisser les catholiques libres du reste. Par ailleurs, le 21 avril, il déclare au clergé de Vénétie que le concile sera « une nouvelle Pentecôte » pour l’Église ; l’expression est appelée à une étonnante fortune. Elle montre bien que l’idée d’un « concile pratique » est dépassée dès le départ... En fait, il s’agit de marquer « une nouvelle ère » dans l’histoire de l’Église (DC, 4 mars 1962) pour « le renouveau spirituel du monde entier » (DC, 2 avril 1961) et « un nouveau printemps, annonciateur d’un surcroît de beauté spirituelle » (DC 1962). Il constituera « une épiphanie » (DC, 1 959) de « l’unité et de la fraternité du genre humain ». « Il entend construire un édifice nouveau sur des fondements anciens » (DC 1962).

Particulièrement importante à cet égard est la préoccupation oecuménique du Concile. Ici encore, le mot d’ordre du pape semblait tout pratique : il s’agissait de « souligner ce qui unit les hommes et de faire avec chacun tout le chemin qu’on peut faire avec lui, sans nuire aux exigences de la justice et aux droits de la vérité » (DC 1962, 1 188 et déjà OR du 13 janvier 1959). Dès le 25 janvier 1959, Jean XXÏÏI lance « un appel renouvelé aux fidèles des communautés séparées à nous suivre elles aussi aimablement (sic) dans cette recherche d’unité et de grâce auxquelles tant d’âmes aspirent sur tous les points de la terre ».

Mais c’est au peuple de Rome peu après l’ouverture du Concile qu’il s’adresse avec le plus de clarté : « Efforçons-nous de recueillir ce qui nous unit en laissant de côté s’il y a lieu ce qui pourrait susciter parmi nous quelques difficultés » (DC 1962, 1387)... A cet égard l’un des tournants majeurs de la phase préparatoire du Concile, c’est la création, sous la responsabilité du cardinal Béa, du secrétariat pour l’unité des chrétiens.

On introduisait, avec cet organisme, un nouveau mode de relation avec les chrétiens non catholiques, il y avait eu, autrefois, des conciles d’union avec les orthodoxes, à Lyon en 1274, à Florence en 1438. Mais d’une part on ne discutait pas avec des hérétiques puisque la question qui se posait était avant tout une question de discipline ; d’autre part, on y affirmait très fortement les droits de l’Église romaine, fondés sur la promesse du Christ et sur l’enseignement constant de la vérité. Les objectifs du secrétariat pour l’unité des chrétiens sont quant à eux beaucoup plus modestement affichés : il s’agit avant tout de discuter ; de se connaître, et de faire en sorte de ne pas blesser les frères séparés par des affirmations doctrinales trop péremptoires... Il s’agit - le mot aura sous Paul VI une prodigieuse fortune - d’entrer en dialogue et de reconnaître « les semences de l’Église » présentes dans les autres confessions.

Le fond est invariable et la forme est changeante

Tout se passe comme si, par delà ce mouvement pour l’unité des chrétiens, sous la bonhomie et le sourire de Jean XXIII, se manifestent une nouvelle manière d’être d’Eglise, une nouvelle façon d’être catholique, une nouvelle identité chrétienne, qui n’est plus fondée sur l’objectivité de l’adhésion à une parole révélée, mais plutôt sur la bonne volonté du croyant, sur la sincérité de sa recherche et sur son attention aux valeurs humaines qui sont implicites dans le christianisme.

Le discours introductif au concile Vatican II, Gaudet mater Ecclesia prononcé par Jean XXIII le 11 octobre 1962 introduit solennellement une autre nouveauté dans l’attitude de l’Eglise catholique. Alors que les objectifs de rassemblée étaient restés dans le flou artistique, alors qu’on continuait à dire que le Concile représentait simplement une vitalité renouvelée pour l’institution Église, c’est lui, c’est le pape qui dans son discours d’ouverture fit en sorte que les chevaux s’emballent : avec sa bonhomie rassurante, il lança cette distinction fameuse du fond et de la forme, si souvent invoquée depuis :

« Autre est le dépôt de la foi, c’est-à-dire les vérités contenues dans notre vénérable doctrine, et autre la forme sous laquelle ces vérités sont énoncées, - en leur conservant toutefois le même sens et la même portée. Il faudra attacher beaucoup d’importance à cette forme et travailler patiemment s’il le faut à son élaboration ; et on devra recourir à une façon de présenter qui correspond mieux à un enseignement de caractère surtout pastoral » (DC 1962,1383).

Le Père Schillebeeckx, un progressiste qui n’est pas de l’espèce la plus molle, n’hésite pas à dire, trente ans après les faits, que ce discours - ce passage du discours - est « l’une des trois grandes nouveautés du Concile » avec l’apport des théologiens jadis condamnés par Rame (Congar, Rahner, Lubac, Chenu, etc.) et l’opposition viscérale des évêques réunis à Saint Pierre vis-à-vis de la curie romaine...

Et pourtant, avant le Concile, il n’avait guère été question d’une telle distinction. Mais, dans les mois qui suivirent ce mémorable 11 octobre, Jean XXIII devait revenir souvent sur cette opposition entre le fond et la forme : « l’enseignement de la sainte Église souvent se prête avec avantage à l’application de la formule : un seul art, mille forme ». « Le Concile va de l’avant d’un pas résolu mais calme pour faire pénétrer dans rame de chacun la vérité annoncée et répétée sous diverses formes » (DC 62, 1570). « La vie du chrétien n’est pas une collection d’antiquités. Il ne s’agit pas de visiter un musée ou une académie du passé, il faut tenir compte des circonstances et nécessités nouvelles pour indiquer une route sûre » (ibid.).

Cette distinction du fond et de la forme devait ouvrir les voies d’un véritable aggiornamento qui permette de « répondre aux exigences de notre époque ». Elle fait toute la force de cette catégorie nouvelle : la pastorale. Nous avons vu comment Jean XXIII, parlant de cette préoccupation pastorale au cardinal Tardini, lui avait donné le sens de « pratique ». Discipline ecclésiastique, vie chrétienne et réforme du droit canon devaient être les thèmes essentiels du Concile. A partir de cette distinction solennellement énoncée entre le fond et la forme, il ne fut plus possible de donner au mot « pastoral » le sens de « pratique ». La pastorale nouvelle s’instaure « à partir des nécessités du temps », lorsqu’on a accepté de « beaucoup travailler sur la forme » comme y incitait solennellement le pape Jean, c’est-à-dire quand on a accepté l’idée d’une nouvelle formulation de la foi chrétienne.

Il faut avouer que cette distinction entre le fond et la forme du message chrétien a en soi quelque chose d’inquiétant. Peut-on séparer l’idée et le mot qui l’exprime ? Peut-on modifier la formulation de la foi chrétienne, sans modifier la foi elle-même ? Le fonctionnement de notre intelligence, essentiellement incarnée, essentiellement liée à ces signes matériels que sont les mots, nous fait douter d’emblée de l’opportunité d’une telle entreprise. Décréter qu’on peut changer les mots sans changer le message, c’est imaginer qu’il existe en nous une intelligence pure, capable de voir les vérités sans avoir besoin de les conceptualiser, c’est-à-dire sans avoir à faire de détour par le langage. Sans doute les anges, purs esprits, sont-ils ainsi faits : les anges sont capables de voir une vérité sans la formuler. Mais ce n’est pas ainsi que les hommes réfléchissent : ils ont besoin d’énoncer ce qu’ils conçoivent comme le notait Boileau... « Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement... ». Nous tenons là la première raison pour laquelle l’Eglise, depuis les grands conciles de l’antiquité chrétienne, tient à un langage qui n’est pas seulement celui de la scolastique médiévale, mais celui que de tout temps l’intelligence chrétienne a utilisé pour exprimer sa perspicacité dans l’investigation du mystère révélé.

« Travailler sur la forme » ou sur les formulations du message, « à partir des nécessités du temps », c’est renoncer au langage que la Tradition a toujours utilisé pour dire la foi : il s’agit, il faut le reconnaître, d’une véritable révolution. Et l’on va dans le même sens que tout-à-l’heure : insister davantage sur ce qui unit que sur ce qui divise, c’est déplacer le critère de la fidélité - nous l’avons déjà dit. Officiellement désormais, le pape insiste sur la sincérité intérieure du croyant plus que sur l’exactitude extérieure de la foi. La distinction présente entre le fond et la forme permet elle aussi de relativiser cette exactitude extérieure en valorisant là encore une informulable authenticité intérieure. Nous sommes, avec Jean XXIII et son sourire bonhomme, à un moment historique dans l’histoire du christianisme, où l’Eglise catholique, à travers son plus haut représentant, modifie les ingrédients qui constituent l’identité catholique en privilégiant une indicible intériorité du croyant par rapport à l’exactitude traditionnelle de la profession extérieure de la foi, qui supposait qu’on s’en tienne à une formulation immuable de l’enseignement divin.

La nouveauté comme programme

On pourra nous objecter qu’une réformation de l’Église catholique n’a rien en soi qui doive surprendre un catholique : « Ecclesia semper reformanda, nunquam reformata », disait-on autrefois. A cause de la faiblesse humaine, qui menace les entreprises les plus pures, il est nécessaire de réformer l’Église : les ordres religieux le savent bien ; leur histoire est celle de leurs relâchements et de leurs reprises en main, de leurs réformes successives ; il y a eu, à plusieurs reprises, dans l’histoire des conciles de réforme, Latran IV, Larron V et surtout le concile de Trente, symbole de la « réforme catholique ». Il s’agissait à chaque fois - non pas de trouver de nouvelles formulations - mais de retrouver la forme catholique que la négligence, la lâcheté des hommes, la poussière des siècles avaient fait oublier.

La réforme entreprise à Vatican n est très particulière parce que la Tradition, ou les formulations traditionnelles du dogme et de la morale catholique, selon la volonté expresse de Jean XXHI, n’en constituent pas la pierre de touche. Comme le dira, dès son premier paragraphe Gaudium et spes qui est la « constitution pastorale » sur l’Église dans le monde de ce temps : Nova exsurgit humanitatis conditio. Il se produit une nouveauté dans la condition de l’humanité. Paul VI une fois, laissa échapper cette confidence : « Les mots importants du Concile sont « nouveauté » et « mise à jour » (aggiornamento). Le mot de nouveauté nous a été donné comme un ordre, comme un programme » (OR, 3 juil. 1974). Romano Americo a compté 212 occurrences du mot « nouveauté » dans les documents officiels du Concile.

Un concile pastoral

La spécificité de Vatican n comme « concile de réforme », c’est de se régler sur le temps, de se vouloir un aggiornamento, selon une des formules les plus célèbre de Jean XXIII, c’est d’entrer dans l’historicité - non pas malgré lui mais d’emblée et dans son projet même. Autant le concept traditionnel de « réforme ecclésiastique » signifie - pour saint Bernard comme pour Bossuet - le retour à la tradition, qui est intemporelle parce qu’elle transmet la Parole de Dieu, dont il a été dit :« Le ciel et la terre passeront ; mes paroles ne passeront pas ». Autant la réforme induite à Vatican n trouve sa source même « dans le monde de ce temps ». C’est tout le sens du concept nouveau de « pastoral », introduit par Jean XXIII.

Pour mieux le définir, nous voudrions citer longuement Jean XXIII, dans la traditionnelle Réponse aux voeux du Sacré Collège, prononcée le 23 décembre 1963, deux mois environ après le Discours introductif au concile Vatican II:

« Le renouveau pastoral est la préoccupation constante de notre coeur, c’est le but du Concile oecuménique, afin que nos contemporains aient toujours d’avantage conscience de l’action maternelle de l’Eglise pour l’élévation spirituelle mais aussi matérielle de l’humanité tout entière. Qu’il nous soit permis de redire ici, à titre de directive et d’encouragement communs pour les études et travaux qui nous attendent tous, ce que nous avons voulu exprimer avec simplicité et clarté (sic) dans notre discours inaugural du 11 octobre dernier, lors de la solennelle et splendide ouverture du Concile. Nous avons dit que ce qui nous importe avant tout pour le Concile, c’est la fidélité aux bases doctrinales rappelées et intangibles du dépôt de la foi«t le respect des traditions les plus pures de l’enseignement de l’Eglise. Le Concile en effet, c’est cela ».

Notons que le rappel de ce « premier aspect » constitutif du Concile est évidemment une concession à l’aile traditionaliste du Sacré collège. Mais lorsque Jean XXIII affirme son intention de respecter « les traditions les plus pures » de la sainte Eglise, il évoque implicitement des Traditions moins pures et moins respectables et il pose un premier problème : qui donc décidera des traditions pures et des traditions moins pures, des traditions respectables et des traditions moins respectables, modulables, adaptables ? Le pape est très discret sur cette question. Poursuivons notre lecture :

« Mais nous avons aussi ajouté que notre devoir n’est pas seulement de garder ce trésor précieux, comme si nous étions uniquement préoccupés d’antiquités (sic), mais encore de nous consacrer vaillamment et sans crainte à puiser dans l’ancienne et éternelle doctrine et à appliquer celle-ci aux conditions de notre époque, c’est-à-dire : poursuivre dans la succession des siècles le chemin de l’Eglise, éducatrice-ce des âmes et des peuples ».

La formule paraît insignifiante. Elle indique clairement pourtant que le cours du siècle est devenu décisif dans la prédication, qui ne doit pas se contenter d’être un magasin d’antiquité, comme dit le pape lui-même avec un dédain vraiment nouveau pour la Tradition.

Continuons notre lecture :

« L’objet essentiel - disions-nous dans ce discours d’ouverture solennel du Concile -n’est donc pas une discussion de tel ou tel article de la doctrine fondamentale de l’Eglise, discussion qui reprendrait largement l’enseignement des Pères et des théologiens anciens et modernes ; celui-ci est toujours supposé assez présent et familier aux esprits. »

L’objet essentiel du Concile n’est pas de rappeler ou de préciser la doctrine catholique. L’enseignement des Pères et des théologiens suffit à cela, n s’agit présentement d’autre chose. Quoi donc ?

« L’esprit chrétien, catholique et apostolique dans le monde entier attend une nette avance dans le sens de la pénétration de la doctrine et de la formation plus vivante des consciences, dans une parfaite fidélité à la doctrine authentique ; mais celle-ci doit être étudiée et exposée suivant les formes de recherche de la pensée moderne en se réglant, pour les formes et les proportions, sur les besoins du magistère dont le caractère est surtout pastoral » (Texte dans DC janv. 1963, col. 100-101).

Le but du Concile d’après Jean XXIII ? Une nette avance de la conscience catholique contemporaine. Il ne s’agit plus dans ce magistère pastoral, de protéger l’exactitude des formules de la foi, mais au contraire de régler les formes et les proportions sur les besoins, c’est-à-dire concrètement de subordonner l’exactitude de la foi aux besoins de l’apostolat, à l’opportunité que ressent le pasteur. Sous cette forme - sa forme complète - la notion de pastorale est simplement inconciliable avec la tradition du magistère catholique. Paul VI, dès son élévation au souverain pontificat, parlera d’une nouvelle conscience que l’Eglise prend d’elle-même, grâce au Concile, n interprète très exactement sur ce point la pensée du pape Jean XXIII, qui a imaginé un nouveau mode magistériel, une nouvelle identité catholique, une fidélité portant non sur des dogmes (le magasin d’antiquité), mais sur les besoins de l’époque, tels qu’ils sont évalués par l’autorité ecclésiale. On pourrait dire sans trop forcer la note, que ce magistère pastoral est un magistère plus sociologique que doctrinal. C’est dans ce déplacement de la théologie vers la sociologie, c’est-à-dire vers une évaluation toute subjective des besoins de l’époque, qu’il faut chercher la raison du caractère souvent arbitraire des décisions suprêmes depuis Vatican II. Elles ne sont pas fondées sur la doctrine mais sur... cette chose vague qu’a génialement inventée le pape Jean XXIII : la pastorale.

Un concept flou qui vieillit mal

Plaise à Dieu qu’on n’ait ainsi accrédité l’idée que la Révélation chrétienne elle-même est marquée par l’historicité. Certains, parmi les évêques conciliaires, semblent avoir sauté le pas. Ainsi Mgr Schmitt, évêque de Metz, dans cette phrase souvent citée par Jean Madiran : « La situation de la civilisation que nous vivons entraîne des changements non seulement dans notre comportement extérieur, mais dans la conception même de la création et du salut apporté par Jésus-Christ ».

Dérapage verbal d’un pasteur qui n’avait sans doute pas inventé l’eau chaude, direz-vous. Lorsqu’Aristote se trouvait devant des sophistes retors au point d’affirmer : « L’être n’est pas », il faisait observer avec sagesse : « Tout ce qu’on dit, il n’est pas nécessaire qu’on le croit ». Avec cette affirmation candide de Mgr Schmitt, nous en sommes arrivés - théologiquement - à ce point inouï de sophisterie qui fait dire : « l’être n’est pas » ; sa parole n’est pas éternelle ; son message change au gré de l’histoire des hommes. Si, de la part de ce prélat, ce n’est pas de la candeur, c’est de l’indifférence... En tout cas, il ne peut pas croire ce qu’il dit...

Mais, avec un peu de recul par rapport à cette période, je formulerai une autre hypothèse : ni candeur ni indifférence, l’attitude de Mgr Schmitt est simplement logique - et plus précisément théologique. L’évêque de Saint Avold est une victime (elles sont innombrables parce que consentantes) - oui victime du concept flou de pastorale, tel que Jean XXIII l’a exposé. Objectivement, en tout cas, dans l’Église des années soixante-dix, « l’Église de Vatican II », Mgr Schmitt a des maîtres, ceux-là mêmes qui, dans l’élan donné par Jean XXIII, ont fait le Concile ; il n’a peut-être pas très bien compris leur parole, il ne saisit sans doute pas la subtilité de leurs intentions, mais - et c’est là le piège - il parle leur langage, ce fameux langage nouveau, celui de l’histoire, de son sens, de sa dynamique, en théologie pour faire plus sérieux on emploie un adjectif peu courant, on dit « eschatologique », un langage eschatologique. Le père Congar - encore lui - a usé et abusé de l’eschatologie, sans jamais nous donner beaucoup de précisions sur le sens de l’expression.

Jean XXIII et ses théologiens

Dans son petit ouvrage sur le concile Vatican II, il met au premier plan cette idée d’une vérité eschatologique, d’une Église qui se fait - et donc qui se transforme -chaque jour : « Concile » pastoral « c’est-à-dire conscient que la vérité ne peut pas adéquatement se déduire des principes absolus mais doit interroger d’autres sources, celles de l’histoire des hommes (les signes des temps). Vatican n a rompu avec l’ancienne conception du signe » (RSPT 1975, 487).

On voit bien ici que la nouveauté dont s’inspire le concile est dans la forme même (au sens fort du terme) ; elle porte nous dit Congar sur la conception du signe. Qu’entend-il par là ? Qu’est-ce donc que ce signe, ? Le signe en christianisme, le premier signe, c’est la parole — Fides ex auditu. C’est donc le concept que l’on se fait du signe par excellence — la parole de Dieu — qui a changé. La Parole demeure identique à elle-même, mais elle ne représente plus un énoncé statique, une donnée invariable. Il faut distinguer en elle le fond (son énonciation comme parole) et la forme (l’interprétation de cette parole). Cette forme nous précise-t-on partout, elle évolue au gré de l’histoire des hommes... « Il faut qu’on admette que la praxis des chrétiens est pour une mesure source de doctrine » affirme même le père Congar (op. cit. 65) en se référant au père Chenu son ami, qui écrivait, lui : « La pastorale entre dans le savoir théologique non comme une zone inférieure d’application mais au titre de principe d’intelligence de la foi».

Mais peut-être voulez-vous des exemples de cette nouvelle intelligence de la foi, offerte par la praxis chrétienne ? Congar note que le contenu de la déclaration sur la liberté religieuse ne se trouve pas « dans le dépôt de la foi » - malgré les efforts que l’on a fait pour l’y découvrir... Il cite encore : « c’est clair dans le décret sur l’oecuménisme, dans la déclaration sur les religions non chrétiennes, dans la 2e partie de Gaudium et spes « Il y a dans ces parties de caractère pastoral de l’enseignement conciliaire, basé plus ou moins directement sur la Révélation, un contenu qui dépasse le développement du dépôt de la foi comme tel, qui ne procède pas d’une pure déduction des articles de ce dépôt ».

Seule la distinction entre le fond et la forme, placée par Jean XXIII à l’ouverture des travaux comme emblème de l’esprit du Concile, seule la revendication du caractère pastoral de cette assemblée, permet à l’histoire de rentrer en force dans ta mentalité « conciliaire », de sorte que le dépôt de la foi restant nominalement sauf dans un coin de la mémoire vivante de l’Église, une nouvelle conscience naisse, appropriée au temps et qui seulement « est basée plus ou moins directement sur la Révélation ». Comme le note Yves Congar, « ce passage du discours inaugural de Jean XXIII (sur le fond et la forme) éclaire encore et toujours ce que nous avons à faire » (op. cit. p. 46) « Jean XXIII y attachait une telle importance qu’il l’a rappelé plusieurs fois à la Commission de coordination et l’a cité expressément comme norme du travail à poursuivre entre la première partie du Concile (1962) et la seconde qu’il ne devait pas présider (c’est entre autres le cas dans, la réponse aux voeux du Sacré collège que nous avons citée plus haut) ».

La question de la pastorale est d’une importance capitale pour l’interprétation du Concile et du magistère qui en est issu... Elle montre que Vatican II n’est pas un concile comme les autres parce qu’il n’a pas voulu camper ses propositions dans l’Éternel ; il s’est refusé de les faire garder comme des paradis dogmatiques par les épées de feu de l’Anathema sit ; il a « changé la conception du signe » comme disait le père Congar - non pas le signe, mais bien la conception du signe, son interprétation... il faut dire : ce nouveau magistère n’est pas le magistère de l’Église, il ne s’agit pas de le juger objectivement ; c’est dans sa forme, dans son esprit même (« l’esprit du Concile »), dans son intention qu’il manifeste de façon obvie une carence d’autorité. Et nous pouvons ajouter au vu des textes : l’auteur de cet esprit nouveau, de cette forme magistérielle nouvelle, de cette nouvelle identité catholique, c’est Jean XXIII lui-même, d’une manière pleinement consciente.

Ce nouveau genre de signe ne s’impose pas comme la signalisation intangible de la foi ; il se pose lui-même comme le signal où s’historicise la conscience que l’Église prend d’elle-même en ce temps-là.

Cette conscience-là ne nous oblige pas du tout, il faut le dire, puisqu’elle-même se refuse à nous obliger pour toujours. Dans l’Eglise, il n’y a pas d’obligation vraie qui ne soit éternelle. Imaginer que le temps qui passe puisse être source du Magistère, que l’évaluation des besoins d’une époque puisse obliger le croyant, c’est contredire à l’esprit même de la Tradition catholique, qui tire toute sa valeur, non pas du passé, mais d’une parole éternelle, d’une parole intemporelle, de cette Parole qui se pose d’elle-même « au commencement » c’est-à-dire hors du temps.

Le discours eschatologique de Jean XXIII

Quelle est donc l’autorité du pape Jean XXIII et comment va-t-il imposer « sa » réforme si particulière de l’Eglise catholique ? C’est la dernière question qui se pose, si l’on veut se faire une idée de son oeuvre. Un ouvrage récent de Paul Airiau, L’Eglise et l’apocalypse du XIXe siècle à nos jours (éd. Berg 2000) peut nous apporter une réponse à cette question. Si la Tradition intangible de l’Eglise n’est plus le fondement de l’autorité de Pierre, il faut voir dans le Saint Esprit lui-même le moteur de la Réforme de Vatican II, qui ne peut donc être qu’une réforme de type charismatique. C’est dans la mesure où le Concile est décrit comme une nouvelle Pentecôte ou comme une nouvelle Epiphanie (l’image est différente mais l’idée est la même) qu’il doit emporter l’adhésion des chrétiens. Paul Airiau fait très opportunément l’histoire de cette expression, si célèbre après le Concile, de nouvelle Pentecôte:

« L’expression "nouvelle Pentecôte" est utilisée en novembre 1959, dans la prière pour la réussite de Vatican II, faite à la demande de Jean XXIII, reprise encore dans la lettre Humanae salutis convoquant le Concile en décembre. Le « pape de transition » attachait sans doute une certaine importance à l’Esprit saint, et l’idée, recouverte sous la formule existe avant son emploi dans la prière pour le Concile. Elle est présente le 26 avril lors de la béatification d’Elena Guerra, et dans une allocution au clergé de Vénétie le 21 du même mois. Le premier emploi public de l’expression, appliquée au concile Vatican II, date du 22 juin, lors de la fête de la Pentecôte. Dans la constitution apostolique d’avril, annonçant la béatification d’Elena Guerra, Jean XXIII met en avant la certitude de la mystique d’un renouveau possible des fruits de .la Pentecôte dans l’époque contemporaine, le 27 avril, lors de son discours à ceux qui sont spécialement venus assister à la cérémonie, il compare le rôle de la fondatrice (Elena Guerra) à celui de Marguerite Marie qui annonçait le culte du Sacré Coeur, nouvelle manifestation de l’amour du Christ, et à celui de Marie Madeleine annonçant la résurrection aux apôtres. Cette chronologie spirituelle traduit la conscience de l’arrivée d’une nouvelle période de l’histoire de l’Eglise, et la volonté de permettre le changement en donnant prééminence à l’Esprit saint sur le pape et l’Eglise. Cependant Jean XXIIl a aussi conscience du rôle qui lui est imparti [à lui personnellement], comme le démontrent les termes qu’il utilise dans une lettre privée, peu avant d’entrer en conclave le 14 novembre 1958 : la nouvelle Pentecôte sera insufflée à l’Eglise par le renouvellement de son chef et la remise en ordre de l’organisme ecclésiastique... » (Op. cit. PP. 147-148).

Notons la date de cette lettre privée : 14 novembre 1958 (citée par DC 1958, col. 1546, cf dans notre dossier ici même p. 20 col. c) : Jean XXIII n’est encore qu’Angelo Roncalli, mais il a déjà une idée très précise de l’évolution nécessaire de l’Eglise après la mort de Pie XII et de la dimension nécessairement charismatique (car non réductible à la force de la Tradition) de la réforme ecclésiale à entreprendre.

Ce texte de Paul Airiau, parfaitement descriptif, indique bien finalement l’importance de la source charismatique au concile Vatican II. Sans avoir l’air d’y toucher, l’auteur pose une conclusion semblable à la nôtre :

« L’appel à l’Esprit dans l’Eglise catholique est bien ce qui permet les changements, surtout lorsque tout un milieu soutient ces mutations » (P. 148).

S’il est un caractère propre au pontificat de Jean XXIII, c’est bien cette dimension prophétique, eschatologique, qui fait appel immédiatement à l’Esprit saint comme Esprit du Temps présent, pour court-circuiter les pesanteurs de la Tradition et inventer une nouvelle conscience de l’Eglise. C’est la première fois dans l’histoire de l’Eglise qu’un pape canonise son temps, évoque les « signes des temps » comme annonciateurs d’un renouveau « printanier » du christianisme et revendique une présence immédiate de l’Esprit saint dans la pratique quotidienne de l’Eglise. On se souvient de la pudeur avec laquelle le concile Vatican I avait garanti l’assistance de l’Esprit saint au Magistère de l’Eglise. Les quatre conditions posées à l’exercice d’un magistère personnel infaillible du souverain pontife revenaient en principe à réduire l’infaillibilité de ce magistère, qui devait s’exercer une ou deux fois par siècle au grand maximum.

Jean XXIII, quant à lui, reconnaît le Saint Esprit à chaque instant dans l’exercice de son ministère, et en particulier, comme nous le disions en commençant, dans la convocation du concile Vatican II. Cette phraséologie peut nous paraître un peu folklorique avec le recul du temps. Mais elle reflète d’abord un trait constant du caractère d’Angelo Roncalli. Quiconque a lu son Journal de l’âme le voit ruisseler d’une sorte d’autosatisfaction spirituelle, qui va jusqu’aux ardentes et constantes proclamations d’humilité et de pauvreté. Exemple ? Son appréciation sur son ministère parisien : « Grâce à Dieu mes affaires vont bien ; je les mène avec calme et les suit toutes ; et l’une après l’autre, je les vois prendre la place qui leur convient. Je bénis le Seigneur pour l’assistance qu’il me prête, me permettant ainsi de ne pas compliquer les choses simples, mais plutôt de simplifier les compliquées ». Excusez du peu ! Ce ton est constant sous la plume du nouveau bienheureux...

Mais la lettre privée que nous citions plus haut, datant d’avant le conclave qui le fera pape, montre qu’il y a aussi, de la part de l’ancien nonce à Paris, une stratégie préméditée dans cet appel constant à l’Esprit saint et à la nouvelle Pentecôte : pour changer les choses dans l’Eglise il impose comme venant du Ciel l’idée d’un concile œcuménique, explicitement convoqué contre les rigueurs de la Parole scrupuleusement transmise dans l’enseignement ecclésiastique. C’est le sens de son fameux discours inaugural.

L’eschatologie de Jean XXIII est tout sauf anecdotique. Elle s’identifie au caractère incroyablement novateur de ce pontificat qui est bien « de transition », non pas au sens où il serait court et insignifiant, mais parce qu’il effectue en réalité, au nom du Saint Esprit, une transition vers ce que Jean XXIII a appelé lui-même une nouvelle ère dans l’Histoire de l’Eglise. C’était déjà l’avis du cardinal Suenens, archevêque de Mâline, qui dans son célèbre discours du 28 octobre 1963 devant les Pères conciliaires, n’hésite pas à comparer Jean XXIII à Jean le Baptiste, qui vient montrer de nouveau le Christ au monde.

Ce messianisme n’a rien à voir avec l’esprit du catholicisme, toujours authentiquement humble, toujours réticent à revendiquer pour son compte l’assistance morale du Saint Esprit. Ce qui caractérise le faux prophète, c’est qu’à l’image d’un Savonarole par exemple, il dit trop souvent qu’il est un vrai prophète.

Le premier pape eschatologiste de l’histoire ne peut avoir de sainteté que celle que lui confère - ironiquement - sa propre autocélébration continue. Quant à son charisme, il vaut ce que vaut pour l’Eglise la nouvelle ère — de vide et de vent — dans laquelle il l’a fait pénétrer.