Il
arrive à Vatican II la chose la plus ennuyeuse du monde pour un concile :
il manque d’autorité. Cette carence n’est pas due à des
circonstances historiques, à des "blocages" politiques ni même
à des difficultés de communication à l’intérieur de l’Église.
.. Elle est en quelque sorte intrinsèque au Concile lui-même. Elle est
constitutive de la forme que ce Concile a voulu prendre face aux nations :
pas de condamnation ; pas de définition ; une spontanéité
qui s’adresse autant à ceux qui sont à l’extérieur de l’Église
qu’à ceux qui demeurent à l’intérieur ; pas de plan préconçu
et - semble-t-il - dans la pensée du bon pape Jean aucun objectif bien
précis... Levait est surprenant. Même les tenants de la Nouvelle théologie
et de « l’œcuménisme catholique » comme on disait, sont restés
assez sceptiques à l’annonce de ce grand événement : « Il
intervient 20 ans trop tôt » s’était écrié le père Congar,
encore sous le coup de condamnations subies sous Pie XII.
Jean
XXIII, on le sait, a beaucoup insisté sur le fait que, l’idée du
Concile s’est imposée à lui-même comme une sorte de révélation :
dans son journal, il affirme que c’est « sans y avoir pensé
auparavant » qu’« un éclair de lumière céleste avait d’abord et
de manière imprévue fleuri dans notre coeur et sur nos lèvres à
partir du simple mot de concile œcuménique ». Le 7 mai 1960,
dans un discours aux Supérieurs des Œuvres missionnaires, il confie
avec lyrisme que « la première idée a germé comme une humble fleur
cachée dans les prés : on ne la voit même pas, mais on devine sa
présence au parfum qu’elle répand ». De fait, c’est moins de
3 mois après son élection, le 25 janvier 1959, que ce « pape de
transition » comme on l’appelait lança à la surprise générale
l’annonce du concile œcuménique. Avec Domenico Tardini, son secrétaire
d’État qui était déjà l’homme lige de Pie XII, il parte surtout
d’« une réforme du droit canon » Dans une interview donnée à la télévision
française, le 24 janvier 1960, le cardinal répercute l’idée d’un
« concile pratique » : « Le but principal du Concile sera la
discipline ecclésiastique et puis tout l’ensemble des moeurs de la
vie catholique ». Les biographes de Jean XXIII notent combien le
pape était fasciné par le concile de Trente et surtout par son œuvre
pastorale symbolisée par saint Charles Borromée. Il est vraisemblable
que, dans son esprit, Vatican II - c’est lui qui a choisi cette
titulature - devait être un super-concile de Trente, mais sans les
canons, les anathèmes et les définitions, un concile « pastoral ».
Il devait être court et s’offrir à l’Église comme une sorte de
potion euphorisante dans la grisaille ambiante... « un admirable
spectacle de vérité, d’unité et de charité » (DC 907, 1959).
Très
vite pourtant apparaît un autre discours plus insidieux, il ne
s’agirait pas seulement de mettre l’accent sur les normes pratiques
de la vie de l’Église comme le pensait le cardinal Tardini. Il
faudrait « distinguer exactement ce qui est un principe sacré, ce qui
est l’Évangile éternel, de ce qui change suivant les climats, les
tempéraments, les contingences locales ». Ce critère nouveau
intervient dans un discours du 16 avril 1959 : nous sommes aux
premiers commencements et déjà Jean XXIII imprime à Vatican n ce qui
fait son esprit propre, cette volonté de ne retenir que le minimum
d’obligation et de laisser les catholiques libres du reste. Par
ailleurs, le 21 avril, il déclare au clergé de Vénétie que le
concile sera « une nouvelle Pentecôte » pour l’Église ;
l’expression est appelée à une étonnante fortune. Elle montre bien
que l’idée d’un « concile pratique » est dépassée dès le départ...
En fait, il s’agit de marquer « une nouvelle ère » dans
l’histoire de l’Église (DC, 4 mars 1962) pour « le renouveau
spirituel du monde entier » (DC, 2 avril 1961) et « un nouveau
printemps, annonciateur d’un surcroît de beauté spirituelle » (DC
1962). Il constituera « une épiphanie » (DC, 1 959) de « l’unité
et de la fraternité du genre humain ». « Il entend construire un
édifice nouveau sur des fondements anciens » (DC 1962).
Particulièrement
importante à cet égard est la préoccupation oecuménique du Concile.
Ici encore, le mot d’ordre du pape semblait tout pratique : il
s’agissait de « souligner ce qui unit les hommes et de faire avec
chacun tout le chemin qu’on peut faire avec lui, sans nuire aux
exigences de la justice et aux droits de la vérité » (DC 1962, 1 188
et déjà OR du 13 janvier 1959). Dès le 25 janvier 1959, Jean XXÏÏI
lance « un appel renouvelé aux fidèles des communautés séparées à
nous suivre elles aussi aimablement (sic) dans cette recherche d’unité
et de grâce auxquelles tant d’âmes aspirent sur tous les points de
la terre ».
Mais
c’est au peuple de Rome peu après l’ouverture du Concile qu’il
s’adresse avec le plus de clarté : « Efforçons-nous de
recueillir ce qui nous unit en laissant de côté s’il y a lieu ce qui
pourrait susciter parmi nous quelques difficultés » (DC 1962, 1387)...
A cet égard l’un des tournants majeurs de la phase préparatoire du
Concile, c’est la création, sous la responsabilité du cardinal Béa,
du secrétariat pour l’unité des chrétiens.
On
introduisait, avec cet organisme, un nouveau mode de relation avec les
chrétiens non catholiques, il y avait eu, autrefois, des conciles
d’union avec les orthodoxes, à Lyon en 1274, à Florence en 1438.
Mais d’une part on ne discutait pas avec des hérétiques puisque la
question qui se posait était avant tout une question de discipline ;
d’autre part, on y affirmait très fortement les droits de l’Église
romaine, fondés sur la promesse du Christ et sur l’enseignement
constant de la vérité. Les objectifs du secrétariat pour l’unité
des chrétiens sont quant à eux beaucoup plus modestement affichés :
il s’agit avant tout de discuter ; de se connaître, et de faire
en sorte de ne pas blesser les frères séparés par des affirmations
doctrinales trop péremptoires... Il s’agit - le mot aura sous Paul VI
une prodigieuse fortune - d’entrer en dialogue et de reconnaître «
les semences de l’Église » présentes dans les autres confessions.
Le
fond est invariable et la forme est changeante
Tout
se passe comme si, par delà ce mouvement pour l’unité des chrétiens,
sous la bonhomie et le sourire de Jean XXIII, se manifestent une
nouvelle manière d’être d’Eglise, une nouvelle façon d’être
catholique, une nouvelle identité chrétienne, qui n’est plus fondée
sur l’objectivité de l’adhésion à une parole révélée, mais
plutôt sur la bonne volonté du croyant, sur la sincérité de sa
recherche et sur son attention aux valeurs humaines qui sont implicites
dans le christianisme.
Le
discours introductif au concile Vatican II, Gaudet mater Ecclesia
prononcé par Jean XXIII le 11 octobre 1962 introduit solennellement une
autre nouveauté dans l’attitude de l’Eglise catholique. Alors que
les objectifs de rassemblée étaient restés dans le flou artistique,
alors qu’on continuait à dire que le Concile représentait simplement
une vitalité renouvelée pour l’institution Église, c’est lui,
c’est le pape qui dans son discours d’ouverture fit en sorte que les
chevaux s’emballent : avec sa bonhomie rassurante, il lança
cette distinction fameuse du fond et de la forme, si souvent invoquée
depuis :
«
Autre est le dépôt de la foi, c’est-à-dire les vérités contenues
dans notre vénérable doctrine, et autre la forme sous laquelle ces vérités
sont énoncées, - en leur conservant toutefois le même sens et la même
portée. Il faudra attacher beaucoup d’importance à cette forme et
travailler patiemment s’il le faut à son élaboration ; et on
devra recourir à une façon de présenter qui correspond mieux à un
enseignement de caractère surtout pastoral » (DC 1962,1383).
Le
Père Schillebeeckx, un progressiste qui n’est pas de l’espèce la
plus molle, n’hésite pas à dire, trente ans après les faits, que ce
discours - ce passage du discours - est « l’une des trois grandes
nouveautés du Concile » avec l’apport des théologiens jadis condamnés
par Rame (Congar, Rahner, Lubac, Chenu, etc.) et l’opposition viscérale
des évêques réunis à Saint Pierre vis-à-vis de la curie romaine...
Et
pourtant, avant le Concile, il n’avait guère été question d’une
telle distinction. Mais, dans les mois qui suivirent ce mémorable 11
octobre, Jean XXIII devait revenir souvent sur cette opposition entre le
fond et la forme : « l’enseignement de la sainte Église souvent
se prête avec avantage à l’application de la formule : un seul
art, mille forme ». « Le Concile va de l’avant d’un pas résolu
mais calme pour faire pénétrer dans rame de chacun la vérité annoncée
et répétée sous diverses formes » (DC 62, 1570). « La vie du chrétien
n’est pas une collection d’antiquités. Il ne s’agit pas de
visiter un musée ou une académie du passé, il faut tenir compte des
circonstances et nécessités nouvelles pour indiquer une route sûre »
(ibid.).
Cette
distinction du fond et de la forme devait ouvrir les voies d’un véritable
aggiornamento qui permette de « répondre aux exigences de notre époque ».
Elle fait toute la force de cette catégorie nouvelle : la
pastorale. Nous avons vu comment Jean XXIII, parlant de cette préoccupation
pastorale au cardinal Tardini, lui avait donné le sens de « pratique ».
Discipline ecclésiastique, vie chrétienne et réforme du droit canon
devaient être les thèmes essentiels du Concile. A partir de cette
distinction solennellement énoncée entre le fond et la forme, il ne
fut plus possible de donner au mot « pastoral » le sens de « pratique ».
La pastorale nouvelle s’instaure « à partir des nécessités du
temps », lorsqu’on a accepté de « beaucoup travailler sur la
forme » comme y incitait solennellement le pape Jean, c’est-à-dire
quand on a accepté l’idée d’une nouvelle formulation de la foi chrétienne.
Il
faut avouer que cette distinction entre le fond et la forme du message
chrétien a en soi quelque chose d’inquiétant. Peut-on séparer
l’idée et le mot qui l’exprime ? Peut-on modifier la formulation de
la foi chrétienne, sans modifier la foi elle-même ? Le fonctionnement
de notre intelligence, essentiellement incarnée, essentiellement liée
à ces signes matériels que sont les mots, nous fait douter d’emblée
de l’opportunité d’une telle entreprise. Décréter qu’on peut
changer les mots sans changer le message, c’est imaginer qu’il
existe en nous une intelligence pure, capable de voir les vérités sans
avoir besoin de les conceptualiser, c’est-à-dire sans avoir à faire
de détour par le langage. Sans doute les anges, purs esprits, sont-ils
ainsi faits : les anges sont capables de voir une vérité sans la
formuler. Mais ce n’est pas ainsi que les hommes réfléchissent :
ils ont besoin d’énoncer ce qu’ils conçoivent comme le notait
Boileau... « Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement... ».
Nous tenons là la première raison pour laquelle l’Eglise, depuis les
grands conciles de l’antiquité chrétienne, tient à un langage qui
n’est pas seulement celui de la scolastique médiévale, mais celui
que de tout temps l’intelligence chrétienne a utilisé pour exprimer
sa perspicacité dans l’investigation du mystère révélé.
«
Travailler sur la forme » ou sur les formulations du message, « à
partir des nécessités du temps », c’est renoncer au langage
que la Tradition a toujours utilisé pour dire la foi : il
s’agit, il faut le reconnaître, d’une véritable révolution. Et
l’on va dans le même sens que tout-à-l’heure : insister
davantage sur ce qui unit que sur ce qui divise, c’est déplacer le
critère de la fidélité - nous l’avons déjà dit. Officiellement désormais,
le pape insiste sur la sincérité intérieure du croyant plus que sur
l’exactitude extérieure de la foi. La distinction présente entre le
fond et la forme permet elle aussi de relativiser cette exactitude extérieure
en valorisant là encore une informulable authenticité intérieure.
Nous sommes, avec Jean XXIII et son sourire bonhomme, à un moment
historique dans l’histoire du christianisme, où l’Eglise
catholique, à travers son plus haut représentant, modifie les ingrédients
qui constituent l’identité catholique en privilégiant une indicible
intériorité du croyant par rapport à l’exactitude traditionnelle de
la profession extérieure de la foi, qui supposait qu’on s’en tienne
à une formulation immuable de l’enseignement divin.
La
nouveauté comme programme
On
pourra nous objecter qu’une réformation de l’Église catholique
n’a rien en soi qui doive surprendre un catholique : « Ecclesia
semper reformanda, nunquam reformata », disait-on autrefois. A
cause de la faiblesse humaine, qui menace les entreprises les plus
pures, il est nécessaire de réformer l’Église : les ordres
religieux le savent bien ; leur histoire est celle de leurs relâchements
et de leurs reprises en main, de leurs réformes successives ; il y
a eu, à plusieurs reprises, dans l’histoire des conciles de réforme,
Latran IV, Larron V et surtout le concile de Trente, symbole de la « réforme
catholique ». Il s’agissait à chaque fois - non pas de trouver
de nouvelles formulations - mais de retrouver la forme catholique que la
négligence, la lâcheté des hommes, la poussière des siècles avaient
fait oublier.
La
réforme entreprise à Vatican n est très particulière parce que la
Tradition, ou les formulations traditionnelles du dogme et de la morale
catholique, selon la volonté expresse de Jean XXHI, n’en constituent
pas la pierre de touche. Comme le dira, dès son premier paragraphe Gaudium
et spes qui est la « constitution pastorale » sur l’Église dans
le monde de ce temps : Nova exsurgit humanitatis conditio. Il
se produit une nouveauté dans la condition de l’humanité. Paul VI
une fois, laissa échapper cette confidence : « Les mots
importants du Concile sont « nouveauté » et « mise à jour »
(aggiornamento). Le mot de nouveauté nous a été donné comme un
ordre, comme un programme » (OR, 3 juil. 1974). Romano Americo a compté
212 occurrences du mot « nouveauté » dans les documents officiels du
Concile.
Un
concile pastoral
La
spécificité de Vatican n comme « concile de réforme », c’est
de se régler sur le temps, de se vouloir un aggiornamento, selon une
des formules les plus célèbre de Jean XXIII, c’est d’entrer dans
l’historicité - non pas malgré lui mais d’emblée et dans son
projet même. Autant le concept traditionnel de « réforme ecclésiastique
» signifie - pour saint Bernard comme pour Bossuet - le retour à la
tradition, qui est intemporelle parce qu’elle transmet la Parole de
Dieu, dont il a été dit :« Le ciel et la terre passeront ;
mes paroles ne passeront pas ». Autant la réforme induite à
Vatican n trouve sa source même « dans le monde de ce temps ».
C’est tout le sens du concept nouveau de « pastoral »,
introduit par Jean XXIII.
Pour
mieux le définir, nous voudrions citer longuement Jean XXIII, dans la
traditionnelle Réponse aux voeux du Sacré Collège, prononcée le 23 décembre
1963, deux mois environ après le Discours introductif au concile
Vatican II:
«
Le renouveau pastoral est la préoccupation constante de notre coeur,
c’est le but du Concile oecuménique, afin que nos contemporains aient
toujours d’avantage conscience de l’action maternelle de l’Eglise
pour l’élévation spirituelle mais aussi matérielle de l’humanité
tout entière. Qu’il nous soit permis de redire ici, à titre de
directive et d’encouragement communs pour les études et travaux qui
nous attendent tous, ce que nous avons voulu exprimer avec simplicité
et clarté (sic) dans notre discours inaugural du 11 octobre dernier,
lors de la solennelle et splendide ouverture du Concile. Nous avons dit
que ce qui nous importe avant tout pour le Concile, c’est la fidélité
aux bases doctrinales rappelées et intangibles du dépôt de la foi«t
le respect des traditions les plus pures de l’enseignement de
l’Eglise. Le Concile en effet, c’est cela ».
Notons
que le rappel de ce « premier aspect » constitutif du Concile est évidemment
une concession à l’aile traditionaliste du Sacré collège. Mais
lorsque Jean XXIII affirme son intention de respecter « les traditions
les plus pures » de la sainte Eglise, il évoque implicitement des
Traditions moins pures et moins respectables et il pose un premier problème :
qui donc décidera des traditions pures et des traditions moins pures,
des traditions respectables et des traditions moins respectables,
modulables, adaptables ? Le pape est très discret sur cette question.
Poursuivons notre lecture :
«
Mais nous avons aussi ajouté que notre devoir n’est pas seulement de
garder ce trésor précieux, comme si nous étions uniquement préoccupés
d’antiquités (sic), mais encore de nous consacrer vaillamment et sans
crainte à puiser dans l’ancienne et éternelle doctrine et à
appliquer celle-ci aux conditions de notre époque, c’est-à-dire :
poursuivre dans la succession des siècles le chemin de l’Eglise, éducatrice-ce
des âmes et des peuples ».
La
formule paraît insignifiante. Elle indique clairement pourtant que le
cours du siècle est devenu décisif dans la prédication, qui ne doit
pas se contenter d’être un magasin d’antiquité, comme dit le pape
lui-même avec un dédain vraiment nouveau pour la Tradition.
Continuons
notre lecture :
«
L’objet essentiel - disions-nous dans ce discours d’ouverture
solennel du Concile -n’est donc pas une discussion de tel ou tel
article de la doctrine fondamentale de l’Eglise, discussion qui
reprendrait largement l’enseignement des Pères et des théologiens
anciens et modernes ; celui-ci est toujours supposé assez présent
et familier aux esprits. »
L’objet
essentiel du Concile n’est pas de rappeler ou de préciser la doctrine
catholique. L’enseignement des Pères et des théologiens suffit à
cela, n s’agit présentement d’autre chose. Quoi donc ?
«
L’esprit chrétien, catholique et apostolique dans le monde entier
attend une nette avance dans le sens de la pénétration de la doctrine
et de la formation plus vivante des consciences, dans une parfaite fidélité
à la doctrine authentique ; mais celle-ci doit être étudiée et
exposée suivant les formes de recherche de la pensée moderne en se réglant,
pour les formes et les proportions, sur les besoins du magistère dont
le caractère est surtout pastoral » (Texte dans DC janv. 1963, col.
100-101).
Le
but du Concile d’après Jean XXIII ? Une nette avance de la conscience
catholique contemporaine. Il ne s’agit plus dans ce magistère
pastoral, de protéger l’exactitude des formules de la foi, mais au
contraire de régler les formes et les proportions sur les besoins,
c’est-à-dire concrètement de subordonner l’exactitude de la foi
aux besoins de l’apostolat, à l’opportunité que ressent le
pasteur. Sous cette forme - sa forme complète - la notion de pastorale
est simplement inconciliable avec la tradition du magistère catholique.
Paul VI, dès son élévation au souverain pontificat, parlera d’une
nouvelle conscience que l’Eglise prend d’elle-même, grâce au
Concile, n interprète très exactement sur ce point la pensée du pape
Jean XXIII, qui a imaginé un nouveau mode magistériel, une nouvelle
identité catholique, une fidélité portant non sur des dogmes (le
magasin d’antiquité), mais sur les besoins de l’époque, tels
qu’ils sont évalués par l’autorité ecclésiale. On pourrait dire
sans trop forcer la note, que ce magistère pastoral est un magistère
plus sociologique que doctrinal. C’est dans ce déplacement de la théologie
vers la sociologie, c’est-à-dire vers une évaluation toute
subjective des besoins de l’époque, qu’il faut chercher la raison
du caractère souvent arbitraire des décisions suprêmes depuis Vatican
II. Elles ne sont pas fondées sur la doctrine mais sur... cette chose
vague qu’a génialement inventée le pape Jean XXIII : la
pastorale.
Un
concept flou qui vieillit mal
Plaise
à Dieu qu’on n’ait ainsi accrédité l’idée que la Révélation
chrétienne elle-même est marquée par l’historicité. Certains,
parmi les évêques conciliaires, semblent avoir sauté le pas. Ainsi
Mgr Schmitt, évêque de Metz, dans cette phrase souvent citée par Jean
Madiran : « La situation de la civilisation que nous vivons entraîne
des changements non seulement dans notre comportement extérieur, mais
dans la conception même de la création et du salut apporté par Jésus-Christ ».
Dérapage
verbal d’un pasteur qui n’avait sans doute pas inventé l’eau
chaude, direz-vous. Lorsqu’Aristote se trouvait devant des sophistes
retors au point d’affirmer : « L’être n’est pas », il
faisait observer avec sagesse : « Tout ce qu’on dit, il n’est
pas nécessaire qu’on le croit ». Avec cette affirmation candide
de Mgr Schmitt, nous en sommes arrivés - théologiquement - à ce point
inouï de sophisterie qui fait dire : « l’être n’est pas
» ; sa parole n’est pas éternelle ; son message change au
gré de l’histoire des hommes. Si, de la part de ce prélat, ce
n’est pas de la candeur, c’est de l’indifférence... En tout cas,
il ne peut pas croire ce qu’il dit...
Mais,
avec un peu de recul par rapport à cette période, je formulerai une
autre hypothèse : ni candeur ni indifférence, l’attitude de Mgr
Schmitt est simplement logique - et plus précisément théologique.
L’évêque de Saint Avold est une victime (elles sont innombrables
parce que consentantes) - oui victime du concept flou de pastorale, tel
que Jean XXIII l’a exposé. Objectivement, en tout cas, dans l’Église
des années soixante-dix, « l’Église de Vatican II », Mgr
Schmitt a des maîtres, ceux-là mêmes qui, dans l’élan donné par
Jean XXIII, ont fait le Concile ; il n’a peut-être pas très
bien compris leur parole, il ne saisit sans doute pas la subtilité de
leurs intentions, mais - et c’est là le piège - il parle leur
langage, ce fameux langage nouveau, celui de l’histoire, de son sens,
de sa dynamique, en théologie pour faire plus sérieux on emploie un
adjectif peu courant, on dit « eschatologique », un langage
eschatologique. Le père Congar - encore lui - a usé et abusé de
l’eschatologie, sans jamais nous donner beaucoup de précisions sur le
sens de l’expression.
Jean
XXIII et ses théologiens
Dans
son petit ouvrage sur le concile Vatican II, il met au premier plan
cette idée d’une vérité eschatologique, d’une Église qui se fait
- et donc qui se transforme -chaque jour : « Concile » pastoral
« c’est-à-dire conscient que la vérité ne peut pas adéquatement
se déduire des principes absolus mais doit interroger d’autres
sources, celles de l’histoire des hommes (les signes des temps).
Vatican n a rompu avec l’ancienne conception du signe » (RSPT 1975,
487).
On
voit bien ici que la nouveauté dont s’inspire le concile est dans la
forme même (au sens fort du terme) ; elle porte nous dit Congar
sur la conception du signe. Qu’entend-il par là ? Qu’est-ce donc
que ce signe, ? Le signe en christianisme, le premier signe, c’est la
parole — Fides ex auditu. C’est donc le concept que l’on se fait
du signe par excellence — la parole de Dieu — qui a changé. La
Parole demeure identique à elle-même, mais elle ne représente plus un
énoncé statique, une donnée invariable. Il faut distinguer en elle le
fond (son énonciation comme parole) et la forme (l’interprétation de
cette parole). Cette forme nous précise-t-on partout, elle évolue au
gré de l’histoire des hommes... « Il faut qu’on admette que la
praxis des chrétiens est pour une mesure source de doctrine » affirme
même le père Congar (op. cit. 65) en se référant au père Chenu son
ami, qui écrivait, lui : « La pastorale entre dans le savoir théologique
non comme une zone inférieure d’application mais au titre de principe
d’intelligence de la foi».
Mais
peut-être voulez-vous des exemples de cette nouvelle intelligence de la
foi, offerte par la praxis chrétienne ? Congar note que le contenu de
la déclaration sur la liberté religieuse ne se trouve pas « dans le dépôt
de la foi » - malgré les efforts que l’on a fait pour l’y découvrir...
Il cite encore : « c’est clair dans le décret sur l’oecuménisme,
dans la déclaration sur les religions non chrétiennes, dans la 2e
partie de Gaudium et spes « Il y a dans ces parties de caractère
pastoral de l’enseignement conciliaire, basé plus ou moins
directement sur la Révélation, un contenu qui dépasse le développement
du dépôt de la foi comme tel, qui ne procède pas d’une pure déduction
des articles de ce dépôt ».
Seule
la distinction entre le fond et la forme, placée par Jean XXIII à
l’ouverture des travaux comme emblème de l’esprit du Concile, seule
la revendication du caractère pastoral de cette assemblée, permet à
l’histoire de rentrer en force dans ta mentalité « conciliaire »,
de sorte que le dépôt de la foi restant nominalement sauf dans un coin
de la mémoire vivante de l’Église, une nouvelle conscience naisse,
appropriée au temps et qui seulement « est basée plus ou moins
directement sur la Révélation ». Comme le note Yves Congar, «
ce passage du discours inaugural de Jean XXIII (sur le fond et la forme)
éclaire encore et toujours ce que nous avons à faire » (op. cit. p.
46) « Jean XXIII y attachait une telle importance qu’il l’a rappelé
plusieurs fois à la Commission de coordination et l’a cité expressément
comme norme du travail à poursuivre entre la première partie du
Concile (1962) et la seconde qu’il ne devait pas présider (c’est
entre autres le cas dans, la réponse aux voeux du Sacré collège que
nous avons citée plus haut) ».
La
question de la pastorale est d’une importance capitale pour
l’interprétation du Concile et du magistère qui en est issu... Elle
montre que Vatican II n’est pas un concile comme les autres parce
qu’il n’a pas voulu camper ses propositions dans l’Éternel ;
il s’est refusé de les faire garder comme des paradis dogmatiques par
les épées de feu de l’Anathema sit ; il a « changé la
conception du signe » comme disait le père Congar - non pas le signe,
mais bien la conception du signe, son interprétation... il faut dire :
ce nouveau magistère n’est pas le magistère de l’Église, il ne
s’agit pas de le juger objectivement ; c’est dans sa forme,
dans son esprit même (« l’esprit du Concile »), dans son intention
qu’il manifeste de façon obvie une carence d’autorité. Et nous
pouvons ajouter au vu des textes : l’auteur de cet esprit
nouveau, de cette forme magistérielle nouvelle, de cette nouvelle
identité catholique, c’est Jean XXIII lui-même, d’une manière
pleinement consciente.
Ce
nouveau genre de signe ne s’impose pas comme la signalisation
intangible de la foi ; il se pose lui-même comme le signal où
s’historicise la conscience que l’Église prend d’elle-même en ce
temps-là.
Cette
conscience-là ne nous oblige pas du tout, il faut le dire,
puisqu’elle-même se refuse à nous obliger pour toujours. Dans
l’Eglise, il n’y a pas d’obligation vraie qui ne soit éternelle.
Imaginer que le temps qui passe puisse être source du Magistère, que
l’évaluation des besoins d’une époque puisse obliger le croyant,
c’est contredire à l’esprit même de la Tradition catholique, qui
tire toute sa valeur, non pas du passé, mais d’une parole éternelle,
d’une parole intemporelle, de cette Parole qui se pose d’elle-même
« au commencement » c’est-à-dire hors du temps.
Le
discours eschatologique de Jean XXIII
Quelle
est donc l’autorité du pape Jean XXIII et comment va-t-il imposer «
sa » réforme si particulière de l’Eglise catholique ? C’est la
dernière question qui se pose, si l’on veut se faire une idée de son
oeuvre. Un ouvrage récent de Paul Airiau, L’Eglise et l’apocalypse
du XIXe siècle à nos jours (éd. Berg 2000) peut nous apporter une réponse
à cette question. Si la Tradition intangible de l’Eglise n’est plus
le fondement de l’autorité de Pierre, il faut voir dans le Saint
Esprit lui-même le moteur de la Réforme de Vatican II, qui ne peut
donc être qu’une réforme de type charismatique. C’est dans la
mesure où le Concile est décrit comme une nouvelle Pentecôte ou comme
une nouvelle Epiphanie (l’image est différente mais l’idée est la
même) qu’il doit emporter l’adhésion des chrétiens. Paul Airiau
fait très opportunément l’histoire de cette expression, si célèbre
après le Concile, de nouvelle Pentecôte:
«
L’expression "nouvelle Pentecôte" est utilisée en novembre
1959, dans la prière pour la réussite de Vatican II, faite à la
demande de Jean XXIII, reprise encore dans la lettre Humanae salutis
convoquant le Concile en décembre. Le « pape de transition »
attachait sans doute une certaine importance à l’Esprit saint, et
l’idée, recouverte sous la formule existe avant son emploi dans la
prière pour le Concile. Elle est présente le 26 avril lors de la béatification
d’Elena Guerra, et dans une allocution au clergé de Vénétie le 21
du même mois. Le premier emploi public de l’expression, appliquée au
concile Vatican II, date du 22 juin, lors de la fête de la Pentecôte.
Dans la constitution apostolique d’avril, annonçant la béatification
d’Elena Guerra, Jean XXIII met en avant la certitude de la mystique
d’un renouveau possible des fruits de .la Pentecôte dans l’époque
contemporaine, le 27 avril, lors de son discours à ceux qui sont spécialement
venus assister à la cérémonie, il compare le rôle de la fondatrice
(Elena Guerra) à celui de Marguerite Marie qui annonçait le culte du
Sacré Coeur, nouvelle manifestation de l’amour du Christ, et à celui
de Marie Madeleine annonçant la résurrection aux apôtres. Cette
chronologie spirituelle traduit la conscience de l’arrivée d’une
nouvelle période de l’histoire de l’Eglise, et la volonté de
permettre le changement en donnant prééminence à l’Esprit saint sur
le pape et l’Eglise. Cependant Jean XXIIl a aussi conscience du rôle
qui lui est imparti [à lui personnellement], comme le démontrent les
termes qu’il utilise dans une lettre privée, peu avant d’entrer en
conclave le 14 novembre 1958 : la nouvelle Pentecôte sera insufflée
à l’Eglise par le renouvellement de son chef et la remise en ordre de
l’organisme ecclésiastique... » (Op. cit. PP. 147-148).
Notons
la date de cette lettre privée : 14 novembre 1958 (citée par DC
1958, col. 1546, cf dans notre dossier ici même p. 20 col. c) :
Jean XXIII n’est encore qu’Angelo Roncalli, mais il a déjà une idée
très précise de l’évolution nécessaire de l’Eglise après la
mort de Pie XII et de la dimension nécessairement charismatique (car
non réductible à la force de la Tradition) de la réforme ecclésiale
à entreprendre.
Ce
texte de Paul Airiau, parfaitement descriptif, indique bien finalement
l’importance de la source charismatique au concile Vatican II. Sans
avoir l’air d’y toucher, l’auteur pose une conclusion semblable à
la nôtre :
«
L’appel à l’Esprit dans l’Eglise catholique est bien ce qui
permet les changements, surtout lorsque tout un milieu soutient ces
mutations » (P. 148).
S’il
est un caractère propre au pontificat de Jean XXIII, c’est bien cette
dimension prophétique, eschatologique, qui fait appel immédiatement à
l’Esprit saint comme Esprit du Temps présent, pour court-circuiter
les pesanteurs de la Tradition et inventer une nouvelle conscience de
l’Eglise. C’est la première fois dans l’histoire de l’Eglise
qu’un pape canonise son temps, évoque les « signes des temps »
comme annonciateurs d’un renouveau « printanier » du christianisme
et revendique une présence immédiate de l’Esprit saint dans la
pratique quotidienne de l’Eglise. On se souvient de la pudeur avec
laquelle le concile Vatican I avait garanti l’assistance de l’Esprit
saint au Magistère de l’Eglise. Les quatre conditions posées à
l’exercice d’un magistère personnel infaillible du souverain
pontife revenaient en principe à réduire l’infaillibilité de ce
magistère, qui devait s’exercer une ou deux fois par siècle au grand
maximum.
Jean
XXIII, quant à lui, reconnaît le Saint Esprit à chaque instant dans
l’exercice de son ministère, et en particulier, comme nous le disions
en commençant, dans la convocation du concile Vatican II. Cette phraséologie
peut nous paraître un peu folklorique avec le recul du temps. Mais elle
reflète d’abord un trait constant du caractère d’Angelo Roncalli.
Quiconque a lu son Journal de l’âme le voit ruisseler d’une sorte
d’autosatisfaction spirituelle, qui va jusqu’aux ardentes et
constantes proclamations d’humilité et de pauvreté. Exemple ? Son
appréciation sur son ministère parisien : « Grâce à Dieu mes
affaires vont bien ; je les mène avec calme et les suit toutes ;
et l’une après l’autre, je les vois prendre la place qui leur
convient. Je bénis le Seigneur pour l’assistance qu’il me prête,
me permettant ainsi de ne pas compliquer les choses simples, mais plutôt
de simplifier les compliquées ». Excusez du peu ! Ce ton est
constant sous la plume du nouveau bienheureux...
Mais
la lettre privée que nous citions plus haut, datant d’avant le
conclave qui le fera pape, montre qu’il y a aussi, de la part de
l’ancien nonce à Paris, une stratégie préméditée dans cet appel
constant à l’Esprit saint et à la nouvelle Pentecôte : pour
changer les choses dans l’Eglise il impose comme venant du Ciel l’idée
d’un concile œcuménique, explicitement convoqué contre les rigueurs
de la Parole scrupuleusement transmise dans l’enseignement ecclésiastique.
C’est le sens de son fameux discours inaugural.
L’eschatologie
de Jean XXIII est tout sauf anecdotique. Elle s’identifie au caractère
incroyablement novateur de ce pontificat qui est bien « de transition »,
non pas au sens où il serait court et insignifiant, mais parce qu’il
effectue en réalité, au nom du Saint Esprit, une transition vers ce
que Jean XXIII a appelé lui-même une nouvelle ère dans l’Histoire
de l’Eglise. C’était déjà l’avis du cardinal Suenens, archevêque
de Mâline, qui dans son célèbre discours du 28 octobre 1963 devant
les Pères conciliaires, n’hésite pas à comparer Jean XXIII à Jean
le Baptiste, qui vient montrer de nouveau le Christ au monde.
Ce
messianisme n’a rien à voir avec l’esprit du catholicisme, toujours
authentiquement humble, toujours réticent à revendiquer pour son
compte l’assistance morale du Saint Esprit. Ce qui caractérise le
faux prophète, c’est qu’à l’image d’un Savonarole par exemple,
il dit trop souvent qu’il est un vrai prophète.
Le
premier pape eschatologiste de l’histoire ne peut avoir de sainteté
que celle que lui confère - ironiquement - sa propre autocélébration
continue. Quant à son charisme, il vaut ce que vaut pour l’Eglise la
nouvelle ère — de vide et de vent — dans laquelle il l’a fait pénétrer.
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