Pourquoi
s'intéresser à la gnose ? Cette forme religieuse, qui pour saint Irénée
symbolisait toutes les hérésies, s'est éteinte depuis longtemps et
les survivances qu'on en observe semblent plus folkloriques que réelles.
Et pourtant, aujourd'hui, quelles que soient les frontières de l'Eglise
institutionnelle, quelles que soient même les confessions, quelles que
soient les religions, on assiste à l'efflorescence d'une nouvelle
religiosité qui a plus d'un trait commun avec la vieille gnose. On peut
dire que la société planétaire qui se prépare est structurellement
gnostique en quelque sorte, et cela non pas à cause d'une sorte de
complot d'initiés qui auraient programmé le siècle à venir
(l'histoire ignore tous les programmes par définition), mais parce que
l'homme contemporain rejoint cette possibilité métaphysique qui avait
été explorée par les gnostiques au début de l'ère chrétienne.
C'est sa propre humanité qu'il adore ou qu'il vénère, ainsi que
l'indique William Blake dans le tableau que nous reproduisons en
couverture et qui a pour titre L'éternel. Dieu, s'il existe encore pour
tel ou tel, est devenu un moyen pour l'homme de mieux s'épanouir,
d'accomplir les potentialités qu'il porte en lui. Les progrès de la génétique
font entrevoir le jour où les humains seront immortels, parce qu'ils
pourront compter, en cas de pépin, sur ce que Lionel Jospin dans un
discours récent, appelait les cellules de l'espérance, c'est-à-dire
leur double clone et congelé, qui servira de réserve pour les pièces
détachées.
La
mort s'éloigne de notre perspective, et avec elle, cette crainte du
jugement de Dieu qui, quatre siècles avant l'ère chrétienne
tenaillait déjà le vieillard Céphale, dans la République de Platon.
Désormais, ce n'est plus Dieu qui juge l'homme, c'est l'homme qui juge
Dieu, comme on évalue une marchandise. La question n'est plus celle de
la vérité qui s'impose à l'homme. La mentalité moderne est tout
bonnement incapable de savoir ce que cela veut dire. L'homme a recréé
le monde, et c'est dans ce tout artifice, comme dit Georges Laffly,
qu'il cherche non pas une vérité qui le dépasse (rien ne le dépasse
plus, puisqu'il a tout créé) mais au moins un sens, qui accompagne sa
quête fantastique à travers l'espace, au delà même du temps. C'est
à ce moment qu'intervient la gnose, connaissance intérieure, qui est,
non pas une révélation divine, mais un dévoilement de soi de l'homme,
une lumière qui se manifeste immédiatement à la conscience. On peut
dire que toutes les religions du monde tendent à une forme de gnose,
l'islam à travers le soufisme qui conquiert les élites cultivées, le
bouddhisme à travers sa version expurgée à l'usage du grand marché
occidental des religions et le christianisme à travers l'idéologie
monstrueuse de la liberté religieuse, qui remet en quelque sorte à
chaque fidèle chrétien le libre choix de sa croyance, en oubliant la
question cruciale de la vérité... transformant la foi en une culture déplus
en plus standardisée, où l'on peut sélectionner tel ou tel accessoire
pour se faciliter la vie : ce peut être au choix, la sainteté du sexe
ou l'exaltation de la continence comme arme absolue contre le sida, le
droit de l'homme dans toutes ses déclinaisons, droit aux vacances,
droit au travail, l'accueil de l'étranger ou le devoir d'ingérence,
j'en passe et de plus contradictoires. Cette transformation du
christianisme, qui était une foi et qui devient une culture polymorphe
me paraît typique de l'ambition gnostique, qui consiste finalement
avant tout à évacuer le problème de la vérité (parce que toute vérité
est une relation avec un autre que soi), en lui substituant une
connaissance immanente qui n'est que la forme idéale de la conscience
de soi.
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