Certitudes
s’honore de publier dans ce numéro un travail important de Jean de
Viguerie sur l’Education citoyenne. Textes en main, l’historien nous
montre comment la pensée des Lumières a envisagé très tôt l’éducation
comme P instrument privilégié qui permettra de fabriquer un homme
nouveau, formé selon les principes de ceux qui s’intitulent eux-mêmes
les philosophes, l’instruction publique devient le moyen défaire
triompher une conception matérialiste de l’homme. L’auteur montre
que, quoi qu'on en dise, l’Education nationale d’aujourd'hui reste
fidèle à la perspective constructiviste qui porte avec elle les grands
idéaux de la Révolution française... Avec son accord, nous ne
publions pas ici le monumental appareil critique qui accompagne cette réflexion
inédite sur les fondements du système éducatif français.
Des
Lumières à nos jours, c'est un peu long. Mais que le lecteur se
rassure. Nous voulons d'abord et surtout observer la pédagogie des Lumières
et de la Révolution. Là est notre propos. Ensuite seulement, et
accessoirement, nous aimerions savoir si cette pédagogie a survécu
jusqu'à nous. Simple curiosité.
I.
LES LUMIERES
La
théorie pédagogique des Lumières a fait l'objet de nombreuses études.
Le seul chapitre souvent négligé, est précisément celui de la
formation du citoyen. Lacune surprenante, et l'on peut s'en étonner,
mais il vaut mieux s'appliquer à la réparer.
En
commençant par la définition du citoyen. Montesquieu écrit que « les
lois de l'éducation nous préparent à être citoyens », La Chalotais,
que l'éducation « prépare des citoyens à l'Etat », et La Fore,
qu'elle instruit dans chaque élève « un citoyen utile à sa patrie ».
Mais que signifie pour eux un citoyen ?
Le
citoyen est l'homme accompli parce qu'il jouit
Non
pas le membre de la cité, celui qui possède le droit de la cité. Leur
citoyen est celui de la philosophie des Lumières. Or ce citoyen
philosophique n'est autre que l'homme véritable selon cette même
philosophie. Et qu'est-ce que cet homme véritable ? C'est l'homme qui
existe par ses sensations et se conserve dans l'existence par des
sensations agréables appelées « jouissances ». Le citoyen est
l'homme accompli parce qu'il jouit.
Seulement
il ne saurait jouir sans les autres. En effet la Nature lui fait une loi
de jouir, mais pour cela il a besoin des autres, étant lui-même
infirme et misérable. Et les autres ont besoin de lui pour les mêmes
raisons. Etre seul, c'est ne pas exister. « Sitôt qu'il est seul, écrit
Rousseau du Véritable Républicain", il est nul, c'est-à-dire
qu'il n'existe plus ». Le citoyen est donc celui qui sait qu'il ne doit
pas être seul s'il veut conserver l'existence. Il subit ainsi la loi de
la société.
De
la société et de l'Etat. Car l'Etat édicté la loi et la fait
respecter. L'Etat oblige les citoyens à se conduire en citoyens. L'Etat
est le gardien, le surveillant nécessaire. L'homme, dit Montesquieu,
est « fait pour vivre dans la société », mais « il y pouvait
oublier les autres ; les législateurs l'ont rendu à ses devoirs par
des lois politiques et civiles ». « Par une pente naturelle, écrit
d'Holbach, chaque homme est bien plus occupé de son bonheur que de
celui des autres. La loi est la raison de la Société ».
Quel
est alors dans un tel système le rôle de l'éducation ? C'est un rôle
complémentaire de celui de l'Etat : d'une part initier les enfants à
la loi de la Société, d'autre part les « préparer à l'Etat »,
comme dit La Chalotais, c'est-à-dire leur enseigner l'obéissance à
l'Etat, lui-même garant du respect de la loi de la société, il y a la
loi, il y a l'Etat qui la fait respecter, il y a l'éducation qui fait
obéir à l'Etat. Telle est la triade. Ainsi, par l'action conjuguée de
ces trois puissances, est créé l'homme véritable, est créé le
citoyen.
«
C'est l'éducation qui doit donner aux âmes la forme nationale »
Les
trois sont indissociables. L'Etat est indissociable de la loi, et l'éducation
de l'Etat. Car c'est une association nécessaire et sacrée pour la
fabrication du citoyen, c'est-à-dire de l'homme.
Le
mot citoyen est évidemment trompeur. Non seulement ce citoyen-là n'est
pas le membre de la cité, mais encore il n'y a même pas de cité, tout
au moins de cité au sens traditionnel d'association de familles liées
par l'« amitié politique » sous un gouvernement commun.
Citoyen
ici ne se rapporte pas à cité.
Mais,
dira-t-on, si n'y a pas de cité, il y a une nation,
et
le citoyen philosophique est le membre de la nation qui serait en
quelque sorte sa cité. On en convient. D'ailleurs la pédagogie appelle
aussi l'éducation civique « éducation nationale ». Seulement cette
nation n'a rien d'une cité, et cette « éducation nationale » n'a
rien de l'éducation traditionnelle du citoyen. Cette nation n'est que
le lieu où l'on doit se conformer à la loi du besoin et obéir à
l'Etat, et cette « éducation nationale » ne veut que rendre l'enfant
conforme. Le premier point du programme « d'éducation général et
national » du comte de Vauréal, est d'apprendre « à tout individu
qu'il est homme », et, dans cette perspective, à lui faire « sentir
le besoin qu'il a de ses semblables ». Rousseau dit tout quand il écrit
: « C'est l'éducation qui doit donner aux âmes la forme nationale ».
Etrangère
à la politique traditionnelle une telle pédagogie l'est aussi à la
morale observée depuis toujours. Chez les Grecs et chez les Romains,
mais aussi dans l'Occident chrétien, la formation du citoyen passait
par l'enseignement des vertus morales, et l'on jugeait que pour être un
bon citoyen, il fallait être d'abord un homme vertueux. « L'éducation
et les moeurs qui font l'homme vertueux, avait écrit Aristote, sont à
peut près les mêmes qui font le citoyen d'une république ».
Montesquieu dit le contraire, il écrit de la « vertu politique » : «
Ce n'est point une vertu morale, ni une vertu chrétienne ». Le P.
Cortan, dons son Traité d'éducation civile, réduit «
l’instruction morale » au « devoir pris de la nature de notre société...
de notre intérêt ».
Remplit
un tel devoir celui qui est utile et aime sa patrie.
La
formation du futur citoyen ne connaît que l'utile, car le nouveau critère
est l'utilité. Le nouveau et le seul. N'est beau et bon et vrai que
l'utile.
L'enfant
doit savoir être utile à soi-même et aux autres.
Utile
à soi-même, il ne peut l'être que s'il connaît son profit, son
avantage. A cette fin « on lui fera sentir le besoin qu'il a de ses
semblables ». Ensuite on lui enseignera l'art d'obtenir d'eux ce qu'il
en attend. Art tout utilitaire, il faut, explique Rousseau, savoir «
s'y prendre » :
«
Qu'importé à un écolier, dit-il, de savoir comment s'y prit Annibal
pour déterminer ses soldats à passer les Alpes ? Si, au lieu de ces
magnifiques harangues, vous lui disiez comment il doit s'y prendre pour
porter son préfet à lui donner congé, soyez sûr qu'il serait plus
attentif à vos règles ».
Il
suffit de connaître la mécanique humaine : « Pour vivre dans te
monde, explique le même Rousseau, il faut savoir traiter avec les
hommes, il faut connaître les instruments qui donnent prise sur eux ».
La Fore dit « les ressorts » : « Examinez, recommande-t-il, à quel
point ils [les enfants] sont instruits des ressorts qui font agir les
hommes dans les différentes circonstances de la vie ». Ainsi muni des
« instruments » et sachant les « ressorts », le futur citoyen sera
ce qu'on appelle un malin, il sera peut-être même un manipulateur,
s'il le désire.
«
Sois bon, c'est ton intérêt »
Et
sans pour autant oublier la bienfaisance, il doit tirer des autres tout
ce qu'il peut, mais se prêter aussi à leurs besoins. C'est la
condition du bien-être et la condition indispensable. Le bonheur s'achète,
et ne s'achète pas autrement. « La première loi de toute Société,
écrit d'Holbach,... prescrit [aux hommes] d'être utiles aux autres ;
elle veut que leur bonheur particulier ne soit que le prix de celui
qu'ils procurent à leurs associés ». Il faut payer. La bienfaisance
est ce paiement. Cette vertu à la mode n'est rien d'autre que ce marché.
Un
bon marché qui vous apporte avec le bien-être la considération, la «
jouissance intérieure » et même un supplément d'instruction.
La
considération :
«
Il est bon, écrit La Chalotais, que tous les ordres de l'Etat et que
tous les membres de chaque ordre sachent que la considération est
attachée à l'avantage de faire le bien aux hommes et de leur être
utiles».
La
« jouissance intérieure » et le supplément d'instruction :
«
Au reste, dit Rousseau dans l'Emile, il faut se souvenir que tous les
moyens par lesquels je jette ainsi mon élève hors de lui-même, ont
cependant un rapport direct avec lui, puisque non seulement il en résulte
une jouissance intérieure, mais qu'en le rendant bienfaisant au profit
des autres je travaille à sa propre instruction ».
En
somme on dit à l'enfant, au citoyen en herbe : « Sois bon, c'est ton
intérêt ». Cet altruisme a été quelquefois pris pour du
christianisme. Bien à tort. Le chrétien s'aime soi-même ; il aime
aussi son prochain comme lui-même. Enfin il aime son prochain pour
l'amour de Dieu. Ici point de Dieu et point de prochain. Le citoyen
s'aime soi-même, et continue à s'aimer lui-même en aimant les autres
: Marmontel écrit de Bélisaire qu'il est «bienfaisant par amour de
soi-même ». Rousseau ne voit dans la bienfaisance qu'une extension de
l’amour-propre : « Etendons, écrit-il, l'amour-propre sur tous les
autres êtres, nous le transformerons en vertu »
On
comprend que Dieu ne figure pas dans le nouveau commandement : le Dieu
des philosophes, s'ils en ont un, n'est pas le Dieu Amour. Mais point de
prochain ? Pourquoi ? Parce que cet amour des autres n'est que solidarité
avec l'espèce. « Il faut, dit Rousseau, il faut par raison, par amour
pour nous, avoir pitié de notre espèce encore plus que de notre
prochain. Car chacun est partie de son espèce et non d'un autre
individu ». Il y a une dépendance biologique, et nous devons en tenir
compte. Le citoyen altruiste n'est qu'un membre conscient de son espèce.
S'il s'attache au prochain, il en pâtira : « Pour empêcher la pitié
de dégénérer en faiblesse, il faut donc la généraliser et retendre
à tout le genre humain ». Et surtout pas de pitié pour les "méchants"
: « C'est une très grande cruauté envers les hommes que la pitié
envers les méchants ».
Faire
le bien aux hommes signifie pour la philosophie leur être utile. Les éducateurs
doivent donc « préférer dans les études celles qui sont plus utiles
», c'est-à-dire celles qui sont « nécessaires pour remplir les différentes
professions ». le comte de Vauréal propose par exemple de créer des
écoles pour chaque profession, des écoles de marchands, de notaires,
de praticiens et de magistrats.
La
seule façon d'exister c'est d'être utile
Tous
les philosophes pédagogues donnent la priorité à renseignement des
sciences. Le comte de Vauréal place en premier la physique, Diderot les
mathématiques. La physique, écrit Vauréal, « ouvre le bonheur ».
Les mathématiques, explique Diderot, permettent de mesurer l'utilité :
« Euclide, écrit-il, Euclide qui m'apprend à comparer les avantages
et désavantages d'une action, est encore un Maître de morale. Etre
exact, c'est être vrai c'est être utile. C'est pourquoi, toujours
selon Diderot, « l'esprit géométrique et l'esprit juste, c'est le même
esprit ». La géométrie comme la bienfaisance concourt à l'utilité.
Ainsi se forme le futur citoyen. Ainsi est-il initié à la seule façon
d'exister.
Il
lui faut encore aimer sa patrie. Et cela également on doit le lui
apprendre. Et c'est même plus important que l'utilité. L'utilité
conditionne la manière d'exister. L'amour de la patrie donne
l'existence. « Cet amour, dit Rousseau parlant de l'enfant, futur
citoyen, cet amour fait toute son existence ».
Montesquieu
est le premier philosophe à prescrire cet amour de la patrie. « Tout dépend...,
écrit-il, d'établir dans la république cet amour, et c'est à
l'inspirer que l'éducation doit être attentive ». Rousseau assigne à
l'éducation la même mission : « C'est l'éducation, dit-il, qui doit
donner aux âmes la forme nationale et diriger tellement leurs opinions
et leurs goûts qu'ils soient patriotes •par inclination, par passion,
par nécessité ».
Quelle
est cette patrie qu'il faut aimer ? Elle se confond avec l'égalité. «
Ce que j'appelle la vertu dans la république, écrit Montesquieu, c'est
l'amour de la patrie, c'est-à-dire l'amour de l'égalité ». Elle
s'identifie aux lois. « L'homme de bien politique, dit encore
Montesquieu, qui a la vertu politique dont j'ai parlé, c'est l'homme
qui aime les lois de son pays ». Elle est la même chose que les lois
et la liberté : « Tout vrai Républicain, dit Rousseau, suça avec le
lait de sa mère l'amour de sa patrie, c'est-à-dire des lois et des
libertés. » Etrange patrie qui n'est pas la terre des pères, étrange
patriotisme qui « n'est point, précise Montesquieu, une vertu morale,
ni une vertu chrétienne ». Rousseau dit même que le chrétien ne peut
pas être un bon patriote, ni un bon citoyen, parce que sa patrie à lui
est le ciel :
«
Le christianisme, dit-il dans le Contrat social, est une religion toute
spirituelle occupée uniquement des choses du Ciel : la patrie du chrétien
n'est pas de ce monde, il fait son devoir, c'est vrai, mais il le fait
avec une profonde indifférence. »
Nous
sommes dans un univers nouveau où la patrie n'est plus le pays natal, où
l'amour de la patrie ne relève plus ni de la morale, ni du
christianisme. Mais alors quel est cet amour singulier ? Un «renoncement»,
dit Montesquieu : « La vertu politique - on sait qu'il entend par cette
expression l'amour de la patrie - est un renoncement à soi-même, qui
est toujours une chose très pénible ». Il ajoute que cet amour est nécessaire
à la conservation du gouvernement : « Le gouvernement, écrit-il, est
comme toutes les choses du monde : pour le conserver, il faut l'aimer ».
Rousseau, lui, ne définit pas l'amour de la patrie, mais il y voit la
condition de l'existence du citoyen : « Cet amour fait toute son
existence ; il ne voit que la patrie, il ne vit que pour elle ; sitôt
qu'il est seul, il est nul ; sitôt qu'il n'a plus de patrie, il n'est
plus ; et s'il n'est pas mort, il est pis ». La patrie ou la mort ;
aimer la patrie ou n'exister plus.
Résumons.
L'amour de la patrie enseigné au futur citoyen est l'amour de l'égalité,
des lois et du gouvernement. C'est un commandement : « Tu aimeras l'égalité,
tu aimeras le gouvernement, afin de les conserver, et de te conserver
toi-même. Pour cela il te faudra renoncer à toi-même, te sacrifier en
quelque sorte, mais ce sera dans ton intérêt ». On peut juger cette
religion étrange, mais elle est ainsi. Le futur citoyen doit
l'apprendre.
Une
éducation par l'Etat et pour l'Etat
Quel
rôle y tient l'Etat ? Il en fait partie, puisqu'il est indissociable de
l'éducation, et puisqu'il s'agit, nous l'avons vu, de préparer des
citoyens à l'Etat. Mais certains philosophes voudraient que l'Etat se
charge lui-même d'éduquer.
L'Etat
éducateur se trouvait déjà dans L’histoire des Sévarambes
(1675) de l'écrivain libertin, Denis Veiras, et dans le Télémaque de
Fénelon (1699). Montesquieu se réfère aux Sévarambes, et rapproche
leurs lois de celes des anciens Grecs, dont il loue le mérite : « Les
anciens Grecs, dit-il, pénétrés de la nécessité que les peuples qui
vivaient sous un gouvernement populaire fussent élevés à la vertu,
firent, pour l'inspirer, des institutions singulières ». Rousseau
propose de confier à un « collège de magistrats » la « suprême
administration de l'instruction publique ». Mais le plus net à cet égard
est La Chalotais quand il écrit : « J'entends revendiquer pour la
nation une éducation qui dépende seulement de l'Etat parce qu'elle lui
appartient essentiellement (...) parce que les enfants de l'Etat doivent
être éduqués par les membres de l'Etat ». On voudra bien observer
toutefois que l'Etat éducateur n'est pas la première revendication des
philosophes, même de ceux que nous venons de citer. Ce que veulent
d'abord les philosophes, tous les philosophes, c'est un enseignement
civique faisant aimer la patrie et l'Etat. La revendication de l'Etat éducateur
n'est que le corollaire de cette exigence primordiale. L'éducation doit
d'abord, selon l'expression d'Holbach, « former des citoyens à l'Etat
». Ensuite, éventuellement elle peut être prise en charge par l'Etat
lui-même.
On
ne saurait douter du résultat. L'éducation peut tout. Si tous ne
croient pas comme Helvétius que l'homme soit « le produit de son éducation
», tous sont persuadés que l'esprit de l'enfant se fabrique à volonté
par les sensations qu'on lui fait éprouver. Le citoyen se fabrique
donc, il est immanquablement produit, et de ce fait l'humanité misérable
se transforme. Chez plusieurs philosophes apparaît cet espoir d'un
perfectionnement de la race en lien avec l'éducation ; « Nier la force
de l'éducation, écrit La Chalotais, c'est nier contre l'expérience la
force de l'habitude... Il y a un Art de changer la race des animaux, n'y
en aurait-il point pour perfectionner celle des hommes ? ». Turgot
professe que « les progrès de l'éducation » avec ceux des «
connaissances physiques » peuvent contribuer à « perfectionner
l'organisation », autrement dit la mécanique humaine.
II.
LA THEORIE REVOLUTIONNAIRE
Une
conviction analogue habite les hommes de la Révolution. En effet, dans
presque tous leurs discours, rapports et interventions diverses dans les
assemblées.
on
trouve cette idée d'une «régénération » possible de l'espèce par
l'éducation. Celle-ci élève des citoyens, et puisque le citoyen est
l'homme véritable, on peut dire qu'elle transforme l'humanité ; Dans
ses trois mémoires de 1791 sur l'éducation Condorcet annonce le «
perfectionnement général de l'espèce humaine » par de bonnes
institutions éducatives. En 1792, Jean-François Ducos exhorte les réformateurs
de l'éducation à « marcher vers un but unique et commun : l'amélioration
et le bonheur de l'espèce humaine ». Enfin Lakanal en 1794 exalte «
la puissance d'une bonne éducation nationale » capable d'« améliorer
toutes les facultés » et de « changer en bien toutes les destinées
de l'espèce humaine ». « L'éducation, avait dit un jésuite, est la
rénovation du monde ». Les révolutionnaires en attendent la régénération
de l'humanité.
A
la condition de former les enfants à l'altruisme. Nous retrouvons ici
l'anthropologie des Lumières. Nous avons tous besoin des autres ; que
les enfants apprennent cela d'abord. L'homme, déclare en 1793 le
conventionnel Hentz, « n'est pas heureux seul. Les jouissances ne sont
que par comparaison ». Que les enfants le sachent, il faut donner pour
recevoir, et l'on doit par conséquent sans cesse oeuvrer à rapprocher
« les hommes entre eux » et à les « lier par une réciprocité
fraternelle de besoins et de services ». Il faut enseigner les droits
et les devoirs. L'instruction commune, écrit Condorcet, aura pour but
d'enseigner aux individus de l'espèce humaine ce qu'il leur est nécessaire
de savoir pour jouir de leurs droits et pour remplir leurs devoirs ».
Dans
la pratique, et comme dans la pédagogie des Lumières, on visera
toujours à l'utilité. L'instruction dispensera des connaissances
utiles. Elle formera aux métiers, aux professions. Le citoyen est un être
utile. « Vous allez devenir citoyens explique à la jeunesse le
ministre François de Neufchâteau ; comprenez bien la dignité de ce
titre ; la première obligation qu'il vous impose, c'est de vous rendre
utiles par un métier, une profession, un emploi bien entendu de vos
facultés ».
Pour
la pédagogie des Lumières, utilité signifie priorité aux sciences
exactes. Les humanités ne sont pas utiles. Reprenant la théorie de
Diderot sur la supériorité de la formation scientifique, deux des
rapporteurs du Comité d'instruction publique, Arbogast et Lakanal
veulent appliquer la méthode analytique à tous les enseignements y
compris celui de la morale. Lakanal recommande l'enseignement de ce
qu'il appelle les « sciences morales » et veut qu'elles puissent être
apprises par «des méthodes aussi rigoureuses que les sciences exactes
et physiques ». Car il ne s'agit plus de la fin de l'homme, mais de son
« organisation ». La science connaît cette organisation. Elle
est donc libératrice et créatrice de l'être nouveau, le citoyen. La
science et la liberté sont inséparables et concourent ensemble au
perfectionnement de l'humanité. « L'analyse, dit le rapport Arbogast,
est aux sciences, elle est à l'enseignement ce que la liberté est aux
constitutions politiques ; l'une et l'autre font sentir à l'homme sa
dignité et contribuent à sa perfection ». Certes la République
n'a pas besoin de savants, mais d'hommes libres grâce à la science et
dignes de l'être.
Enfin
les révolutionnaires, comme les philosophes des Lumières, entendent.
former le citoyen à l'amour de la patrie. « Il est surtout nécessaire,
écrit Arbogast, de pénétrer tous les coeurs de cet amour de la patrie
qui est la première vertu d'un peuple libre ». Plusieurs d'entre eux
citent dans leurs discours et rapports l'exhortation de Rousseau dans
les Considérations sur le gouvernement de Pologne : « Un
enfant, en ouvrant les yeux, doit voir la patrie... ». Arbogast la
reproduit entièrement. Thibaudeau également, Andrieux l'interprète à
sa manière : « Ce n'est pas de science, déclare-t-il, que
l'instituteur a besoin, c'est de patience, c'est de douceur, c'est de
vertu, c'est de patriotisme... Il a des hommes et des citoyens à
former, non pas des savante ». Hentz dit la même chose. Cela ne veut
pas dire que le futur citoyen est un ignorant, mais qu'il ne sait rien
que d'utile et servant à sa conservation et à celle de l'espèce. En
cela vraiment réside son patriotisme.
Altruisme,
utilité, priorité des sciences amour de la patrie
Altruisme,
utilité, priorité des sciences, amour de la patrie, ces quatre
principes gouvernaient la philosophie des Lumières. Es commandent à
celle de la Révolution. Sous la Révolution la restriction à l'utile
est plus serrée ; on parle d'analyse, mot que n'employaient pas les pédagogues
des Lumières. Ce sont là de bien petites différences. Au sujet du mot
jouissance, les révolutionnaires sembleraient de prime abord lui préférer
celui du bonheur. Mais des lectures étendues le font apparaître plus
souvent qu'on ne l'aurait cru. « Les jouissances ne sont que par
comparaison », nous avons cité plus haut ce mot de Hentz. On doit
connaître aussi le discours adressé au roi Louis XVI le 14 septembre
1791 par le président de l’Assemblée nationale. Vous allez être
heureux, est-il expliqué au pauvre monarque, vous allez « jouir » grâce
à la constitution que vous venez de sanctionner : « Sire, dit le président,
qu'elle doit être grande à nos yeux et chère à nos coeurs, qu'elle
sera sublime dans notre histoire, l'époque de cette régénération qui
donne à la France des citoyens, aux Français une patrie et à vous,
comme roi, un nouveau titre de grandeur et de gloire, à vous encore
comme homme, une nouvelle source de .jouissances et de nouvelles
sensations ». Comme homme véritable, s'entend, c'est-à-dire comme
citoyen. L'homme ne peut jouir en effet que dans l'exercice de ses
droits et dans l'accomplissement de ses devoirs. « Empressez-vous
d'acquitter vos contributions, dira à ses administrés un préfet du
Consulat, ce fut dans tous les temps un devoir, ce doit être
aujourd'hui une puissance ».
Les
deux pédagogies sont donc semblables, mais alors que la première,
celle des Lumières, est seulement la théorie à la mode, la seconde,
étant la doctrine des hommes au pouvoir, entre en application. Les révolutionnaires
s'efforcent de créer des institutions éducatives et un nouveau système
d'enseignement, où leur doctrine puisse s'appliquer.
Us
posent en principe que ces institutions et cet enseignement relèveront
de l'Etat. Dans l'ancienne société l'Etat intervenait aussi, mais au
titre de ce que l'on appelait la « police générale », et seulement
pour confirmer, ratifier ou réformer éventuellement des institutions
émanant de la société ou de l'Eglise, et leur conférer ainsi un
caractère public. Dans la nouvelle société l'Etat est créateur et régénérateur,
et l'on ne peut imaginer une éducation qui ne sorte pas de lui. Les révolutionnaires
sont pénétrés des trois idées suivantes : 1) l'Etat et l'éducation
ne font qu'un ; 2) l'éducation doit être la même pour tous et cela ne
peut se réaliser que par la puissance de l'Etat ; 3) les enfants
appartiennent à l'Etat. Les deux premières idées viennent des Lumières.
La troisième est celle de toutes tes utopies depuis l'Antiquité.
L'Etat
et l'éducation ne font qu'un. Cela veut dire le droit de l'Etat d'éduquer,
mais aussi le devoir de l'éducation de servir le régime et de se
consacrer entièrement à ce service, il y a une union étroite entre la
constitution et l'éducation. « La constitution, écrit Lakanal, doit
être tellement faite pour l'éducation et l'éducation pour la
constitution que toutes deux sont manquées si elles ne sont pas
l'ouvrage des mêmes esprits».
Ce
n'est pas à leur famille que les enfants appartiennent mais à l'Etat
L'éducation
doit être la même pour tous. C’est le principe égalitaire. « Cette
égalité d'instruction, écrit Condorcet, contribuerait à la
perfection des arts... Elle établirait un autre genre d'égalité plus
générale, celle du bien-être. Même formation pour tous les enfants,
réclame Jean-François Ducos : « Tant que vous n'aurez pas moulé sur
une même forme de vertu tous les enfants de la patrie, c'est en vain
que vos lois réclameront la sainte Egalité ». Sous le Directoire l'éducation
uniforme est baptisée « commune » : « Et moi, dit par exemple
Andrieux, député des Cinq Cent, je veux une éducation commune...
j'entends semblable, uniforme, dirigée vers un même but ».
Enfin
ce n'est pas à leurs familles que les enfants appartiennent, mais à
l'Etat. « Il est temps, déclare Danton, de rétablir le grand principe
qu'on semble méconnaître, que les enfants appartiennent à la République
avant d'appartenir à leurs parents ». « J'ai toujours pensé, dit le
conventionnel Thibaudeau, que les enfants étaient propriété de l'Etat
et que les parents n'en étaient que les dépositaires ; que c'était à
l'Etat à recevoir pour ainsi dire l'enfant du sein de sa mère et qu'il
devait s'en emparer comme de son bien le plus précieux ».
Tels
sont les principes institutionnels. Voici maintenant les institutions
elles-mêmes. Les régimes révolutionnaires successifs s'efforcent de
mettre sur pied l'école d'Etat, l'« école républicaine ».
D'abord
l'école primaire. Ce sont les écoles créées par la loi Bouquier (29
frimaire an II, 19 décembre 1793). Leur établissement dépend des
districts et des cantons, mais leurs instituteurs sont salariés par
l'Etat, bien que choisis par des jurys départementaux sur critères, il
est vrai, définis par une commission d'Etat, la Commission exécutive
de l'Instruction Publique.
Ensuite
la Convention remplace les anciens collèges secondaires par des «écoles
centrales » qui sont plus que les écoles primaires des écoles d'Etat.
L'Etat les fonde (une par département), rémunère leurs professeurs et
fixe leurs programmes.
A
côté des écoles d'Etat sont tolérées des écoles libres, mais d'une
liberté contrôlée. Tout citoyen peut fonder son école, mais il doit
auparavant produire un certificat de civisme et de bonnes mœurs.
Exigence logique : l'école libre elle aussi forme les futurs citoyens.
Certains
conventionnels auraient voulu compléter l'instruction d'Etat par l'éducation
d'Etat, enlever pour cela les enfants à leurs familles, et les confier
à des « maisons communes ». Dans son Plan d'éducation nationale, ouvrage
posthume, lu à la Convention par Robespierre, le 23 juillet 1793,
Lepeletier s'exprime ainsi : « Je demande que vous décrétiez que
depuis l'âge de cinq ans jusqu'à douze pour les garçons, et jusqu'à
onze pour les filles, tous les enfants sans distinction et sans
exception, seront élevés en commun aux dépens de la République ; et
que tous, sous la sainte loi de l'égalité, recevront mêmes vêtements,
même nourriture, même Instruction, mêmes soins ».
Le
1er août, rapportant sur le projet Lepeletier, Bourdon demande lui
aussi des « maisons communes d'éducation». Cependant il retarde l'âge
d'entrée à sept ans, et laisse les familles libres d'y placer ou non
leurs enfants. Mais ces amendements ne suffisent pas. Ce même 1er août
l'éducation commune est combattue par Thibaudeau, lequel invoque les «
droits de la paternité » et la « tendresse maternelle » qui « ne se
supplée point ». Après le 9 thermidor il n'est plus jamais question
des « maisons communes ». La famille garde les enfants.
Républicaniser
Mais
sous surveillance. Elever les enfants, soit, mais d'une manière républicaine.
L'éducation familiale doit être contrôlée. « Vous pouvez, déclare
Thibaudeau, prendre des précautions pour que la société soit assurée
que l'enfant qui n'aura pas été envoyé à la maison d'éducation, est
bien élevé par ses parents dans des principes conformes aux intérêts
de la République, car, si l'on ne peut forcer les parents de renoncer
à donner eux-mêmes l'éducation à leurs enfants, comme ils n'en sont
que dépositaires, la société a alors le droit de surveiller à chaque
instant ce dépôt».
Au
besoin des sanctions seront prises contre les parents négligents.
Bourdon demande une peine pour les « parents négligents ou coupables
qui corrompraient l'esprit de leurs enfants », Thibaudeau pour le père
« qui élèverait les enfants dans des principes contraires à ceux de
la liberté et de l'égalité ». Sous le Directoire on ne parle plus de
surveillance, ni de sanctions, mais un député des Cinq Cent invite
quand même à se « méfier » des parents. « Si donc, dit-il, vous
voulez former des républicains, méfiez-vous de la faiblesse des
parents ». Et l'on redouble de vigilance à l'égard des écoles libres
et de tous les enseignements privés. « Surveillez, demande le député
Andrieux, j'y consens, je le veux, surveillez et même d'assez près les
instituteurs particuliers qui n'offrent à la société aucune garantie
». Le projet de loi suivant est adopté : « Tous les individus
enseignant une doctrine, une science, un art libéral quelconque, sont
placés sous l'inspection de la police qui peut toujours leur défendre
d'enseigner s'ils professent des principes anti-républicains ».
Car
l'éducation finalement se résume à ceci : républicaniser. L'école
est républicaine et toute l'éducation doit l'être. Car l'éducation
et le régime se confondent, et les enfants doivent être identifiés au
régime. C'est le but. Il n'y en a pas d'autre.
Et
la première matière d'étude est la « morale républicaine ». Hentz
veut qu'avec la lecture, l'écriture et l'arithmétique, soient professées
« la Constitution républicaine, les lois principales et la morale
universelle ». Bourdon demande que les enfants soient formés « à la
pratique de la liberté et de l'égalité ». Parmi les nouveaux livres
de classé figure avec honneur le « catéchisme républicain ». La
formule du catéchisme avait bien servi l'ancienne religion. Elle est réemployée
pour la nouvelle, autrement dit la « religion civile ». Le nouveau catéchisme
invite l'enfant à prendre la « ferme résolution de ne faire à autrui
que ce qu'il voudrait qu'on lui fît », règle d'or de la vie républicaine.
Suivent les « Dix commandements de la République française » et le
premier celui de défendre la patrie :
«
Français, ton pays défendras
Afin de vivre librement.
Tous les tyrans poursuivras
Jusqu'au-delà
de l’Indoustan ».
Ensuite
viennent les questions-réponses :
Q
- « Quel est le meilleur des gouvernements ? »
R - « Celui où le peuple a sa place, le républicain ».
Le
rapporteur Hentz demande que cette instruction soit solennisée. Il veut
que l'instituteur la donne dans la « salle de l'assemblée des citoyens
» en présence des parents :
Catéchismes
et fêtes de la République
«
Tous les jours, le soir, à l'heure fixée pour la fermeture de l'école,
l'instituteur et l'institutrice vont avec les élèves dans la salle
d'assemblée des citoyens où se trouvent invités les citoyens et
surtout les mères des enfants. L'instituteur y lit l'analyse d'un
chapitre de l'Emile de Jean-Jacques Rousseau, il leur répète
ensuite cette sublime maxime « faites aux autres ce que vous voudriez
qu'ils vous fissent ». En note, Hentz précise que la lecture de L'Emile
peut être remplacée par celle « d'un autre bon traité d'éducation».
A
la solennité de la doctrine civique on ajoute sous le Directoire les fêtes
républicaines destinées à la jeunesse. Prestige du modèle catholique
: après le catéchisme on imite la liturgie. Certains députés préfèrent
la liturgie au catéchisme. « Les cérémonies de l'Eglise catholique,
rappelle le député Joubert, ont plus fait que le catéchisme et les
sermons », il voudrait que la « loi obligeât les instituteurs à
conduire les élèves à toutes les fêtes civiques ».
Comme
ils les conduisaient jadis à la messe et aux vêpres. Mais la
ressemblance n'est que superficielle. La liturgie de l'Eglise propose
des images et des symboles pour l'intelligence des mystères. «
Invisibilia per visibilia ». La liturgie révolutionnaire entend
modeler les esprits par le moyen des sensations. « Frappons les sens
des élèves. demande en 1799 le député Sherlock, agissons sur
eux par l'imagination, la mémoire, le raisonnement et par cet
enthousiasme que Rabaut appelait la magie de la raison ». « Les
hommes, disait Diderot, sont plus touchés des cérémonies extérieures
qu'on ne le pense... L'homme et l’animal ne sont que des machines de
chair et sensibles».
La
formation militaire complète cette éducation ; En 1799 trois orateurs
au moins la font entrer dans leurs projets éducatifs. D'abord Sherlock
: « Il faut qu'à l'âge de 19 ans la jeunesse soit appelée aux
exercices militaires et à l'étude d'une profession mécanique ; car
deux ans après les jeunes gens sont citoyens, et défenseurs de la
Patrie un an après». Ensuite Joubert : « il faudra conserver votre
loi de conscription militaire, et mettre au nombre des objets qui
composeront l'éducation les exercices militaires, les évolutions, te
maniement des armes ». Enfin Andrieux : « Presque tous les Français
sont destinés à servir la patrie comme militaire, puisque tous à
seize ans font partie de la garde nationale, peut-on se dispenser de
leur apprendre dès l'enfance le maniement des armes ? » Nous
sommes dans la logique patriotique et civique. Le patriote, le citoyen
est un homme armé pour la défense des droits de l'homme et du citoyen,
qui sont sa patrie, il est un homme armé sous tous les régimes issus
de la Révolution, et tant que le patriotisme révolutionnaire garde sa
forme jacobine, il l'est sous le Directoire comme sous la Convention. E
l'est sous les régimes suivants, à commencer par le Consulat et
l'Empire.
III.
NAPOLEON
D'ailleurs
on ne voit guère de différence entre la conception napoléonienne du
citoyen et celle de la Révolution et des Lumières. Pour Napoléon le
citoyen est une utilité. Pas plus que la République l'Empereur n'a
besoin de savants, il lui faut « des conseillers d'Etat, des préfets,
des officiers, des ingénieurs, des professeurs » bref des instruments.
Le
monopole de l'Université impériale prolonge et achève l'oeuvre
scolaire de la Révolution. La Convention avait créé l'école nouvelle
d'Etat. Napoléon lui donne en quelque sorte l'exclusivité. Ayant
institué en 1806 l'Université impériale, il lui confère en 1811 le
monopole de renseignement, il n'y aura désormais d'autre école que par
la permission de l'Université impériale, et toute permission sera révocable.
Admirons
le progrès : avant Bonaparte on faisait des vœux, on répétait « Préparons
le citoyen ». Bonaparte lui le prépare, il invente l'Université comme
un moyen de diriger les esprits. « Le but principal de l'établissement
d'un corps enseignant, déclare-t-il au Conseil d'Etat, est d'avoir un
moyen de diriger les opinions politiques et nationales ». Un moyen
aussi efficace qu'une machine bien réglée. D'ailleurs l'Université
est une machine. C'est Fourcroy, nommé directeur général de
l'instruction, qui le dit : «.L'instruction publique, écrit-il, doit
être une machine très puissante dans un système politique. C'est par
elle que le législateur pourra faire renaître un jour un esprit
national et s'en aider lui-même un jour ». «.Faire renaître un
esprit national ». Quelques années plus tôt Lakanal parlait de
« L'intelligence d'une grande nation » et de la « recréation » de
son « entendement » par « l'art d'enseigner ». C'était à peu près
le même langage.
Il
est toutefois deux articles déprogramme napoléonien où la pédagogie
des Lumières et celle de la Révolution semblent contredites : la
priorité des études littéraires et l'enseignement religieux.
«
J'ai voulu, dit Napoléon, j'ai voulu de l'Université qu'elle soit
fortement lettrée, j'aime les sciences physiques et mathématiques,
chacune d'elles... est une belle application partielle de l'esprit
humain ; mais les lettres, c'est l'esprit lui-même ; l'étude des
lettres, c'est l'éducation générale qui prépare à tout, l'éducation
de l'âme ». Etranges propos chez un homme des Lumières. Nous sommes
très loin de Diderot, de Condorcet et de Lakanal.
Plus
étrange encore le retour de l'enseignement religieux. On lit dans le décret
du 17 mai 1808, que « toutes les écoles de l'Université impériale
prendront pour base de leur enseignement : - Les préceptes de la
religion catholique ». Peut-on imaginer rupture plus complète avec la
pédagogie philosophique?
Cependant
il faut considérer les véritables raisons de l'Empereur. A ses yeux
les lettres et la religion sont des instruments de pouvoir. A tort ou à
raison, mais c'est un fait, il voit dans les lettres classiques une école
de discipline et de docilité. « Avant tout, dit-il à Villemain,
mettons la jeunesse au régime des saines et fortes lectures. Corneille,
Bossuet, voilà les maîtres qu'il lui faut. Cela est grand, sublime,-
et en même temps régulier, paisible, subordonné ». Quant à la
religion, elle lui paraît indispensable à la fabrication des hommes
dont il a besoin, à la fois gouvernables et capables de grandes
actions. L'homme sans Dieu, dit-il un jour à Joubert et à Fontanes, ne
fait pas son affaire : « il faut, leur explique-t-il, me faire des élèves
qui sachent être des hommes... Et vous croyez... que l'homme peut être
homme s'il n'a pas Dieu ! Sur quel point d'appui posera-t-il son levier
pour soulever le monde, le mode de ses passions et de ses fureurs ?
L'homme sans Dieu, je l'ai vu à l'œuvre depuis 1793. Cet homme-là on
ne le gouverne pas, on le mitraille, de cet homme-là j'en ai assez ! Et
c'est cet homme-là que vous voudriez faire sortir de nos lycées ? Non,
non ». Et d'ajouter ces étonnantes paroles : « Pour former l'homme
qu'il nous faut, je me mettrai avec Dieu ; car il s'agit de créer, et
vous n'avez pas encore trouvé le pouvoir créateur apparemment ». On a
bien entendu. Ces paroles ont bien été prononcées : pour faire
l'homme nouveau, c'est-à-dire le citoyen, Napoléon entend s'associer
au Dieu créateur. Car il s'agit d'une création, et Dieu seul peut créer
: je dois donc me « mettre avec » Lui. Napoléon invente un procédé
extraordinaire, auquel n'avaient pas songé les philosophes : la réquisition
du Dieu créateur pour la fabrication du citoyen.
On
touche ici le sommet de l'utopie. La Révolution n'avait pu s'élever
jusque-là. Elle en était empêchée par son athéisme ou son déisme.
Elle ne pouvait se servir de Dieu, étant incapable de le concevoir.
Napoléon, lui, non seulement le conçoit, mais encore en réalise
parfaitement la puissance créatrice et la souveraine maîtrise, et il
met la main sur cette puissance et cette maîtrise et les emploie à son
service. Pure illusion, dira-t-on, le Dieu tout-puissant n'est au
service de personne, même pas de Napoléon, il ne peut pas marcher dans
cette affaire. Certes, il ne le peut pas, mais ses ministres, eux, le
peuvent, autrement dit le clergé concordataire. Et ils pourront même
faire croire que Dieu le peut. N'ont-ils pas été institués à cet
effet ?
Ainsi
Napoléon porte-t-il à sa perfection la machine éducative, la machine
à faire le citoyen. La paideia philosophique avait défini le produit
à fabriquer. L'Empereur met au point la technique de fabrication de
masse.
IV.
LES DIX-NEUVIEME ET VINGTIEME SIECLES
Il
ne manque pas d'historiens de l'éducation civique aux dix-neuvième et
vingtième siècles. Mais leur perspective est un peu différente de la
nôtre. Nous cherchons quant à nous les racines philosophiques. Notre
question est la suivante : la formation du citoyen selon les principes
philosophiques des Lumières et de la Révolution, se poursuit-elle
jusqu'à nos jours ? Toutefois si nous pouvons poser la question, il
nous est difficile d'y répondre ; cela excède notre compétence. Nous
nous bornons à verser au dossier quelques extraits de lectures avec les
réflexions que ces textes nous ont inspirées.
Nous
avons lu principalement des manuels de morale et d'instruction civique.
L'ouvrage
de Théodore-Henri Barrau, intitulé Livre de morale pratique,
publié en 1852, réédité en 1872, est utilisé par les écoles de
l'Etat sous le Second Empire et au début de la Troisième République.
L'auteur, qui a pris sa retraite en 1845, est un praticien de
renseignement, il a dirigé successivement les collèges de Riom, Agen,
Niort et Chaumont. Son manuel est autorisé par le Conseil de
l'Instruction publique, et approuvé par l'archevêque de Paris et les
évêques de Versailles et de Pamiers. C'est un recueil de bons exemples
et d'histoires édifiantes, tirées de l'histoire sacrée ou profane, et
illustrant les différentes vertus et qualités morales. Chaque vertu ou
qualité est d'abord définie, les définitions étant extraites des
moralistes classiques, comme La Fontaine ou La Bruyère. Ensuite elle
est illustrée de plusieurs exemples. L'ouvrage est divisé en trois
parties :« Devoirs de l'homme envers Dieu », «Devoirs envers lui-même
», « Devoirs envers les autres hommes ». Cette troisième partie est
de beaucoup la plus longue avec 280 pages sur 462. C'est la partie de
l'altruisme, de la « paideia » des Lumières.
L'altruisme
et la solidarité
Nous
y retrouvons en effet exactement les mêmes principes que ceux des
philosophes. Nous y retrouvons la bienfaisance de d'Holbach et de
Rousseau, la bienfaisance alliée à la raison. « Prends de bonne
heure, est-il recommandé à l'enfant, prends de bonne heure l'habitude
de la bienfaisance, mais d'une bienfaisance éclairée par la raison,
dirigée par la justice ». Et qui fait jouir celui qui la pratique : «
ta bienfaisance, continue le manuel,... sera pour toi une occupation
comme une jouissance ». Faites le bien mes enfants, vous en éprouverez
du plaisir : « Lorsqu'on nous raconte un beau trait de dévouement,
nous nous sentons vivement émus ; nous éprouvons un plaisir noble et
pur : nous nous sentons meilleurs. N'est-il pas vrai que nous éprouverions
un plaisir encore plus vif, une émotion plus forte, un bonheur encore
plus grand, en imitant ce que nous avons admiré ? » En somme on tire
un profit personnel du bien que l'on fait. Ce sont exactement les Lumières.
C'est exactement Rousseau avec sa bienfaisance comme extension de
l'amour propre. Et d'ailleurs le manuel de Barrau, bien qu'approuvé par
les évêques, ne contient pas un mot sur la charité.
Son
patriotisme aussi vient des Lumières et de la Révolution. C'est celui
de Rousseau et de Robespierre. Sa patrie, comme la leur, exige du
citoyen le don total de lui-même. En exergue du chapitre intitulé «
Devoirs envers la patrie » figure la citation suivante du poète Barthélémy,
réplique exacte des couplets patriotiques de la Marseillaise et
du Chant du Départ:
«Souvenez-vous
sans cesse que la patrie a des droits imprescriptibles et sacrés sur
vos vertus, sur vos talents, sur vos sentiments et sur toutes vos
actions ; qu'en quelque état que vous vous trouviez, vous n'êtes que
des soldats en faction, obligés de veiller pour elle et de voler à son
secours au moindre danger ».
Nos
deuxième et troisième lectures ont été celles de deux manuels du
temps de la Troisième République : Aulard et Bayet et J. et H, Launey.
Nous
sommes maintenant sous un régime laïque : la religion est donc
absente. Introduit par Napoléon, conservé par tous les régimes,
renseignement religieux a aujourd'hui disparu de l'école d'Etat. C'est
un événement, mais il faut lui donner sa juste Importance. Déjà,
dans le manuel de Barrau, la religion ne tenait qu'une faible place.
Dans le système napoléonien, elle n'avait jamais été qu'une utilité
surajoutée, indispensable sans doute, mais utilité quand même. Forte
aujourd'hui de plus d'un siècle d'existence, l’instruction d'Etat
fondée par la Révolution, peut se permettre de se passer de la
religion, chose d'ailleurs étrangère à sa substance.
Pour
le reste on ne change pas, Aulard, Bayet et les Launey enseignent comme
Barrau l'altruisme utilitaire des Lumières : le bien c'est l'utile, le
mal l'inutile. Diderot le disait. Albert Bayet le répète : « Les
bonnes actions, professe-t-il, sont celles qui nous sont utiles, c'est-à-dire
qui nous rendent vraiment heureux. Les mauvaises actions sont celles qui
nous sont nuisibles, c'est-à-dire celles qui nous rendront malheureux
». Pour être heureux, il fout donc aider les autres : « Si chacun de
nous cherchait toujours à rendre service aux autres, tout le monde
serait heureux ». L'apologue de la maison brûlée vient illustrer
cette grande vérité. « En effet, écrit le bon M, Bayet, si nous ne
rendions jamais service aux autres, le jour où leur maison prendrait
feu, ils ne pourraient pas tout seuls éteindre l'incendie ; leur maison
brûlerait, et ils seraient malheureux.
Le
patriotisme des grands ancêtres
Mais,
pour se venger, le jour où ce serait notre maison qui prendrait feu,
les autres, ne nous aideraient pas à éteindre le feu, et nous serions
ainsi malheureux. » Evidemment l'hypothèse du voisin charitable, qui
rendrait le bien pour le mal, n'est pas envisagée ici. Car « cette
charité chimérique, disait déjà Diderot, n'existe pas ». M. Bayet
connaît l'amour, mais c'est l'amour du cosmopolitisme humanitaire,
l'amour consistant à être utile à tous les hommes. « Autrefois, écrit
notre auteur, lorsque les hommes étaient encore des Sauvages, aucun
d'entre eux ne voulait travailler pour les autres... Il faut toujours
travailler pour autrui, c'est-à-dire pour tous les autres hommes», il
cite ses autorités : Condorcet et Auguste Comte. « Les grands
philosophes français, Condorcet et Auguste Comte, avaient raison de
dire que pour posséder le vrai bonheur, nous devons vivre pour autrui
». Les Launey rappellent que nous sommes les parties d'un tout,
l'humanité. Ils citent cette sentence du philosophe Guyau :
«
Je ne m'appartiens pas, car chaque être n'est rien sans tous, rien par
lui seul ; mais la nature entière résonne dans chaque être, et, sur
son vaste sein, nous sommes tous unis, égaux et solidaires ».
Ils
se réfèrent aussi à « l'admirable ouvrage de M. Bourgeois, Solidarité
». Mais les idées de Bourgeois, comme celles de Guyau, ces idées
de dépendance de l'espèce et d'inexistence de l'homme seul, sont des
idées des Lumières. On y retrouve le matérialisme à l'antique
professé par la philosophie éclairée. « Il n'y a plus qu'une
substance dans l'univers, disait Diderot, dans l'homme, dans l'animal».
«Nul atome, écrivait-il encore, ne tient un autre atome dans sa dépendance
exclusive, mais chaque atome est dépendant du tout dont il fait partie
». La solidarité des Bourgeois et Guyau, est celle des particules d'un
corps qui ne peuvent pas faire autrement que d'être des particules de
ce corps. C’est une solidarité physique, c'est une loi physique, et
qui reste physique. On peut la qualifier de loi morale, mais ce n'est
pas une loi morale.
Telle
est, dans ces manuels de la Troisième République, la réalité de
l'altruisme.
Quant
à leur patriotisme, il est exactement celui des grands ancêtres :
aimer la patrie consiste à aimer la Révolution. Aulard écrit :
«
Nous avons le devoir de continuer de toutes nos forces l'oeuvre
entreprise par nos pères au temps de la Révolution française, quand
ils fondèrent la nation, et c'est le sentiment de ce devoir que nous
appelons le patriotisme ».
L'histoire
du patriotisme révolutionnaire comporte, on le sait, deux phases
successives, la première belliciste, où il faut mourir pour la patrie
française, incarnation des droits de l'homme, la seconde humanitaire, où
la patrie se confond avec l'espèce humaine. Le patriotisme de nos
manuels se situe dans la première phase, et cependant aspire à connaître
la seconde. « La religion de la patrie, enseigne le manuel Launey,
conduit à la religion de l'humanité... L'idée est séduisante de
faire de l'humanité une belle réunion d'universelle fraternité ».
Mais il est encore trop tôt. Car « les autres peuples sont loin de
partager notre enthousiasme de fraternité ». Pour Aulard il y a encore
beaucoup trop de sauvages : « Une partie de l'humanité, écrit-il, est
encore ignorante, superstitieuse et barbare ». En attendant sa
conversion à la vie civilisée, c'est-à-dire aux droits de l'homme, il
faut rester vigilants, il faut que la nation soit armée, il faut que la
jeunesse française tout entière se prépare au combat. Obligation pénible,
mais inévitable, il y a les sauvages, mais il y a aussi les rois et les
empereurs. « Le service militaire, écrit le même Aulard, est une
obligation très pénible. On en souffrirait moins et il faudrait moins
de soldats, s'il n'y avait plus en Europe de rois et d'empereurs qui
s'amusent à exciter des querelles entre les peuples et à leur faire
croire qu'ils se haïssent les uns les autres ». C'est un peu le ton de
la Marseillaise : « Que veut cette horde d'esclaves, de traîtres,
de rois conjurés ? » L'esprit de 92 n'est pas mort.
Ni
celui de 1799, puisque la Troisième République, à l'exemple du
Directoire, imagine d'armer les enfants. Ce sont les « bataillons
scolaires ». Le premier est créé en 1880 dans le cinquième
arrondissement de Paris. Un décret de 1882 généralise l'institution.
En 1885 on compte 57 bataillons pour sept départements ; 20 000 enfants
sont ainsi encadrés. Mais l'opinion publique ne suit pas, et
l'entreprise échoue. A partir de 1892 les derniers bataillons scolaires
sont supprimés. L'idée sera reprise au XXe siècle par certains régimes
totalitaires, et appliquée en grand par le régime nazi dans la Hitlerjugend,
où les adolescents étaient formés au maniement d'armes.
V.
L'ÉPOQUE PRÉSENTE
Ce
qui nous amène à l'époque présente.
Afin
de conclure cette étude, nous avons lu quelques textes officiels de la
Cinquième République, de 1995 à 2000. Ces textes sont les suivants :
l'arrêté ministériel du 22 février 1995 fixant les programmes
d'instruction civique à l'école primaire, l'intervention de Madame Ségolène
Royal sur le droit de tous les enfants à l'instruction, du 10 décembre
1998, et la circulaire du 14 mai 1999 sur l'obligation scolaire.
Il
est facile d'identifier dans ces textes plusieurs thèmes et idées
venues des Lumières et de la Révolution.
D'abord
le thème de la citoyenneté.
Il
s'agit, on le sait, d'un thème à la mode non seulement dans le
discours sur l'éducation, mais aussi dans tout le discours officiel
depuis 1995, et traité toujours de la manière suivante : la «citoyenneté
» est présentée comme l'excellence. Afin d'exceller, toutes les
institutions, toutes les activités, tous les emplois de la vie publique
et sociale, doivent être «citoyens ». On parle ainsi d'« entreprise
citoyenne », de «soldat citoyen », d'« assurance citoyenne »,
laquelle achemine l'enfant « vers une citoyenneté responsable ».
Ces
expressions n'étalent pas en usage au temps des Lumières et de la Révolution
française, On ne parlait pas de « citoyenneté », et citoyen n'était
pas un adjectif qualificatif. Mais si l'expression change, le sens
demeure. Comme dans le langage révolutionnaire, citoyen veut dire la vérité
de l'homme et son existence même. Aujourd'hui comme hier, ce qui n'est
pas citoyen n'existe pas, Ecoutons Madame Royal. Elle dit que l'école
prépare l'enfant à être citoyen. Et que s'il ne peut accéder à l'école
qui le prépare ainsi, il est exclu de l'humanité : « La
scolarisation, dit-elle, est un droit fondamental de l'enfant qui doit,
dès son plus jeune âge, être en mesure de rencontrer l'autre pour
devenir un citoyen libre et éclairé, Interdire à des milliers
d'enfants, comme c'est le cas aujourd'hui en France, d'exercer ce droit,
revient à les exclure de l'humanité ».
L'école
creuset de la citoyenneté
Le
deuxième thème que l'on peut dégager, est celui de tous les enfants.
Tous doivent la fréquenter. Aucun d'entre eux ne doit y échapper.
Malheureusement, déplore Madame Royale, « chaque année, plusieurs
milliers d'enfants échappent à l'école de la République ». On doit
y faire attention : « Une attention toute particulière doit être
accordée aux enfants ayant échappé au système scolaire ». Les pédagogues
du temps des Lumières et de la Révolution voulaient que l'on «
s'emparât » de l'enfant. Aujourd'hui un ministre ne veut pas le
laisser « s'échapper ».
L'«
école de la République » est l'école des droits de l'homme. On y
enseigne les droits de l'homme et du citoyen, non seulement dans le
cadre de l'instruction civique, mais dans toutes les disciplines. Car
toutes les connaissances leur sont subordonnées : « Le législateur a
souhaité, dit la circulaire du 14 mai 1999, que les exigences du droit
à l'instruction soient précisées dans un décret définissant un
socle commun de connaissances à acquérir dans le respect des droits de
l'homme et l'exercice de la citoyenneté ». L'« école, dit Madame
Royal, est le creuset de la citoyenneté ». Les tournures sont un peu
différentes, mais l'idée est exactement la même : aujourd'hui comme
sous la Révolution, la fonction essentielle de l'école est de républicaniser
les enfants, autrement dit de les identifier au régime des Droits de
l'homme.
C'est
pourquoi, disent encore nos textes, l'instruction à l'école doit
toujours être préférée à l'instruction de la famille. « Sans
remettre en cause, dit Madame Royale, l'instruction dans la famille qui
peut répondre à des situations sociales, familiales ou médicales
particulières, la loi affirme pour la première fois la priorité donnée
à l'instruction dans les établissements d'enseignements ». Et le
ministre de proclamer la « prééminence de l'école ». Ici également,
à n'en pas douter, l'inspiration révolutionnaire est présente. Certes
le ministre ne préconise pas comme Lepeletier, les « maisons d'éducation
commune », mais elle pense que l'instruction des enfants relève de l'État,
et non de la famille, sauf dans certains cas particuliers.
Le
troisième et dernier thème est celui de l’antisectarisme.
Certaines
écoles sont dénoncées comme « sectaires ». La circulaire de 1999
met en garde l'opinion contre des mouvements ou communautés « à
caractère sectaire » : « Ainsi, dit ce texte, ont pu se développer,
autour de mouvements ou de communautés à caractère sectaire, des
structures prétendant au titre d'établissement scolaire ». Le
ministre Royal avertit contre ce qu'elle appelle « l'embrigadement
sectaire ». « Le débat qui s'engage, dit-elle, dépasse les clivages
partisans : il concerne en effet la protection de nos enfants contre
l'embrigadement sectaire ».
Les
valeurs des Lumières
Mais
que signifie pour elle ce mot « sectaire » ? Elle ne s'explique guère
sur ce point. Et la même imprécision se retrouve dans tous les textes
officiels. Tous dénoncent le danger, mais aucun, à notre connaissance,
n'en indique précisément la nature, De même à propos de ces «
milieux intégristes ou obscurantistes » s'opposant, nous dit-on, « à
la scolarisation des filles » ; qui est visé ici ? quelle religion ?
Il arrive que le « sectarisme » soit associé au « fanatisme », par
exemple dans cette phrase de Madame Royal : « Le désarroi moral fait
parfois le lit du sectarisme et du fanatisme ». Mais nous ne sommes pas
beaucoup plus avancés. Dans le langage de la Révolution française, «
fanatisme » voulait dire attachement à la religion catholique. Est-ce
le même sens ici ? On peut le penser, mais rien ne permet de
l'affirmer.
En
tout cas un contrôle est prévu comme au temps de la Révolution. Les
familles qui instruisent elles-mêmes leurs enfants, et les écoles ne dépendant
pas de l'Etat, sont placées sous surveillance. Les inspecteurs d'académie
sont chargés de vérifier les connaissances des enfants. Pour cela ils
les interrogeront à domicile, ou dans un autre lieu où ces derniers se
sentiront plus libres de s'exprimer : « Le contrôle, dit en effet le
ministre, pourra être opéré notamment, mais pas exclusivement, au
domicile de l'enfant. Cela permettra de convoquer le mineur dans un
autre lieu que son domicile, où il sera beaucoup plus libre de
s'exprimer ». Des amendes et des peines sont prévues pour les parents
ayant omis de déclarer qu'ils enseignaient eux-mêmes leurs enfants ;
Les conventionnels, rappelons-le, avaient prévu des sanctions
analogues. Par bien des côtés en définitive, cette « école de la République
», cette école où l'on enseigne avant tout les droits de l'homme,
cette école qui a priorité sur la famille, et qui tient la famille en
suspicion, nous rappelle l'« école républicaine » du projet révolutionnaire,
et l'on pourrait même penser qu'elle est d'une certaine manière la réalisation
de ce projet.
La
philosophie en est-elle la même ?
Nous
trouvons dons nos textes sinon une morale, du moins une règle de vie.
Une
règle altruiste. L'enfant doit apprendre à « rencontrer l'autre » :
«
L'enfant, est-il
écrit, doit dès son plus jeune âge, être en mesure d'apprendre à
rencontrer l'autre pour devenir un citoyen libre et éclairé ». Il
doit être formé au « respect de l'autre ». Pour cela il faut lui
inculquer les dispositions suivantes :
«
sens de la dignité
de la personne humaine,
respect de l'intégrité physique,
respect de la liberté de conscience,
respect des règles de politesse,
accueil et respect des personnes malades
et handicapées »
Enfin
on lui enseignera l'horreur de « l'exclusion » et du « racisme ».
Altruisme
donc, mais est-ce l'altruisme des Lumières et de la Troisième République
? Les philosophes, et Aulard et Bayet à leur suite, disaient : «
Soyons bons pour les autres afin qu'ils soient bons pour nous ». Une
seule phrase ici rappelle cet altruisme utilitaire. On la trouve dans le
programme d'instruction civique. Elle concerne le devoir d'entraide : «
L'entraide est un devoir. A tout moment on peut avoir besoin de moi, et
moi des autres ». C’est la seule fois qu'une raison est invoquée. On
se contente généralement de formuler des préceptes sans invoquer les
principes qui les commandent.
En
revanche nos textes ne sont pas sans laisser transparaître une certaine
idée de l'homme. En trois endroits est amorcée une définition de l'être
humain. La première fois comme individu :
«
Chaque individu est unique. Nous sommes tous différents ».
La
seconde fois comme personne :
«
Aide à ceux que l'on ne connaît pas et pourquoi ?
Parce
qu'ils sont des personnes et qu'à ce titre ils sont nos égaux»
La
troisième fois comme « être social » :
«
L'homme, être social, vit en société et appartient à plusieurs
groupes (familles, quartier, classes, associations)».
La
France ou la République ?
Il
est donc enseigné aux enfants que l'homme est en même temps un «
individu » une « personne » et un « être social ». On peut
regretter toutefois que ces notions ne soient pas définies, et d'une
manière accessible, aux enfants, il y a bien le contexte, mais il n'est
pas très éclairant. « Chaque individu est unique », fait-on
apprendre aux enfants, mais ils ne sauront pas d'où vient cette unicité.
On se borne à donner des exemples de différences : « Nous sommes tous
différents. Exemples en classe : garçons, filles, différences de
taille, de poids, de couleur, de cheveux, de peau, de religion. C'est un
enrichissement mutuel ». Sans doute, mais ces différences ne font
qu'instituer des catégories. Elles ne rendent pas compte du caractère
unique de chacun des enfants de la classe ; Le mot « personne » n'est
pas plus expliqué. L'« être social » n'a guère plus de consistance.
On se borne à dire qu'il « vit en société ». On le définit par son
appartenance à « plusieurs groupes ». Ce mot « groupe » est vague,
et l'on peut s'étonner de voir la famille qualifiée de groupe au même
titre que le quartier. Enfin on ne peut pas ne pas remarquer l'absence
de tout principe intérieur spirituel, intellectuel ou moral. Cet être
humain du cours d'instruction civique de la fin du vingtième siècle,
n'a ni raison, ni conscience, ni âme. Ou, s'il a tout cela, on n'en
parle pas. Il a des « droits » (les droits de l'homme et du citoyen),
mais ou nom de quoi les a-t-il ? Et ici nous retrouvons bien l'homme des
Lumières. Cet être du cours d'instruction civique des années
1995-2000, n'est peut-être pas l'homme des Lumières - on ne peut
d'ailleurs assurer qu'il l'est, ni qu'il ne l'est pas : il est si peu et
si mal défini - mais il lui ressemble, il est sommaire comme lui.
Xavier Martin écrivait naguère de l'homme de Jean-Jacques Rousseau,
qu'il était un « être sommaire à l'intériorité dénuée de densité
intellectuelle et affective ». On pourrait dire de l'homme de
l'instruction civique actuelle qu'il est dénué d'intériorité tout
court.
Cependant
l'homme de Jean-Jacques était patriote. Celui de la Révolution également.
L'est-il comme eux ?
La
France n'est mentionnée qu'une fois dans le programme de 1995. Elle y
est qualifiée de « République ». «L'enfant, dit ce texte, doit être
capable de savoir que la France est une République, d'en connaître
certains symboles ». On lui apprendra donc à reconnaître Marianne, le
drapeau, la Marseillaise et le 14 juillet. On ne peut le nier, cette
France-République, cette France confondue avec la République, est bien
celle des écoles de la Révolution, celle des « catéchismes républicains
».
Il
y a cependant une grande différence : le mot patrie n'est jamais accolé
au sien. Et même ce mot ne figure jamais dans nos textes, il est absent
comme celui de patriotisme. On ne demande jamais non plus d'aimer la
France. Alors ce nouveau citoyen, est-il permis de l'appeler patriote ?
L'idéal
révolutionnaire ne semble pas renié pour autant. Sont enseignés
toujours aux enfants le respect des droits de l'homme et rattachement à
ces droits. Or un tel respect et un tel attachement ont toujours
constitué l'essence du patriotisme révolutionnaire, et la patrie révolutionnaire
s'est toujours identifiée aux droits de l'homme. On peut donc
l'affirmer, si les mots patrie et patriotisme ont disparu, ce qu'ils désignaient
demeure.
Et
si l'on ne parle plus de la France comme patrie, c'est sans doute parce
que les droits de l'homme aujourd'hui ne sont plus comme au temps de la
Révolution, le privilège de la seule France, mais s'étendent à
l'humanité entière. Le patriotisme révolutionnaire est entré dans sa
seconde phase - Robespierre déjà l'appelait de ses vœux -où la
patrie et le genre humain se confondent. Le programme d'instruction
civique de 1995 fait silence sur la patrie France et donne une grande
place au sentiment humanitaire, à la lutte contre le racisme et contre
l'exclusion. Cela est conforme à l'évolution des temps. Contrairement
aux apparences, la patriotisme révolutionnaire tel que la philosophie
des Lumières et la Révolution française l'avaient conçu, n'a pas
disparu. Nous assistons seulement à sa métamorphose mondialiste, et
son caractère révolutionnaire n'est pas altéré. Le citoyen de demain
n'est plus qualifié de patriote, mais il l'est toujours en esprit.
Conclusion
Dans
l'histoire de l'éducation depuis les origines de l'humanité, la
formation révolutionnaire du citoyen apparaît comme une nouveauté
extraordinaire, il semble qu'elle^ n'ait pas de précédent, qu'elle
soit quelque chose de totalement différent des pédagogies antérieures.
N'est-elle
pas aussi leur contraire ? Avant les Lumières il fallait d'abord être
un homme pour devenir un citoyen. A partir des Lumières, il faut être
un citoyen pour accéder à l'humanité.
Il
fallait être un homme, c'est-à-dire acquérir les vertus morales, et
être un homme bon. C'était ainsi que l'on devenait un bon citoyen, et
que l'on pouvait de cette manière contribuer au bien commun de la cité.
Dans
la nouvelle, formation l'enfant apprend d'abord à être un citoyen. Et
qu'est-ce qu'un citoyen ? Celui qui est utile aux autres, qui éprouve
des sensations de jouissance, qui aime les droits de l'homme, se
sacrifie pour la patrie et obéit sans condition à l'Etat. S'il est
tout cela, il est un bon citoyen digne de ce nom et accède alors à
l'humanité. On ne parle ici ni de cité, ni de bonté, ni de bien
commun. Ces notions n'ont pas de sens. On parle de bonheur, mais aussi
de nécessité. La citoyenneté n'est pas un développement normal de
l'homme, elle est une nécessité venant de l'infirmité de l'homme
incapable de jouir sans les autres. On ne peut même pas dire que le
citoyen soit le père de l'homme, car toute l'humanité de cet homme se
réduit à sa citoyenneté. Avant le citoyen il n'y a rien, mais au-delà
du citoyen il n'y a rien non plus. Tout se réduit à la citoyenneté.
Cependant
cette formation nouvelle a connu depuis le dix-huitième siècle trois
époques successives.
La
première (le temps des Lumières et de la Révolution) fut celle de
l'intégrité et de la clarté. Tout était dit et bien expliqué : les
fondements anthropologiques de la formation, c'est-à-dire la double nécessité
de jouir et de jouir par les autres, les qualités à développer chez
le futur citoyen, soit l'utilité, l'attachement aux droits de l'homme
et l'amour de la patrie, enfin le rôle essentiel de l'école consistant
à faire des citoyens s'identifiant au régime républicain.
L'incertitude
actuelle
La
seconde Ce dix-neuvième siècle et le vingtième en partie) fut celle
du recours à la religion (jusqu'en 1882) et à la morale jusqu'en 1969,
l'une et l'autre incluses dans les programmes de l'école d'Etat, soit
par artifice et volonté de manipulation, soit par conviction sincère
de l'utilité de ces deux disciplines. La formation révolutionnaire
n'en subsista pas moins. On continua d'enseigner les fondements
anthropologiques, et les qualités d'utilité, d'attachement aux droits
de l'homme et d'amour de la patrie. L'école conserva sa fonction
essentielle de faire des citoyens respectueux des droits de l'homme.
Mais
tout cela fut enveloppé d'un voile de morale et de religion. De sorte
que la formation révolutionnaire du citoyen prit alors un air de
ressemblance avec les pédagogies antérieures, celle du citoyen de la
cité antique, et celle du « bon Français » et du bon chrétien du
temps des rois.
La
troisième époque, la nôtre, sera peut-être aussi celle du
vingt-et-unième siècle, il n'y a plus de cours de religion, il n'y a
plus de cours de morale. C'est vraiment une nouvelle ère placée sous
le signe du dépouillement et de la réduction ; Dépouillement - on
pourrait même dire purification - parce que l'on renonce aux ornements
de la religion et de Id morale. Réduction parce que le silence est fait
sur une grande partie de la théorie anthropologique, et parce qu'il
n'est plus question de l'amour de la patrie. On ajoute l'humanitaire et
la lutte contre l'exclusion et le racisme, mais en refusant toute
exaltation, même dans ce domaine. Les enseignants sont invités à «
rompre avec toute présentation angélique ». Il reste l'essentiel découvert
maintenant à tous les regards, et que ne voile plus aucun ornement
adventice : l'attachement aux droits de l'homme et la républicanisation
par l'école.
Certains
tenants de l'école laïque et bons spécialistes de son histoire, ont déploré
cette évolution récente, il semble que la disparition de tout critère
religieux ou moral les ait effrayés. « Nous sommes désemparés, écrivait
en 1997 Jean Baubérot, car nous sommes passés très rapidement d'un
optimisme dynamique à cette incertitude éthique ». Et de préciser
ses craintes : « Un agnosticisme social d'un type nouveau se développe.
La société se produit elle-même. Non seulement aucun Dieu-Providence
ne la guide, mais aucune idéologie, aucune loi de l'histoire, aucune évidence
morale ne peut lui donner un sens unifié ». Selon le même Baubérot,
suivant ici le diagnostic de H. Mendras, nous assisterions depuis le début
des années quatre-vingt, à « une seconde Révolution française ».
On voudra bien nous permettre de ne point partager de telles analyses.
Nous les trouvons trop pessimistes
et
même empreintes d'une sorte de catastrophisme. Pour notre part nous
voyons simplement dans révolution récente un retour aux idéaux des
Lumières et de la Révolution. La religion chrétienne et la morale
traditionnelle ont disparu, mais peut-on dire que ces idéaux leur
accordaient une grande place ? Et peut-on dire que la société actuelle
n'est guidée par « aucune idéologie » ? Celle des droits de l'homme
n'est-elle pas plus prônée que jamais ? Libre à Jean Baubérot de
regretter la disparition du moral et du religieux, mais ne devrait-il
pas savoir que ces éléments étaient surajoutés ? Enfin que voulaient
les philosophes des Lumières et les hommes de la Révolution ? Créer
un homme nouveau, l'homme des droits de l'homme et du citoyen. Que
veulent aujourd'hui le législateur et les responsables de l'école républicaine
? La même chose. Et cette ambition et cette volonté de puissance et de
création semblent même aujourd'hui plus fortes que jamais. « La République,
écrivait il y a moins de vingt ans l'historien Claude Nicolet, n'est
autre chose que ce qui permet aux hommes d'exister pleinement, car l'éveil
de l'homme à sa propre existence ne peut se faire précisément que par
son passage à l'état de citoyen, c'est-à-dire de membre souverain
d'un corps politique. Les deux mots "homme" et
"citoyen"» absolument inséparables, créent une nouvelle
nature sociale, juridique et politique pour l'homme ». Cette définition
récente par un historien contemporain de l'actuelle République, reflète
exactement, nous semble-t-il, l'esprit politique des Lumières et de la
Révolution. Elle fut donnée en 1982, mais elle n'a pas pris une seule
ride. Aucun homme politique aujourd'hui ne la désavouerait.
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