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L’éducation citoyenne
Trois siècles autour de la mécanique humaine

Jean de Viguerie

Nouvelle revue CERTITUDES -  n°5

Certitudes s’honore de publier dans ce numéro un travail important de Jean de Viguerie sur l’Education citoyenne. Textes en main, l’historien nous montre comment la pensée des Lumières a envisagé très tôt l’éducation comme P instrument privilégié qui permettra de fabriquer un homme nouveau, formé selon les principes de ceux qui s’intitulent eux-mêmes les philosophes, l’instruction publique devient le moyen défaire triompher une conception matérialiste de l’homme. L’auteur montre que, quoi qu'on en dise, l’Education nationale d’aujourd'hui reste fidèle à la perspective constructiviste qui porte avec elle les grands idéaux de la Révolution française... Avec son accord, nous ne publions pas ici le monumental appareil critique qui accompagne cette réflexion inédite sur les fondements du système éducatif français.

Des Lumières à nos jours, c'est un peu long. Mais que le lecteur se rassure. Nous voulons d'abord et surtout observer la pédagogie des Lumières et de la Révolution. Là est notre propos. Ensuite seulement, et accessoirement, nous aimerions savoir si cette pédagogie a survécu jusqu'à nous. Simple curiosité.

I. LES LUMIERES

La théorie pédagogique des Lumières a fait l'objet de nombreuses études. Le seul chapitre souvent négligé, est précisément celui de la formation du citoyen. Lacune surprenante, et l'on peut s'en étonner, mais il vaut mieux s'appliquer à la réparer.

En commençant par la définition du citoyen. Montesquieu écrit que « les lois de l'éducation nous préparent à être citoyens », La Chalotais, que l'éducation « prépare des citoyens à l'Etat », et La Fore, qu'elle instruit dans chaque élève « un citoyen utile à sa patrie ». Mais que signifie pour eux un citoyen ?

Le citoyen est l'homme accompli parce qu'il jouit

Non pas le membre de la cité, celui qui possède le droit de la cité. Leur citoyen est celui de la philosophie des Lumières. Or ce citoyen philosophique n'est autre que l'homme véritable selon cette même philosophie. Et qu'est-ce que cet homme véritable ? C'est l'homme qui existe par ses sensations et se conserve dans l'existence par des sensations agréables appelées « jouissances ». Le citoyen est l'homme accompli parce qu'il jouit.

Seulement il ne saurait jouir sans les autres. En effet la Nature lui fait une loi de jouir, mais pour cela il a besoin des autres, étant lui-même infirme et misérable. Et les autres ont besoin de lui pour les mêmes raisons. Etre seul, c'est ne pas exister. « Sitôt qu'il est seul, écrit Rousseau du Véritable Républicain", il est nul, c'est-à-dire qu'il n'existe plus ». Le citoyen est donc celui qui sait qu'il ne doit pas être seul s'il veut conserver l'existence. Il subit ainsi la loi de la société.

De la société et de l'Etat. Car l'Etat édicté la loi et la fait respecter. L'Etat oblige les citoyens à se conduire en citoyens. L'Etat est le gardien, le surveillant nécessaire. L'homme, dit Montesquieu, est « fait pour vivre dans la société », mais « il y pouvait oublier les autres ; les législateurs l'ont rendu à ses devoirs par des lois politiques et civiles ». « Par une pente naturelle, écrit d'Holbach, chaque homme est bien plus occupé de son bonheur que de celui des autres. La loi est la raison de la Société ».

Quel est alors dans un tel système le rôle de l'éducation ? C'est un rôle complémentaire de celui de l'Etat : d'une part initier les enfants à la loi de la Société, d'autre part les « préparer à l'Etat », comme dit La Chalotais, c'est-à-dire leur enseigner l'obéissance à l'Etat, lui-même garant du respect de la loi de la société, il y a la loi, il y a l'Etat qui la fait respecter, il y a l'éducation qui fait obéir à l'Etat. Telle est la triade. Ainsi, par l'action conjuguée de ces trois puissances, est créé l'homme véritable, est créé le citoyen.

« C'est l'éducation qui doit donner aux âmes la forme nationale »

Les trois sont indissociables. L'Etat est indissociable de la loi, et l'éducation de l'Etat. Car c'est une association nécessaire et sacrée pour la fabrication du citoyen, c'est-à-dire de l'homme.

Le mot citoyen est évidemment trompeur. Non seulement ce citoyen-là n'est pas le membre de la cité, mais encore il n'y a même pas de cité, tout au moins de cité au sens traditionnel d'association de familles liées par l'« amitié politique » sous un gouvernement commun.

Citoyen ici ne se rapporte pas à cité.

Mais, dira-t-on, si n'y a pas de cité, il y a une nation,

et le citoyen philosophique est le membre de la nation qui serait en quelque sorte sa cité. On en convient. D'ailleurs la pédagogie appelle aussi l'éducation civique « éducation nationale ». Seulement cette nation n'a rien d'une cité, et cette « éducation nationale » n'a rien de l'éducation traditionnelle du citoyen. Cette nation n'est que le lieu où l'on doit se conformer à la loi du besoin et obéir à l'Etat, et cette « éducation nationale » ne veut que rendre l'enfant conforme. Le premier point du programme « d'éducation général et national » du comte de Vauréal, est d'apprendre « à tout individu qu'il est homme », et, dans cette perspective, à lui faire « sentir le besoin qu'il a de ses semblables ». Rousseau dit tout quand il écrit : « C'est l'éducation qui doit donner aux âmes la forme nationale ».

Etrangère à la politique traditionnelle une telle pédagogie l'est aussi à la morale observée depuis toujours. Chez les Grecs et chez les Romains, mais aussi dans l'Occident chrétien, la formation du citoyen passait par l'enseignement des vertus morales, et l'on jugeait que pour être un bon citoyen, il fallait être d'abord un homme vertueux. « L'éducation et les moeurs qui font l'homme vertueux, avait écrit Aristote, sont à peut près les mêmes qui font le citoyen d'une république ». Montesquieu dit le contraire, il écrit de la « vertu politique » : « Ce n'est point une vertu morale, ni une vertu chrétienne ». Le P. Cortan, dons son Traité d'éducation civile, réduit « l’instruction morale » au « devoir pris de la nature de notre société... de notre intérêt ».

Remplit un tel devoir celui qui est utile et aime sa patrie.

La formation du futur citoyen ne connaît que l'utile, car le nouveau critère est l'utilité. Le nouveau et le seul. N'est beau et bon et vrai que l'utile.

L'enfant doit savoir être utile à soi-même et aux autres.

Utile à soi-même, il ne peut l'être que s'il connaît son profit, son avantage. A cette fin « on lui fera sentir le besoin qu'il a de ses semblables ». Ensuite on lui enseignera l'art d'obtenir d'eux ce qu'il en attend. Art tout utilitaire, il faut, explique Rousseau, savoir « s'y prendre » :

« Qu'importé à un écolier, dit-il, de savoir comment s'y prit Annibal pour déterminer ses soldats à passer les Alpes ? Si, au lieu de ces magnifiques harangues, vous lui disiez comment il doit s'y prendre pour porter son préfet à lui donner congé, soyez sûr qu'il serait plus attentif à vos règles ».

Il suffit de connaître la mécanique humaine : « Pour vivre dans te monde, explique le même Rousseau, il faut savoir traiter avec les hommes, il faut connaître les instruments qui donnent prise sur eux ». La Fore dit « les ressorts » : « Examinez, recommande-t-il, à quel point ils [les enfants] sont instruits des ressorts qui font agir les hommes dans les différentes circonstances de la vie ». Ainsi muni des « instruments » et sachant les « ressorts », le futur citoyen sera ce qu'on appelle un malin, il sera peut-être même un manipulateur, s'il le désire.

« Sois bon, c'est ton intérêt »

Et sans pour autant oublier la bienfaisance, il doit tirer des autres tout ce qu'il peut, mais se prêter aussi à leurs besoins. C'est la condition du bien-être et la condition indispensable. Le bonheur s'achète, et ne s'achète pas autrement. « La première loi de toute Société, écrit d'Holbach,... prescrit [aux hommes] d'être utiles aux autres ; elle veut que leur bonheur particulier ne soit que le prix de celui qu'ils procurent à leurs associés ». Il faut payer. La bienfaisance est ce paiement. Cette vertu à la mode n'est rien d'autre que ce marché.

Un bon marché qui vous apporte avec le bien-être la considération, la « jouissance intérieure » et même un supplément d'instruction.

La considération :

« Il est bon, écrit La Chalotais, que tous les ordres de l'Etat et que tous les membres de chaque ordre sachent que la considération est attachée à l'avantage de faire le bien aux hommes et de leur être utiles».

La « jouissance intérieure » et le supplément d'instruction :

« Au reste, dit Rousseau dans l'Emile, il faut se souvenir que tous les moyens par lesquels je jette ainsi mon élève hors de lui-même, ont cependant un rapport direct avec lui, puisque non seulement il en résulte une jouissance intérieure, mais qu'en le rendant bienfaisant au profit des autres je travaille à sa propre instruction ».

En somme on dit à l'enfant, au citoyen en herbe : « Sois bon, c'est ton intérêt ». Cet altruisme a été quelquefois pris pour du christianisme. Bien à tort. Le chrétien s'aime soi-même ; il aime aussi son prochain comme lui-même. Enfin il aime son prochain pour l'amour de Dieu. Ici point de Dieu et point de prochain. Le citoyen s'aime soi-même, et continue à s'aimer lui-même en aimant les autres : Marmontel écrit de Bélisaire qu'il est «bienfaisant par amour de soi-même ». Rousseau ne voit dans la bienfaisance qu'une extension de l’amour-propre : « Etendons, écrit-il, l'amour-propre sur tous les autres êtres, nous le transformerons en vertu »

On comprend que Dieu ne figure pas dans le nouveau commandement : le Dieu des philosophes, s'ils en ont un, n'est pas le Dieu Amour. Mais point de prochain ? Pourquoi ? Parce que cet amour des autres n'est que solidarité avec l'espèce. « Il faut, dit Rousseau, il faut par raison, par amour pour nous, avoir pitié de notre espèce encore plus que de notre prochain. Car chacun est partie de son espèce et non d'un autre individu ». Il y a une dépendance biologique, et nous devons en tenir compte. Le citoyen altruiste n'est qu'un membre conscient de son espèce. S'il s'attache au prochain, il en pâtira : « Pour empêcher la pitié de dégénérer en faiblesse, il faut donc la généraliser et retendre à tout le genre humain ». Et surtout pas de pitié pour les "méchants" : « C'est une très grande cruauté envers les hommes que la pitié envers les méchants ».

Faire le bien aux hommes signifie pour la philosophie leur être utile. Les éducateurs doivent donc « préférer dans les études celles qui sont plus utiles », c'est-à-dire celles qui sont « nécessaires pour remplir les différentes professions ». le comte de Vauréal propose par exemple de créer des écoles pour chaque profession, des écoles de marchands, de notaires, de praticiens et de magistrats.

La seule façon d'exister c'est d'être utile

Tous les philosophes pédagogues donnent la priorité à renseignement des sciences. Le comte de Vauréal place en premier la physique, Diderot les mathématiques. La physique, écrit Vauréal, « ouvre le bonheur ». Les mathématiques, explique Diderot, permettent de mesurer l'utilité : « Euclide, écrit-il, Euclide qui m'apprend à comparer les avantages et désavantages d'une action, est encore un Maître de morale. Etre exact, c'est être vrai c'est être utile. C'est pourquoi, toujours selon Diderot, « l'esprit géométrique et l'esprit juste, c'est le même esprit ». La géométrie comme la bienfaisance concourt à l'utilité. Ainsi se forme le futur citoyen. Ainsi est-il initié à la seule façon d'exister.

Il lui faut encore aimer sa patrie. Et cela également on doit le lui apprendre. Et c'est même plus important que l'utilité. L'utilité conditionne la manière d'exister. L'amour de la patrie donne l'existence. « Cet amour, dit Rousseau parlant de l'enfant, futur citoyen, cet amour fait toute son existence ».

Montesquieu est le premier philosophe à prescrire cet amour de la patrie. « Tout dépend..., écrit-il, d'établir dans la république cet amour, et c'est à l'inspirer que l'éducation doit être attentive ». Rousseau assigne à l'éducation la même mission : « C'est l'éducation, dit-il, qui doit donner aux âmes la forme nationale et diriger tellement leurs opinions et leurs goûts qu'ils soient patriotes •par inclination, par passion, par nécessité ».

Quelle est cette patrie qu'il faut aimer ? Elle se confond avec l'égalité. « Ce que j'appelle la vertu dans la république, écrit Montesquieu, c'est l'amour de la patrie, c'est-à-dire l'amour de l'égalité ». Elle s'identifie aux lois. « L'homme de bien politique, dit encore Montesquieu, qui a la vertu politique dont j'ai parlé, c'est l'homme qui aime les lois de son pays ». Elle est la même chose que les lois et la liberté : « Tout vrai Républicain, dit Rousseau, suça avec le lait de sa mère l'amour de sa patrie, c'est-à-dire des lois et des libertés. » Etrange patrie qui n'est pas la terre des pères, étrange patriotisme qui « n'est point, précise Montesquieu, une vertu morale, ni une vertu chrétienne ». Rousseau dit même que le chrétien ne peut pas être un bon patriote, ni un bon citoyen, parce que sa patrie à lui est le ciel :

« Le christianisme, dit-il dans le Contrat social, est une religion toute spirituelle occupée uniquement des choses du Ciel : la patrie du chrétien n'est pas de ce monde, il fait son devoir, c'est vrai, mais il le fait avec une profonde indifférence. »

Nous sommes dans un univers nouveau où la patrie n'est plus le pays natal, où l'amour de la patrie ne relève plus ni de la morale, ni du christianisme. Mais alors quel est cet amour singulier ? Un «renoncement», dit Montesquieu : « La vertu politique - on sait qu'il entend par cette expression l'amour de la patrie - est un renoncement à soi-même, qui est toujours une chose très pénible ». Il ajoute que cet amour est nécessaire à la conservation du gouvernement : « Le gouvernement, écrit-il, est comme toutes les choses du monde : pour le conserver, il faut l'aimer ». Rousseau, lui, ne définit pas l'amour de la patrie, mais il y voit la condition de l'existence du citoyen : « Cet amour fait toute son existence ; il ne voit que la patrie, il ne vit que pour elle ; sitôt qu'il est seul, il est nul ; sitôt qu'il n'a plus de patrie, il n'est plus ; et s'il n'est pas mort, il est pis ». La patrie ou la mort ; aimer la patrie ou n'exister plus.

Résumons. L'amour de la patrie enseigné au futur citoyen est l'amour de l'égalité, des lois et du gouvernement. C'est un commandement : « Tu aimeras l'égalité, tu aimeras le gouvernement, afin de les conserver, et de te conserver toi-même. Pour cela il te faudra renoncer à toi-même, te sacrifier en quelque sorte, mais ce sera dans ton intérêt ». On peut juger cette religion étrange, mais elle est ainsi. Le futur citoyen doit l'apprendre.

Une éducation par l'Etat et pour l'Etat

Quel rôle y tient l'Etat ? Il en fait partie, puisqu'il est indissociable de l'éducation, et puisqu'il s'agit, nous l'avons vu, de préparer des citoyens à l'Etat. Mais certains philosophes voudraient que l'Etat se charge lui-même d'éduquer.

L'Etat éducateur se trouvait déjà dans L’histoire des Sévarambes (1675) de l'écrivain libertin, Denis Veiras, et dans le Télémaque de Fénelon (1699). Montesquieu se réfère aux Sévarambes, et rapproche leurs lois de celes des anciens Grecs, dont il loue le mérite : « Les anciens Grecs, dit-il, pénétrés de la nécessité que les peuples qui vivaient sous un gouvernement populaire fussent élevés à la vertu, firent, pour l'inspirer, des institutions singulières ». Rousseau propose de confier à un « collège de magistrats » la « suprême administration de l'instruction publique ». Mais le plus net à cet égard est La Chalotais quand il écrit : « J'entends revendiquer pour la nation une éducation qui dépende seulement de l'Etat parce qu'elle lui appartient essentiellement (...) parce que les enfants de l'Etat doivent être éduqués par les membres de l'Etat ». On voudra bien observer toutefois que l'Etat éducateur n'est pas la première revendication des philosophes, même de ceux que nous venons de citer. Ce que veulent d'abord les philosophes, tous les philosophes, c'est un enseignement civique faisant aimer la patrie et l'Etat. La revendication de l'Etat éducateur n'est que le corollaire de cette exigence primordiale. L'éducation doit d'abord, selon l'expression d'Holbach, « former des citoyens à l'Etat ». Ensuite, éventuellement elle peut être prise en charge par l'Etat lui-même.

On ne saurait douter du résultat. L'éducation peut tout. Si tous ne croient pas comme Helvétius que l'homme soit « le produit de son éducation », tous sont persuadés que l'esprit de l'enfant se fabrique à volonté par les sensations qu'on lui fait éprouver. Le citoyen se fabrique donc, il est immanquablement produit, et de ce fait l'humanité misérable se transforme. Chez plusieurs philosophes apparaît cet espoir d'un perfectionnement de la race en lien avec l'éducation ; « Nier la force de l'éducation, écrit La Chalotais, c'est nier contre l'expérience la force de l'habitude... Il y a un Art de changer la race des animaux, n'y en aurait-il point pour perfectionner celle des hommes ? ». Turgot professe que « les progrès de l'éducation » avec ceux des « connaissances physiques » peuvent contribuer à « perfectionner l'organisation », autrement dit la mécanique humaine.

II. LA THEORIE REVOLUTIONNAIRE

Une conviction analogue habite les hommes de la Révolution. En effet, dans presque tous leurs discours, rapports et interventions diverses dans les assemblées.

on trouve cette idée d'une «régénération » possible de l'espèce par l'éducation. Celle-ci élève des citoyens, et puisque le citoyen est l'homme véritable, on peut dire qu'elle transforme l'humanité ; Dans ses trois mémoires de 1791 sur l'éducation Condorcet annonce le « perfectionnement général de l'espèce humaine » par de bonnes institutions éducatives. En 1792, Jean-François Ducos exhorte les réformateurs de l'éducation à « marcher vers un but unique et commun : l'amélioration et le bonheur de l'espèce humaine ». Enfin Lakanal en 1794 exalte « la puissance d'une bonne éducation nationale » capable d'« améliorer toutes les facultés » et de « changer en bien toutes les destinées de l'espèce humaine ». « L'éducation, avait dit un jésuite, est la rénovation du monde ». Les révolutionnaires en attendent la régénération de l'humanité.

A la condition de former les enfants à l'altruisme. Nous retrouvons ici l'anthropologie des Lumières. Nous avons tous besoin des autres ; que les enfants apprennent cela d'abord. L'homme, déclare en 1793 le conventionnel Hentz, « n'est pas heureux seul. Les jouissances ne sont que par comparaison ». Que les enfants le sachent, il faut donner pour recevoir, et l'on doit par conséquent sans cesse oeuvrer à rapprocher « les hommes entre eux » et à les « lier par une réciprocité fraternelle de besoins et de services ». Il faut enseigner les droits et les devoirs. L'instruction commune, écrit Condorcet, aura pour but d'enseigner aux individus de l'espèce humaine ce qu'il leur est nécessaire de savoir pour jouir de leurs droits et pour remplir leurs devoirs ».

Dans la pratique, et comme dans la pédagogie des Lumières, on visera toujours à l'utilité. L'instruction dispensera des connaissances utiles. Elle formera aux métiers, aux professions. Le citoyen est un être utile. « Vous allez devenir citoyens explique à la jeunesse le ministre François de Neufchâteau ; comprenez bien la dignité de ce titre ; la première obligation qu'il vous impose, c'est de vous rendre utiles par un métier, une profession, un emploi bien entendu de vos facultés ».

Pour la pédagogie des Lumières, utilité signifie priorité aux sciences exactes. Les humanités ne sont pas utiles. Reprenant la théorie de Diderot sur la supériorité de la formation scientifique, deux des rapporteurs du Comité d'instruction publique, Arbogast et Lakanal veulent appliquer la méthode analytique à tous les enseignements y compris celui de la morale. Lakanal recommande l'enseignement de ce qu'il appelle les « sciences morales » et veut qu'elles puissent être apprises par «des méthodes aussi rigoureuses que les sciences exactes et physiques ». Car il ne s'agit plus de la fin de l'homme, mais de son « organisation ». La science connaît cette organisation. Elle est donc libératrice et créatrice de l'être nouveau, le citoyen. La science et la liberté sont inséparables et concourent ensemble au perfectionnement de l'humanité. « L'analyse, dit le rapport Arbogast, est aux sciences, elle est à l'enseignement ce que la liberté est aux constitutions politiques ; l'une et l'autre font sentir à l'homme sa dignité et contribuent à sa perfection ». Certes la République n'a pas besoin de savants, mais d'hommes libres grâce à la science et dignes de l'être.

Enfin les révolutionnaires, comme les philosophes des Lumières, entendent. former le citoyen à l'amour de la patrie. « Il est surtout nécessaire, écrit Arbogast, de pénétrer tous les coeurs de cet amour de la patrie qui est la première vertu d'un peuple libre ». Plusieurs d'entre eux citent dans leurs discours et rapports l'exhortation de Rousseau dans les Considérations sur le gouvernement de Pologne : « Un enfant, en ouvrant les yeux, doit voir la patrie... ». Arbogast la reproduit entièrement. Thibaudeau également, Andrieux l'interprète à sa manière : « Ce n'est pas de science, déclare-t-il, que l'instituteur a besoin, c'est de patience, c'est de douceur, c'est de vertu, c'est de patriotisme... Il a des hommes et des citoyens à former, non pas des savante ». Hentz dit la même chose. Cela ne veut pas dire que le futur citoyen est un ignorant, mais qu'il ne sait rien que d'utile et servant à sa conservation et à celle de l'espèce. En cela vraiment réside son patriotisme.

Altruisme, utilité, priorité des sciences amour de la patrie

Altruisme, utilité, priorité des sciences, amour de la patrie, ces quatre principes gouvernaient la philosophie des Lumières. Es commandent à celle de la Révolution. Sous la Révolution la restriction à l'utile est plus serrée ; on parle d'analyse, mot que n'employaient pas les pédagogues des Lumières. Ce sont là de bien petites différences. Au sujet du mot jouissance, les révolutionnaires sembleraient de prime abord lui préférer celui du bonheur. Mais des lectures étendues le font apparaître plus souvent qu'on ne l'aurait cru. « Les jouissances ne sont que par comparaison », nous avons cité plus haut ce mot de Hentz. On doit connaître aussi le discours adressé au roi Louis XVI le 14 septembre 1791 par le président de l’Assemblée nationale. Vous allez être heureux, est-il expliqué au pauvre monarque, vous allez « jouir » grâce à la constitution que vous venez de sanctionner : « Sire, dit le président, qu'elle doit être grande à nos yeux et chère à nos coeurs, qu'elle sera sublime dans notre histoire, l'époque de cette régénération qui donne à la France des citoyens, aux Français une patrie et à vous, comme roi, un nouveau titre de grandeur et de gloire, à vous encore comme homme, une nouvelle source de .jouissances et de nouvelles sensations ». Comme homme véritable, s'entend, c'est-à-dire comme citoyen. L'homme ne peut jouir en effet que dans l'exercice de ses droits et dans l'accomplissement de ses devoirs. « Empressez-vous d'acquitter vos contributions, dira à ses administrés un préfet du Consulat, ce fut dans tous les temps un devoir, ce doit être aujourd'hui une puissance ».

Les deux pédagogies sont donc semblables, mais alors que la première, celle des Lumières, est seulement la théorie à la mode, la seconde, étant la doctrine des hommes au pouvoir, entre en application. Les révolutionnaires s'efforcent de créer des institutions éducatives et un nouveau système d'enseignement, où leur doctrine puisse s'appliquer.

Us posent en principe que ces institutions et cet enseignement relèveront de l'Etat. Dans l'ancienne société l'Etat intervenait aussi, mais au titre de ce que l'on appelait la « police générale », et seulement pour confirmer, ratifier ou réformer éventuellement des institutions émanant de la société ou de l'Eglise, et leur conférer ainsi un caractère public. Dans la nouvelle société l'Etat est créateur et régénérateur, et l'on ne peut imaginer une éducation qui ne sorte pas de lui. Les révolutionnaires sont pénétrés des trois idées suivantes : 1) l'Etat et l'éducation ne font qu'un ; 2) l'éducation doit être la même pour tous et cela ne peut se réaliser que par la puissance de l'Etat ; 3) les enfants appartiennent à l'Etat. Les deux premières idées viennent des Lumières. La troisième est celle de toutes tes utopies depuis l'Antiquité.

L'Etat et l'éducation ne font qu'un. Cela veut dire le droit de l'Etat d'éduquer, mais aussi le devoir de l'éducation de servir le régime et de se consacrer entièrement à ce service, il y a une union étroite entre la constitution et l'éducation. « La constitution, écrit Lakanal, doit être tellement faite pour l'éducation et l'éducation pour la constitution que toutes deux sont manquées si elles ne sont pas l'ouvrage des mêmes esprits».

Ce n'est pas à leur famille que les enfants appartiennent mais à l'Etat

L'éducation doit être la même pour tous. C’est le principe égalitaire. « Cette égalité d'instruction, écrit Condorcet, contribuerait à la perfection des arts... Elle établirait un autre genre d'égalité plus générale, celle du bien-être. Même formation pour tous les enfants, réclame Jean-François Ducos : « Tant que vous n'aurez pas moulé sur une même forme de vertu tous les enfants de la patrie, c'est en vain que vos lois réclameront la sainte Egalité ». Sous le Directoire l'éducation uniforme est baptisée « commune » : « Et moi, dit par exemple Andrieux, député des Cinq Cent, je veux une éducation commune... j'entends semblable, uniforme, dirigée vers un même but ».

Enfin ce n'est pas à leurs familles que les enfants appartiennent, mais à l'Etat. « Il est temps, déclare Danton, de rétablir le grand principe qu'on semble méconnaître, que les enfants appartiennent à la République avant d'appartenir à leurs parents ». « J'ai toujours pensé, dit le conventionnel Thibaudeau, que les enfants étaient propriété de l'Etat et que les parents n'en étaient que les dépositaires ; que c'était à l'Etat à recevoir pour ainsi dire l'enfant du sein de sa mère et qu'il devait s'en emparer comme de son bien le plus précieux ».

Tels sont les principes institutionnels. Voici maintenant les institutions elles-mêmes. Les régimes révolutionnaires successifs s'efforcent de mettre sur pied l'école d'Etat, l'« école républicaine ».

D'abord l'école primaire. Ce sont les écoles créées par la loi Bouquier (29 frimaire an II, 19 décembre 1793). Leur établissement dépend des districts et des cantons, mais leurs instituteurs sont salariés par l'Etat, bien que choisis par des jurys départementaux sur critères, il est vrai, définis par une commission d'Etat, la Commission exécutive de l'Instruction Publique.

Ensuite la Convention remplace les anciens collèges secondaires par des «écoles centrales » qui sont plus que les écoles primaires des écoles d'Etat. L'Etat les fonde (une par département), rémunère leurs professeurs et fixe leurs programmes.

A côté des écoles d'Etat sont tolérées des écoles libres, mais d'une liberté contrôlée. Tout citoyen peut fonder son école, mais il doit auparavant produire un certificat de civisme et de bonnes mœurs. Exigence logique : l'école libre elle aussi forme les futurs citoyens.

Certains conventionnels auraient voulu compléter l'instruction d'Etat par l'éducation d'Etat, enlever pour cela les enfants à leurs familles, et les confier à des « maisons communes ». Dans son Plan d'éducation nationale, ouvrage posthume, lu à la Convention par Robespierre, le 23 juillet 1793, Lepeletier s'exprime ainsi : « Je demande que vous décrétiez que depuis l'âge de cinq ans jusqu'à douze pour les garçons, et jusqu'à onze pour les filles, tous les enfants sans distinction et sans exception, seront élevés en commun aux dépens de la République ; et que tous, sous la sainte loi de l'égalité, recevront mêmes vêtements, même nourriture, même Instruction, mêmes soins ».

Le 1er août, rapportant sur le projet Lepeletier, Bourdon demande lui aussi des « maisons communes d'éducation». Cependant il retarde l'âge d'entrée à sept ans, et laisse les familles libres d'y placer ou non leurs enfants. Mais ces amendements ne suffisent pas. Ce même 1er août l'éducation commune est combattue par Thibaudeau, lequel invoque les « droits de la paternité » et la « tendresse maternelle » qui « ne se supplée point ». Après le 9 thermidor il n'est plus jamais question des « maisons communes ». La famille garde les enfants.

Républicaniser

Mais sous surveillance. Elever les enfants, soit, mais d'une manière républicaine. L'éducation familiale doit être contrôlée. « Vous pouvez, déclare Thibaudeau, prendre des précautions pour que la société soit assurée que l'enfant qui n'aura pas été envoyé à la maison d'éducation, est bien élevé par ses parents dans des principes conformes aux intérêts de la République, car, si l'on ne peut forcer les parents de renoncer à donner eux-mêmes l'éducation à leurs enfants, comme ils n'en sont que dépositaires, la société a alors le droit de surveiller à chaque instant ce dépôt».

Au besoin des sanctions seront prises contre les parents négligents. Bourdon demande une peine pour les « parents négligents ou coupables qui corrompraient l'esprit de leurs enfants », Thibaudeau pour le père « qui élèverait les enfants dans des principes contraires à ceux de la liberté et de l'égalité ». Sous le Directoire on ne parle plus de surveillance, ni de sanctions, mais un député des Cinq Cent invite quand même à se « méfier » des parents. « Si donc, dit-il, vous voulez former des républicains, méfiez-vous de la faiblesse des parents ». Et l'on redouble de vigilance à l'égard des écoles libres et de tous les enseignements privés. « Surveillez, demande le député Andrieux, j'y consens, je le veux, surveillez et même d'assez près les instituteurs particuliers qui n'offrent à la société aucune garantie ». Le projet de loi suivant est adopté : « Tous les individus enseignant une doctrine, une science, un art libéral quelconque, sont placés sous l'inspection de la police qui peut toujours leur défendre d'enseigner s'ils professent des principes anti-républicains ».

Car l'éducation finalement se résume à ceci : républicaniser. L'école est républicaine et toute l'éducation doit l'être. Car l'éducation et le régime se confondent, et les enfants doivent être identifiés au régime. C'est le but. Il n'y en a pas d'autre.

Et la première matière d'étude est la « morale républicaine ». Hentz veut qu'avec la lecture, l'écriture et l'arithmétique, soient professées « la Constitution républicaine, les lois principales et la morale universelle ». Bourdon demande que les enfants soient formés « à la pratique de la liberté et de l'égalité ». Parmi les nouveaux livres de classé figure avec honneur le « catéchisme républicain ». La formule du catéchisme avait bien servi l'ancienne religion. Elle est réemployée pour la nouvelle, autrement dit la « religion civile ». Le nouveau catéchisme invite l'enfant à prendre la « ferme résolution de ne faire à autrui que ce qu'il voudrait qu'on lui fît », règle d'or de la vie républicaine. Suivent les « Dix commandements de la République française » et le premier celui de défendre la patrie :

« Français, ton pays défendras
 Afin de vivre librement.
Tous les tyrans poursuivras
Jusqu'au-delà
de l’Indoustan
».

Ensuite viennent les questions-réponses :

Q - « Quel est le meilleur des gouvernements ? »
R - « Celui où le peuple a sa place, le républicain ».

Le rapporteur Hentz demande que cette instruction soit solennisée. Il veut que l'instituteur la donne dans la « salle de l'assemblée des citoyens » en présence des parents :

Catéchismes et fêtes de la République

« Tous les jours, le soir, à l'heure fixée pour la fermeture de l'école, l'instituteur et l'institutrice vont avec les élèves dans la salle d'assemblée des citoyens où se trouvent invités les citoyens et surtout les mères des enfants. L'instituteur y lit l'analyse d'un chapitre de l'Emile de Jean-Jacques Rousseau, il leur répète ensuite cette sublime maxime « faites aux autres ce que vous voudriez qu'ils vous fissent ». En note, Hentz précise que la lecture de L'Emile peut être remplacée par celle « d'un autre bon traité d'éducation».

A la solennité de la doctrine civique on ajoute sous le Directoire les fêtes républicaines destinées à la jeunesse. Prestige du modèle catholique : après le catéchisme on imite la liturgie. Certains députés préfèrent la liturgie au catéchisme. « Les cérémonies de l'Eglise catholique, rappelle le député Joubert, ont plus fait que le catéchisme et les sermons », il voudrait que la « loi obligeât les instituteurs à conduire les élèves à toutes les fêtes civiques ».

Comme ils les conduisaient jadis à la messe et aux vêpres. Mais la ressemblance n'est que superficielle. La liturgie de l'Eglise propose des images et des symboles pour l'intelligence des mystères. « Invisibilia per visibilia ». La liturgie révolutionnaire entend modeler les esprits par le moyen des sensations. « Frappons les sens des élèves. demande en 1799 le député Sherlock, agissons sur eux par l'imagination, la mémoire, le raisonnement et par cet enthousiasme que Rabaut appelait la magie de la raison ». « Les hommes, disait Diderot, sont plus touchés des cérémonies extérieures qu'on ne le pense... L'homme et l’animal ne sont que des machines de chair et sensibles».

La formation militaire complète cette éducation ; En 1799 trois orateurs au moins la font entrer dans leurs projets éducatifs. D'abord Sherlock : « Il faut qu'à l'âge de 19 ans la jeunesse soit appelée aux exercices militaires et à l'étude d'une profession mécanique ; car deux ans après les jeunes gens sont citoyens, et défenseurs de la Patrie un an après». Ensuite Joubert : « il faudra conserver votre loi de conscription militaire, et mettre au nombre des objets qui composeront l'éducation les exercices militaires, les évolutions, te maniement des armes ». Enfin Andrieux : « Presque tous les Français sont destinés à servir la patrie comme militaire, puisque tous à seize ans font partie de la garde nationale, peut-on se dispenser de leur apprendre dès l'enfance le maniement des armes ? » Nous sommes dans la logique patriotique et civique. Le patriote, le citoyen est un homme armé pour la défense des droits de l'homme et du citoyen, qui sont sa patrie, il est un homme armé sous tous les régimes issus de la Révolution, et tant que le patriotisme révolutionnaire garde sa forme jacobine, il l'est sous le Directoire comme sous la Convention. E l'est sous les régimes suivants, à commencer par le Consulat et l'Empire.

III. NAPOLEON

D'ailleurs on ne voit guère de différence entre la conception napoléonienne du citoyen et celle de la Révolution et des Lumières. Pour Napoléon le citoyen est une utilité. Pas plus que la République l'Empereur n'a besoin de savants, il lui faut « des conseillers d'Etat, des préfets, des officiers, des ingénieurs, des professeurs » bref des instruments.

Le monopole de l'Université impériale prolonge et achève l'oeuvre scolaire de la Révolution. La Convention avait créé l'école nouvelle d'Etat. Napoléon lui donne en quelque sorte l'exclusivité. Ayant institué en 1806 l'Université impériale, il lui confère en 1811 le monopole de renseignement, il n'y aura désormais d'autre école que par la permission de l'Université impériale, et toute permission sera révocable.

Admirons le progrès : avant Bonaparte on faisait des vœux, on répétait « Préparons le citoyen ». Bonaparte lui le prépare, il invente l'Université comme un moyen de diriger les esprits. « Le but principal de l'établissement d'un corps enseignant, déclare-t-il au Conseil d'Etat, est d'avoir un moyen de diriger les opinions politiques et nationales ». Un moyen aussi efficace qu'une machine bien réglée. D'ailleurs l'Université est une machine. C'est Fourcroy, nommé directeur général de l'instruction, qui le dit : «.L'instruction publique, écrit-il, doit être une machine très puissante dans un système politique. C'est par elle que le législateur pourra faire renaître un jour un esprit national et s'en aider lui-même un jour ». «.Faire renaître un esprit national ». Quelques années plus tôt Lakanal parlait de « L'intelligence d'une grande nation » et de la « recréation » de son « entendement » par « l'art d'enseigner ». C'était à peu près le même langage.

Il est toutefois deux articles déprogramme napoléonien où la pédagogie des Lumières et celle de la Révolution semblent contredites : la priorité des études littéraires et l'enseignement religieux.

« J'ai voulu, dit Napoléon, j'ai voulu de l'Université qu'elle soit fortement lettrée, j'aime les sciences physiques et mathématiques, chacune d'elles... est une belle application partielle de l'esprit humain ; mais les lettres, c'est l'esprit lui-même ; l'étude des lettres, c'est l'éducation générale qui prépare à tout, l'éducation de l'âme ». Etranges propos chez un homme des Lumières. Nous sommes très loin de Diderot, de Condorcet et de Lakanal.

Plus étrange encore le retour de l'enseignement religieux. On lit dans le décret du 17 mai 1808, que « toutes les écoles de l'Université impériale prendront pour base de leur enseignement : - Les préceptes de la religion catholique ». Peut-on imaginer rupture plus complète avec la pédagogie philosophique?

Cependant il faut considérer les véritables raisons de l'Empereur. A ses yeux les lettres et la religion sont des instruments de pouvoir. A tort ou à raison, mais c'est un fait, il voit dans les lettres classiques une école de discipline et de docilité. « Avant tout, dit-il à Villemain, mettons la jeunesse au régime des saines et fortes lectures. Corneille, Bossuet, voilà les maîtres qu'il lui faut. Cela est grand, sublime,- et en même temps régulier, paisible, subordonné ». Quant à la religion, elle lui paraît indispensable à la fabrication des hommes dont il a besoin, à la fois gouvernables et capables de grandes actions. L'homme sans Dieu, dit-il un jour à Joubert et à Fontanes, ne fait pas son affaire : « il faut, leur explique-t-il, me faire des élèves qui sachent être des hommes... Et vous croyez... que l'homme peut être homme s'il n'a pas Dieu ! Sur quel point d'appui posera-t-il son levier pour soulever le monde, le mode de ses passions et de ses fureurs ? L'homme sans Dieu, je l'ai vu à l'œuvre depuis 1793. Cet homme-là on ne le gouverne pas, on le mitraille, de cet homme-là j'en ai assez ! Et c'est cet homme-là que vous voudriez faire sortir de nos lycées ? Non, non ». Et d'ajouter ces étonnantes paroles : « Pour former l'homme qu'il nous faut, je me mettrai avec Dieu ; car il s'agit de créer, et vous n'avez pas encore trouvé le pouvoir créateur apparemment ». On a bien entendu. Ces paroles ont bien été prononcées : pour faire l'homme nouveau, c'est-à-dire le citoyen, Napoléon entend s'associer au Dieu créateur. Car il s'agit d'une création, et Dieu seul peut créer : je dois donc me « mettre avec » Lui. Napoléon invente un procédé extraordinaire, auquel n'avaient pas songé les philosophes : la réquisition du Dieu créateur pour la fabrication du citoyen.

On touche ici le sommet de l'utopie. La Révolution n'avait pu s'élever jusque-là. Elle en était empêchée par son athéisme ou son déisme. Elle ne pouvait se servir de Dieu, étant incapable de le concevoir. Napoléon, lui, non seulement le conçoit, mais encore en réalise parfaitement la puissance créatrice et la souveraine maîtrise, et il met la main sur cette puissance et cette maîtrise et les emploie à son service. Pure illusion, dira-t-on, le Dieu tout-puissant n'est au service de personne, même pas de Napoléon, il ne peut pas marcher dans cette affaire. Certes, il ne le peut pas, mais ses ministres, eux, le peuvent, autrement dit le clergé concordataire. Et ils pourront même faire croire que Dieu le peut. N'ont-ils pas été institués à cet effet ?

Ainsi Napoléon porte-t-il à sa perfection la machine éducative, la machine à faire le citoyen. La paideia philosophique avait défini le produit à fabriquer. L'Empereur met au point la technique de fabrication de masse.

IV. LES DIX-NEUVIEME ET VINGTIEME SIECLES

Il ne manque pas d'historiens de l'éducation civique aux dix-neuvième et vingtième siècles. Mais leur perspective est un peu différente de la nôtre. Nous cherchons quant à nous les racines philosophiques. Notre question est la suivante : la formation du citoyen selon les principes philosophiques des Lumières et de la Révolution, se poursuit-elle jusqu'à nos jours ? Toutefois si nous pouvons poser la question, il nous est difficile d'y répondre ; cela excède notre compétence. Nous nous bornons à verser au dossier quelques extraits de lectures avec les réflexions que ces textes nous ont inspirées.

Nous avons lu principalement des manuels de morale et d'instruction civique.

L'ouvrage de Théodore-Henri Barrau, intitulé Livre de morale pratique, publié en 1852, réédité en 1872, est utilisé par les écoles de l'Etat sous le Second Empire et au début de la Troisième République. L'auteur, qui a pris sa retraite en 1845, est un praticien de renseignement, il a dirigé successivement les collèges de Riom, Agen, Niort et Chaumont. Son manuel est autorisé par le Conseil de l'Instruction publique, et approuvé par l'archevêque de Paris et les évêques de Versailles et de Pamiers. C'est un recueil de bons exemples et d'histoires édifiantes, tirées de l'histoire sacrée ou profane, et illustrant les différentes vertus et qualités morales. Chaque vertu ou qualité est d'abord définie, les définitions étant extraites des moralistes classiques, comme La Fontaine ou La Bruyère. Ensuite elle est illustrée de plusieurs exemples. L'ouvrage est divisé en trois parties :« Devoirs de l'homme envers Dieu », «Devoirs envers lui-même », « Devoirs envers les autres hommes ». Cette troisième partie est de beaucoup la plus longue avec 280 pages sur 462. C'est la partie de l'altruisme, de la « paideia » des Lumières.

L'altruisme et la solidarité

Nous y retrouvons en effet exactement les mêmes principes que ceux des philosophes. Nous y retrouvons la bienfaisance de d'Holbach et de Rousseau, la bienfaisance alliée à la raison. « Prends de bonne heure, est-il recommandé à l'enfant, prends de bonne heure l'habitude de la bienfaisance, mais d'une bienfaisance éclairée par la raison, dirigée par la justice ». Et qui fait jouir celui qui la pratique : « ta bienfaisance, continue le manuel,... sera pour toi une occupation comme une jouissance ». Faites le bien mes enfants, vous en éprouverez du plaisir : « Lorsqu'on nous raconte un beau trait de dévouement, nous nous sentons vivement émus ; nous éprouvons un plaisir noble et pur : nous nous sentons meilleurs. N'est-il pas vrai que nous éprouverions un plaisir encore plus vif, une émotion plus forte, un bonheur encore plus grand, en imitant ce que nous avons admiré ? » En somme on tire un profit personnel du bien que l'on fait. Ce sont exactement les Lumières. C'est exactement Rousseau avec sa bienfaisance comme extension de l'amour propre. Et d'ailleurs le manuel de Barrau, bien qu'approuvé par les évêques, ne contient pas un mot sur la charité.

Son patriotisme aussi vient des Lumières et de la Révolution. C'est celui de Rousseau et de Robespierre. Sa patrie, comme la leur, exige du citoyen le don total de lui-même. En exergue du chapitre intitulé « Devoirs envers la patrie » figure la citation suivante du poète Barthélémy, réplique exacte des couplets patriotiques de la Marseillaise et du Chant du Départ:

«Souvenez-vous sans cesse que la patrie a des droits imprescriptibles et sacrés sur vos vertus, sur vos talents, sur vos sentiments et sur toutes vos actions ; qu'en quelque état que vous vous trouviez, vous n'êtes que des soldats en faction, obligés de veiller pour elle et de voler à son secours au moindre danger ».

Nos deuxième et troisième lectures ont été celles de deux manuels du temps de la Troisième République : Aulard et Bayet et J. et H, Launey.

Nous sommes maintenant sous un régime laïque : la religion est donc absente. Introduit par Napoléon, conservé par tous les régimes, renseignement religieux a aujourd'hui disparu de l'école d'Etat. C'est un événement, mais il faut lui donner sa juste Importance. Déjà, dans le manuel de Barrau, la religion ne tenait qu'une faible place. Dans le système napoléonien, elle n'avait jamais été qu'une utilité surajoutée, indispensable sans doute, mais utilité quand même. Forte aujourd'hui de plus d'un siècle d'existence, l’instruction d'Etat fondée par la Révolution, peut se permettre de se passer de la religion, chose d'ailleurs étrangère à sa substance.

Pour le reste on ne change pas, Aulard, Bayet et les Launey enseignent comme Barrau l'altruisme utilitaire des Lumières : le bien c'est l'utile, le mal l'inutile. Diderot le disait. Albert Bayet le répète : « Les bonnes actions, professe-t-il, sont celles qui nous sont utiles, c'est-à-dire qui nous rendent vraiment heureux. Les mauvaises actions sont celles qui nous sont nuisibles, c'est-à-dire celles qui nous rendront malheureux ». Pour être heureux, il fout donc aider les autres : « Si chacun de nous cherchait toujours à rendre service aux autres, tout le monde serait heureux ». L'apologue de la maison brûlée vient illustrer cette grande vérité. « En effet, écrit le bon M, Bayet, si nous ne rendions jamais service aux autres, le jour où leur maison prendrait feu, ils ne pourraient pas tout seuls éteindre l'incendie ; leur maison brûlerait, et ils seraient malheureux.

Le patriotisme des grands ancêtres

Mais, pour se venger, le jour où ce serait notre maison qui prendrait feu, les autres, ne nous aideraient pas à éteindre le feu, et nous serions ainsi malheureux. » Evidemment l'hypothèse du voisin charitable, qui rendrait le bien pour le mal, n'est pas envisagée ici. Car « cette charité chimérique, disait déjà Diderot, n'existe pas ». M. Bayet connaît l'amour, mais c'est l'amour du cosmopolitisme humanitaire, l'amour consistant à être utile à tous les hommes. « Autrefois, écrit notre auteur, lorsque les hommes étaient encore des Sauvages, aucun d'entre eux ne voulait travailler pour les autres... Il faut toujours travailler pour autrui, c'est-à-dire pour tous les autres hommes», il cite ses autorités : Condorcet et Auguste Comte. « Les grands philosophes français, Condorcet et Auguste Comte, avaient raison de dire que pour posséder le vrai bonheur, nous devons vivre pour autrui ». Les Launey rappellent que nous sommes les parties d'un tout, l'humanité. Ils citent cette sentence du philosophe Guyau :

« Je ne m'appartiens pas, car chaque être n'est rien sans tous, rien par lui seul ; mais la nature entière résonne dans chaque être, et, sur son vaste sein, nous sommes tous unis, égaux et solidaires ».

Ils se réfèrent aussi à « l'admirable ouvrage de M. Bourgeois, Solidarité ». Mais les idées de Bourgeois, comme celles de Guyau, ces idées de dépendance de l'espèce et d'inexistence de l'homme seul, sont des idées des Lumières. On y retrouve le matérialisme à l'antique professé par la philosophie éclairée. « Il n'y a plus qu'une substance dans l'univers, disait Diderot, dans l'homme, dans l'animal». «Nul atome, écrivait-il encore, ne tient un autre atome dans sa dépendance exclusive, mais chaque atome est dépendant du tout dont il fait partie ». La solidarité des Bourgeois et Guyau, est celle des particules d'un corps qui ne peuvent pas faire autrement que d'être des particules de ce corps. C’est une solidarité physique, c'est une loi physique, et qui reste physique. On peut la qualifier de loi morale, mais ce n'est pas une loi morale.

Telle est, dans ces manuels de la Troisième République, la réalité de l'altruisme.

Quant à leur patriotisme, il est exactement celui des grands ancêtres : aimer la patrie consiste à aimer la Révolution. Aulard écrit :

« Nous avons le devoir de continuer de toutes nos forces l'oeuvre entreprise par nos pères au temps de la Révolution française, quand ils fondèrent la nation, et c'est le sentiment de ce devoir que nous appelons le patriotisme ».

L'histoire du patriotisme révolutionnaire comporte, on le sait, deux phases successives, la première belliciste, où il faut mourir pour la patrie française, incarnation des droits de l'homme, la seconde humanitaire, où la patrie se confond avec l'espèce humaine. Le patriotisme de nos manuels se situe dans la première phase, et cependant aspire à connaître la seconde. « La religion de la patrie, enseigne le manuel Launey, conduit à la religion de l'humanité... L'idée est séduisante de faire de l'humanité une belle réunion d'universelle fraternité ». Mais il est encore trop tôt. Car « les autres peuples sont loin de partager notre enthousiasme de fraternité ». Pour Aulard il y a encore beaucoup trop de sauvages : « Une partie de l'humanité, écrit-il, est encore ignorante, superstitieuse et barbare ». En attendant sa conversion à la vie civilisée, c'est-à-dire aux droits de l'homme, il faut rester vigilants, il faut que la nation soit armée, il faut que la jeunesse française tout entière se prépare au combat. Obligation pénible, mais inévitable, il y a les sauvages, mais il y a aussi les rois et les empereurs. « Le service militaire, écrit le même Aulard, est une obligation très pénible. On en souffrirait moins et il faudrait moins de soldats, s'il n'y avait plus en Europe de rois et d'empereurs qui s'amusent à exciter des querelles entre les peuples et à leur faire croire qu'ils se haïssent les uns les autres ». C'est un peu le ton de la Marseillaise : « Que veut cette horde d'esclaves, de traîtres, de rois conjurés ? » L'esprit de 92 n'est pas mort.

Ni celui de 1799, puisque la Troisième République, à l'exemple du Directoire, imagine d'armer les enfants. Ce sont les « bataillons scolaires ». Le premier est créé en 1880 dans le cinquième arrondissement de Paris. Un décret de 1882 généralise l'institution. En 1885 on compte 57 bataillons pour sept départements ; 20 000 enfants sont ainsi encadrés. Mais l'opinion publique ne suit pas, et l'entreprise échoue. A partir de 1892 les derniers bataillons scolaires sont supprimés. L'idée sera reprise au XXe siècle par certains régimes totalitaires, et appliquée en grand par le régime nazi dans la Hitlerjugend, où les adolescents étaient formés au maniement d'armes.

V. L'ÉPOQUE PRÉSENTE

Ce qui nous amène à l'époque présente.

Afin de conclure cette étude, nous avons lu quelques textes officiels de la Cinquième République, de 1995 à 2000. Ces textes sont les suivants : l'arrêté ministériel du 22 février 1995 fixant les programmes d'instruction civique à l'école primaire, l'intervention de Madame Ségolène Royal sur le droit de tous les enfants à l'instruction, du 10 décembre 1998, et la circulaire du 14 mai 1999 sur l'obligation scolaire.

Il est facile d'identifier dans ces textes plusieurs thèmes et idées venues des Lumières et de la Révolution.

D'abord le thème de la citoyenneté.

Il s'agit, on le sait, d'un thème à la mode non seulement dans le discours sur l'éducation, mais aussi dans tout le discours officiel depuis 1995, et traité toujours de la manière suivante : la «citoyenneté » est présentée comme l'excellence. Afin d'exceller, toutes les institutions, toutes les activités, tous les emplois de la vie publique et sociale, doivent être «citoyens ». On parle ainsi d'« entreprise citoyenne », de «soldat citoyen », d'« assurance citoyenne », laquelle achemine l'enfant « vers une citoyenneté responsable ».

Ces expressions n'étalent pas en usage au temps des Lumières et de la Révolution française, On ne parlait pas de « citoyenneté », et citoyen n'était pas un adjectif qualificatif. Mais si l'expression change, le sens demeure. Comme dans le langage révolutionnaire, citoyen veut dire la vérité de l'homme et son existence même. Aujourd'hui comme hier, ce qui n'est pas citoyen n'existe pas, Ecoutons Madame Royal. Elle dit que l'école prépare l'enfant à être citoyen. Et que s'il ne peut accéder à l'école qui le prépare ainsi, il est exclu de l'humanité : « La scolarisation, dit-elle, est un droit fondamental de l'enfant qui doit, dès son plus jeune âge, être en mesure de rencontrer l'autre pour devenir un citoyen libre et éclairé, Interdire à des milliers d'enfants, comme c'est le cas aujourd'hui en France, d'exercer ce droit, revient à les exclure de l'humanité ».

L'école creuset de la citoyenneté

Le deuxième thème que l'on peut dégager, est celui de tous les enfants. Tous doivent la fréquenter. Aucun d'entre eux ne doit y échapper. Malheureusement, déplore Madame Royale, « chaque année, plusieurs milliers d'enfants échappent à l'école de la République ». On doit y faire attention : « Une attention toute particulière doit être accordée aux enfants ayant échappé au système scolaire ». Les pédagogues du temps des Lumières et de la Révolution voulaient que l'on « s'emparât » de l'enfant. Aujourd'hui un ministre ne veut pas le laisser « s'échapper ».

L'« école de la République » est l'école des droits de l'homme. On y enseigne les droits de l'homme et du citoyen, non seulement dans le cadre de l'instruction civique, mais dans toutes les disciplines. Car toutes les connaissances leur sont subordonnées : « Le législateur a souhaité, dit la circulaire du 14 mai 1999, que les exigences du droit à l'instruction soient précisées dans un décret définissant un socle commun de connaissances à acquérir dans le respect des droits de l'homme et l'exercice de la citoyenneté ». L'« école, dit Madame Royal, est le creuset de la citoyenneté ». Les tournures sont un peu différentes, mais l'idée est exactement la même : aujourd'hui comme sous la Révolution, la fonction essentielle de l'école est de républicaniser les enfants, autrement dit de les identifier au régime des Droits de l'homme.

C'est pourquoi, disent encore nos textes, l'instruction à l'école doit toujours être préférée à l'instruction de la famille. « Sans remettre en cause, dit Madame Royale, l'instruction dans la famille qui peut répondre à des situations sociales, familiales ou médicales particulières, la loi affirme pour la première fois la priorité donnée à l'instruction dans les établissements d'enseignements ». Et le ministre de proclamer la « prééminence de l'école ». Ici également, à n'en pas douter, l'inspiration révolutionnaire est présente. Certes le ministre ne préconise pas comme Lepeletier, les « maisons d'éducation commune », mais elle pense que l'instruction des enfants relève de l'État, et non de la famille, sauf dans certains cas particuliers.

Le troisième et dernier thème est celui de l’antisectarisme.

Certaines écoles sont dénoncées comme « sectaires ». La circulaire de 1999 met en garde l'opinion contre des mouvements ou communautés « à caractère sectaire » : « Ainsi, dit ce texte, ont pu se développer, autour de mouvements ou de communautés à caractère sectaire, des structures prétendant au titre d'établissement scolaire ». Le ministre Royal avertit contre ce qu'elle appelle « l'embrigadement sectaire ». « Le débat qui s'engage, dit-elle, dépasse les clivages partisans : il concerne en effet la protection de nos enfants contre l'embrigadement sectaire ».

Les valeurs des Lumières

Mais que signifie pour elle ce mot « sectaire » ? Elle ne s'explique guère sur ce point. Et la même imprécision se retrouve dans tous les textes officiels. Tous dénoncent le danger, mais aucun, à notre connaissance, n'en indique précisément la nature, De même à propos de ces « milieux intégristes ou obscurantistes » s'opposant, nous dit-on, « à la scolarisation des filles » ; qui est visé ici ? quelle religion ? Il arrive que le « sectarisme » soit associé au « fanatisme », par exemple dans cette phrase de Madame Royal : « Le désarroi moral fait parfois le lit du sectarisme et du fanatisme ». Mais nous ne sommes pas beaucoup plus avancés. Dans le langage de la Révolution française, « fanatisme » voulait dire attachement à la religion catholique. Est-ce le même sens ici ? On peut le penser, mais rien ne permet de l'affirmer.

En tout cas un contrôle est prévu comme au temps de la Révolution. Les familles qui instruisent elles-mêmes leurs enfants, et les écoles ne dépendant pas de l'Etat, sont placées sous surveillance. Les inspecteurs d'académie sont chargés de vérifier les connaissances des enfants. Pour cela ils les interrogeront à domicile, ou dans un autre lieu où ces derniers se sentiront plus libres de s'exprimer : « Le contrôle, dit en effet le ministre, pourra être opéré notamment, mais pas exclusivement, au domicile de l'enfant. Cela permettra de convoquer le mineur dans un autre lieu que son domicile, où il sera beaucoup plus libre de s'exprimer ». Des amendes et des peines sont prévues pour les parents ayant omis de déclarer qu'ils enseignaient eux-mêmes leurs enfants ; Les conventionnels, rappelons-le, avaient prévu des sanctions analogues. Par bien des côtés en définitive, cette « école de la République », cette école où l'on enseigne avant tout les droits de l'homme, cette école qui a priorité sur la famille, et qui tient la famille en suspicion, nous rappelle l'« école républicaine » du projet révolutionnaire, et l'on pourrait même penser qu'elle est d'une certaine manière la réalisation de ce projet.

La philosophie en est-elle la même ?

Nous trouvons dons nos textes sinon une morale, du moins une règle de vie.

Une règle altruiste. L'enfant doit apprendre à « rencontrer l'autre » :

« L'enfant, est-il écrit, doit dès son plus jeune âge, être en mesure d'apprendre à rencontrer l'autre pour devenir un citoyen libre et éclairé ». Il doit être formé au « respect de l'autre ». Pour cela il faut lui inculquer les dispositions suivantes :

« sens de la dignité
de la personne humaine,
respect de l'intégrité physique,
respect de la liberté de conscience,
respect des règles de politesse,
accueil et respect des personnes malades
et handicapées »

Enfin on lui enseignera l'horreur de « l'exclusion » et du « racisme ».

Altruisme donc, mais est-ce l'altruisme des Lumières et de la Troisième République ? Les philosophes, et Aulard et Bayet à leur suite, disaient : « Soyons bons pour les autres afin qu'ils soient bons pour nous ». Une seule phrase ici rappelle cet altruisme utilitaire. On la trouve dans le programme d'instruction civique. Elle concerne le devoir d'entraide : « L'entraide est un devoir. A tout moment on peut avoir besoin de moi, et moi des autres ». C’est la seule fois qu'une raison est invoquée. On se contente généralement de formuler des préceptes sans invoquer les principes qui les commandent.

En revanche nos textes ne sont pas sans laisser transparaître une certaine idée de l'homme. En trois endroits est amorcée une définition de l'être humain. La première fois comme individu :

« Chaque individu est unique. Nous sommes tous différents ».

La seconde fois comme personne :

« Aide à ceux que l'on ne connaît pas et pourquoi ?

Parce qu'ils sont des personnes et qu'à ce titre ils sont nos égaux»

La troisième fois comme « être social » :

« L'homme, être social, vit en société et appartient à plusieurs groupes (familles, quartier, classes, associations)».

La France ou la République ?

Il est donc enseigné aux enfants que l'homme est en même temps un « individu » une « personne » et un « être social ». On peut regretter toutefois que ces notions ne soient pas définies, et d'une manière accessible, aux enfants, il y a bien le contexte, mais il n'est pas très éclairant. « Chaque individu est unique », fait-on apprendre aux enfants, mais ils ne sauront pas d'où vient cette unicité. On se borne à donner des exemples de différences : « Nous sommes tous différents. Exemples en classe : garçons, filles, différences de taille, de poids, de couleur, de cheveux, de peau, de religion. C'est un enrichissement mutuel ». Sans doute, mais ces différences ne font qu'instituer des catégories. Elles ne rendent pas compte du caractère unique de chacun des enfants de la classe ; Le mot « personne » n'est pas plus expliqué. L'« être social » n'a guère plus de consistance. On se borne à dire qu'il « vit en société ». On le définit par son appartenance à « plusieurs groupes ». Ce mot « groupe » est vague, et l'on peut s'étonner de voir la famille qualifiée de groupe au même titre que le quartier. Enfin on ne peut pas ne pas remarquer l'absence de tout principe intérieur spirituel, intellectuel ou moral. Cet être humain du cours d'instruction civique de la fin du vingtième siècle, n'a ni raison, ni conscience, ni âme. Ou, s'il a tout cela, on n'en parle pas. Il a des « droits » (les droits de l'homme et du citoyen), mais ou nom de quoi les a-t-il ? Et ici nous retrouvons bien l'homme des Lumières. Cet être du cours d'instruction civique des années 1995-2000, n'est peut-être pas l'homme des Lumières - on ne peut d'ailleurs assurer qu'il l'est, ni qu'il ne l'est pas : il est si peu et si mal défini - mais il lui ressemble, il est sommaire comme lui. Xavier Martin écrivait naguère de l'homme de Jean-Jacques Rousseau, qu'il était un « être sommaire à l'intériorité dénuée de densité intellectuelle et affective ». On pourrait dire de l'homme de l'instruction civique actuelle qu'il est dénué d'intériorité tout court.

Cependant l'homme de Jean-Jacques était patriote. Celui de la Révolution également. L'est-il comme eux ?

La France n'est mentionnée qu'une fois dans le programme de 1995. Elle y est qualifiée de « République ». «L'enfant, dit ce texte, doit être capable de savoir que la France est une République, d'en connaître certains symboles ». On lui apprendra donc à reconnaître Marianne, le drapeau, la Marseillaise et le 14 juillet. On ne peut le nier, cette France-République, cette France confondue avec la République, est bien celle des écoles de la Révolution, celle des « catéchismes républicains ».

Il y a cependant une grande différence : le mot patrie n'est jamais accolé au sien. Et même ce mot ne figure jamais dans nos textes, il est absent comme celui de patriotisme. On ne demande jamais non plus d'aimer la France. Alors ce nouveau citoyen, est-il permis de l'appeler patriote ?

L'idéal révolutionnaire ne semble pas renié pour autant. Sont enseignés toujours aux enfants le respect des droits de l'homme et rattachement à ces droits. Or un tel respect et un tel attachement ont toujours constitué l'essence du patriotisme révolutionnaire, et la patrie révolutionnaire s'est toujours identifiée aux droits de l'homme. On peut donc l'affirmer, si les mots patrie et patriotisme ont disparu, ce qu'ils désignaient demeure.

Et si l'on ne parle plus de la France comme patrie, c'est sans doute parce que les droits de l'homme aujourd'hui ne sont plus comme au temps de la Révolution, le privilège de la seule France, mais s'étendent à l'humanité entière. Le patriotisme révolutionnaire est entré dans sa seconde phase - Robespierre déjà l'appelait de ses vœux -où la patrie et le genre humain se confondent. Le programme d'instruction civique de 1995 fait silence sur la patrie France et donne une grande place au sentiment humanitaire, à la lutte contre le racisme et contre l'exclusion. Cela est conforme à l'évolution des temps. Contrairement aux apparences, la patriotisme révolutionnaire tel que la philosophie des Lumières et la Révolution française l'avaient conçu, n'a pas disparu. Nous assistons seulement à sa métamorphose mondialiste, et son caractère révolutionnaire n'est pas altéré. Le citoyen de demain n'est plus qualifié de patriote, mais il l'est toujours en esprit.

Conclusion

Dans l'histoire de l'éducation depuis les origines de l'humanité, la formation révolutionnaire du citoyen apparaît comme une nouveauté extraordinaire, il semble qu'elle^ n'ait pas de précédent, qu'elle soit quelque chose de totalement différent des pédagogies antérieures.

N'est-elle pas aussi leur contraire ? Avant les Lumières il fallait d'abord être un homme pour devenir un citoyen. A partir des Lumières, il faut être un citoyen pour accéder à l'humanité.

Il fallait être un homme, c'est-à-dire acquérir les vertus morales, et être un homme bon. C'était ainsi que l'on devenait un bon citoyen, et que l'on pouvait de cette manière contribuer au bien commun de la cité.

Dans la nouvelle, formation l'enfant apprend d'abord à être un citoyen. Et qu'est-ce qu'un citoyen ? Celui qui est utile aux autres, qui éprouve des sensations de jouissance, qui aime les droits de l'homme, se sacrifie pour la patrie et obéit sans condition à l'Etat. S'il est tout cela, il est un bon citoyen digne de ce nom et accède alors à l'humanité. On ne parle ici ni de cité, ni de bonté, ni de bien commun. Ces notions n'ont pas de sens. On parle de bonheur, mais aussi de nécessité. La citoyenneté n'est pas un développement normal de l'homme, elle est une nécessité venant de l'infirmité de l'homme incapable de jouir sans les autres. On ne peut même pas dire que le citoyen soit le père de l'homme, car toute l'humanité de cet homme se réduit à sa citoyenneté. Avant le citoyen il n'y a rien, mais au-delà du citoyen il n'y a rien non plus. Tout se réduit à la citoyenneté.

Cependant cette formation nouvelle a connu depuis le dix-huitième siècle trois époques successives.

La première (le temps des Lumières et de la Révolution) fut celle de l'intégrité et de la clarté. Tout était dit et bien expliqué : les fondements anthropologiques de la formation, c'est-à-dire la double nécessité de jouir et de jouir par les autres, les qualités à développer chez le futur citoyen, soit l'utilité, l'attachement aux droits de l'homme et l'amour de la patrie, enfin le rôle essentiel de l'école consistant à faire des citoyens s'identifiant au régime républicain.

L'incertitude actuelle

La seconde Ce dix-neuvième siècle et le vingtième en partie) fut celle du recours à la religion (jusqu'en 1882) et à la morale jusqu'en 1969, l'une et l'autre incluses dans les programmes de l'école d'Etat, soit par artifice et volonté de manipulation, soit par conviction sincère de l'utilité de ces deux disciplines. La formation révolutionnaire n'en subsista pas moins. On continua d'enseigner les fondements anthropologiques, et les qualités d'utilité, d'attachement aux droits de l'homme et d'amour de la patrie. L'école conserva sa fonction essentielle de faire des citoyens respectueux des droits de l'homme.

Mais tout cela fut enveloppé d'un voile de morale et de religion. De sorte que la formation révolutionnaire du citoyen prit alors un air de ressemblance avec les pédagogies antérieures, celle du citoyen de la cité antique, et celle du « bon Français » et du bon chrétien du temps des rois.

La troisième époque, la nôtre, sera peut-être aussi celle du vingt-et-unième siècle, il n'y a plus de cours de religion, il n'y a plus de cours de morale. C'est vraiment une nouvelle ère placée sous le signe du dépouillement et de la réduction ; Dépouillement - on pourrait même dire purification - parce que l'on renonce aux ornements de la religion et de Id morale. Réduction parce que le silence est fait sur une grande partie de la théorie anthropologique, et parce qu'il n'est plus question de l'amour de la patrie. On ajoute l'humanitaire et la lutte contre l'exclusion et le racisme, mais en refusant toute exaltation, même dans ce domaine. Les enseignants sont invités à « rompre avec toute présentation angélique ». Il reste l'essentiel découvert maintenant à tous les regards, et que ne voile plus aucun ornement adventice : l'attachement aux droits de l'homme et la républicanisation par l'école.

Certains tenants de l'école laïque et bons spécialistes de son histoire, ont déploré cette évolution récente, il semble que la disparition de tout critère religieux ou moral les ait effrayés. « Nous sommes désemparés, écrivait en 1997 Jean Baubérot, car nous sommes passés très rapidement d'un optimisme dynamique à cette incertitude éthique ». Et de préciser ses craintes : « Un agnosticisme social d'un type nouveau se développe. La société se produit elle-même. Non seulement aucun Dieu-Providence ne la guide, mais aucune idéologie, aucune loi de l'histoire, aucune évidence morale ne peut lui donner un sens unifié ». Selon le même Baubérot, suivant ici le diagnostic de H. Mendras, nous assisterions depuis le début des années quatre-vingt, à « une seconde Révolution française ». On voudra bien nous permettre de ne point partager de telles analyses. Nous les trouvons trop pessimistes

et même empreintes d'une sorte de catastrophisme. Pour notre part nous voyons simplement dans révolution récente un retour aux idéaux des Lumières et de la Révolution. La religion chrétienne et la morale traditionnelle ont disparu, mais peut-on dire que ces idéaux leur accordaient une grande place ? Et peut-on dire que la société actuelle n'est guidée par « aucune idéologie » ? Celle des droits de l'homme n'est-elle pas plus prônée que jamais ? Libre à Jean Baubérot de regretter la disparition du moral et du religieux, mais ne devrait-il pas savoir que ces éléments étaient surajoutés ? Enfin que voulaient les philosophes des Lumières et les hommes de la Révolution ? Créer un homme nouveau, l'homme des droits de l'homme et du citoyen. Que veulent aujourd'hui le législateur et les responsables de l'école républicaine ? La même chose. Et cette ambition et cette volonté de puissance et de création semblent même aujourd'hui plus fortes que jamais. « La République, écrivait il y a moins de vingt ans l'historien Claude Nicolet, n'est autre chose que ce qui permet aux hommes d'exister pleinement, car l'éveil de l'homme à sa propre existence ne peut se faire précisément que par son passage à l'état de citoyen, c'est-à-dire de membre souverain d'un corps politique. Les deux mots "homme" et "citoyen"» absolument inséparables, créent une nouvelle nature sociale, juridique et politique pour l'homme ». Cette définition récente par un historien contemporain de l'actuelle République, reflète exactement, nous semble-t-il, l'esprit politique des Lumières et de la Révolution. Elle fut donnée en 1982, mais elle n'a pas pris une seule ride. Aucun homme politique aujourd'hui ne la désavouerait.