En
1912, Henri Mossis et Alfred de Torde faisaient paraître, sous le
pseudonyme d'Agathon, une enquête sur la jeunesse. Cette génération
semblait vouloir rompre avec le rationalisme et le scepticisme du siècle
précédent ; le témoin le plus représentatif de cette conversion
intellectuelle et spirituelle fut Ernest Psichari, le petit-fils
d'Ernest Renan : « Notre génération, disait-il, notre génération -
celle des hommes qui ont commencé leur vie d'homme avec le siècle -
est importante. Tout se joue sur. nos têtes, n me semble que les jeunes
sentent obscurément qu'ils verront de grandes choses, que de grandes
choses se feront par eux. Ils ne seront pas des amateurs ni des
sceptiques. Ils savent ce que l'on attend d'eux. »
Il
a paru intéressant de demander à un nouvel Agathon, au seuil du XXIème
siècle, une enquête sur la jeunesse formée dans la Tradition
catholique. Les réponses au questionnaire montrent une convergence avec
l'enquête de 1912, mais aussi une importante divergence.
La
jeune génération traditionaliste ne se distingue pas de celle du début
du XXème siècle sur le plan religieux. Opposée à la liturgie moderne
issue du concile Vatican II, elle ne saurait se satisfaire d'une
religiosité vague. Comme ses aînés, elle éprouve le besoin d'une
armature
nette
et définie, aux antipodes du sentimentalisme progressiste actuel, n lui
faut la stabilité de l'Eglise bimillénaire, la profondeur et la
richesse du dogme. Elle ne se complaît pas dans « les voluptés de la
crise d'âme ».
En
revanche, à la différence de ceux qui l'ont précédée il y a un siècle,
cette jeunesse traditionaliste paraît ne pas s'opposer énergiquement
à ce que Massis appelait la « voluptueuse inertie », elle semble
impuissante à réagir à l'esprit de démission qui caractérise notre
époque. Plus précisément, elle ne parvient pas à lutter contre le
divorce de la pensée et de l'action. Sur ce point, elle a une attitude
qui est le contraire exact de celle de la génération fauchée en 1914,
et qu'Agathon avait nommée l'attitude réaliste. Qu'était-ce que ce réalisme
? « Une acceptation des conditions du réel, une vue nette du
possible et de l'efficace, un besoin d'unir l'action et la pensée, de vérifier
l'une par l'autre, une volonté de donner à toute spéculation un
corps, un objet, et du même coup une réhabilitation de l'action, mais
de l'action que l'esprit conduit et informe. C'était bien fini de
croire, pour s'en désespérer, à l'antinomie fallacieuse de
l'intelligence et de la vie ! »
Cette
enquête fait apparaître un paradoxe : nous avons des jeunes de 20 à
30 ans religieusement convaincus mais pas convaincants en pratique.
Engagés au niveau des idées mais dégagés de la vie de la cité, ils
reconnaissent avoir reçu de leurs parents la flamme, mais ils la
mettent en veilleuse.
Comment
expliquer cette incohérence ?
Pourquoi
cette voluptueuse inertie
La
raison que l'on donnera pour évidente est le sens pratique de cette génération,
hypnotisée par le déferlement actuel des idées fausses et paralysée
par le débordement de l'immoralité ; condamnée malgré elle à
l'inertie, en attendant des jours meilleurs, des circonstances plus
favorables à la diffusion du vrai et du bien. Qui ne voit là qu'il
s'agit surtout d'une absence de sens pratique ! Voluptueuse inertie :
avoir raison, le savoir et ne pouvoir agir. Penser juste et être
dispensé par les circonstances de faire servir cette pensée à une
action droite.
C'est
bien cette antinomie fallacieuse que pulvérisait la génération analysée
par Massis : son besoin d'unir l'action et la pensée reposait sur une
acceptation des conditions du réel, sur une vue nette du possible et de
l'efficace. Autrement dit, elle avait une "pensée réaliste, gage
d'une action réalisable. Voilà ce qui paraît manquer aux jeunes gens
d'aujourd'hui : rien ne leur semble réalisable parce qu'ils n'ont pas
cette vue nette du possible et de l'efficace. C'est ainsi que les
meilleurs seront des témoins muets dans un milieu hostile, et que les
moins courageux y seront inertes, avec volupté.
Dès
lors une question se pose : quelle est cette évaluation de la situation
présente qui empêche ces jeunes de mettre un engagement au bout de
leurs convictions ? On ne peut ici éluder le rôle de certains parents
et éducateurs : ils ont transmis la flamme, elle éclaire mais réchauffe-t-elle
? Une analyse lucide des circonstances actuelles, dispense-t-elle de
trouver une solution possible et efficace ? foute analyse qui paralyse
est une mauvaise analyse.
Et
que dire de ces maîtres dénigratifs, comme les appelait le P.
Calmel ? Ils ont tué en eux toute capacité d'admiration et
d'enthousiasme, par réalisme disent-ils, par pessimisme en fait, ce qui
ne doit pas être loin du désespoir pratique. Ils ne seront pas déçus,
pensent-ils. Us ne nourrissent aucune illusion. Et ils anéantissent
chez leurs élèves toute volonté pratique de redressement.
Mais
plus profondément, ce qui donnerait une apparence de raison à cette
prudence stérile, c'est le sentiment aigu de la disproportion entre
l'ampleur du mal et la modestie des moyens dont nous disposons pour
combattre ce mal. C’est bien là qu'est l'erreur, une erreur d'appréciation.
Notre monde est semé de dangers gigantesques et de menaces colossales,
il faudrait pour lutter avec quelque chance de succès pouvoir opposer
des forces d'importance équivalente. Ah ! si nous avions un journal,
une radio, une télévision d'audience internationale...
C'est
là qu'est l'erreur d'appréciation. Une vision nette du possible et de
l'efficace, au plan naturel et surnaturel, permettrait de comprendre
qu'on n'oppose pas au géant Goliath un Goliath catholique, mais bien un
David. Face au colosse armé de pied en cap, il faut et il suffit d'une
fronde. Mais aussi, il suffit et il faut une fronde. Cette vision paraîtra
optimiste aux sceptiques qui cultivent la délectation morose ; elle est
pourtant réaliste et principe d'actions réalisables.
Pour
un réalisme vraiment spirituel
Les
études de Marcel De Corte sur la démocratie, les travaux de Thomas
Molnar sur l'utopie, les ouvrages de Claude Polin et de Claude Rousseau
sur les illusions contemporaines, montrent que toutes les idéologies ne
sont que des chimères, des doctrines minées par des contradictions
internes. Ces montages sophistiques, ces tubulures idéologiques
frappent les imaginations et la considération de leur hauteur
gigantesque paralyse les énergies mais ce ne sont que des colosses aux
pieds d'argile. Les sophismes sont tous vraisemblables, aucun n'est
vrai. Ce sont de faux savoirs qui permettent d'exercer un vrai pouvoir,
un impressionnant pouvoir sur l'imaginaire des esprits frappés de
stupeur.
Le
réalisme intellectuel et spirituel des Psichari et des Péguy
n'entretenait pas de divorce entre les convictions et l'engagement,
parce qu'une juste évaluation des dangers qui les menaçaient leur
montrait que la modestie de leurs moyens était tout à fait proportionnée
au gigantisme de l'erreur à combattre et du mal à abattre. Ces moyens
modestes étaient efficaces. Parce que parfaitement ajustés.
Face
au matraquage médiatique, le possible et l'efficace demeurent la fronde
de David. On souhaiterait à la génération de ceux qui ont aujourd'hui
20 ans d'être plus frondeuse, en ce sens-là, désireuse d'ajuster ses
convictions, c'est-à-dire de penser droit et de viser juste.
Alors elle retrouvera le grand élan de ses ornés, tel que le présentait
Massis : « Nulle génération n'a tressailli d'une fièvre
intellectuelle plus ardente, et peu de jeunes gens auront été capables
d'une plus grande étude ; mais ce qu'ils demandaient à la
connaissance, c'était une énergie pour mieux vivre et pour mieux agir. »
|