Ces
fragments sont les échos d'un entretien avec Gustave Thibon réalisé
au printemps 1988. Certains propos ne figurent pas dans le texte final
publié alors. Il est de la nature des entretiens journalistiques de ne
durer que peu de temps, mais certaines paroles méritaient peut-être de
connaître une seconde vie. Ce jour-là, nous avons rendez-vous avec
Gustave Thibon dans le pied-à-terre que des amis parisiens ont mis à
sa disposition. Niché sous les toits d'un immeuble aristocratique du
septième arrondissement, cela ressemble à une chambre d'étudiant,
sans luxe ni coquetterie inutile, un peu froide, même.
C'est
ici qu'il nous accueille, paysan méridional en exil temporaire dans la
grosse cité. Le regard est vif derrière de longues paupières quasi
bridées, vif comme une perpétuelle interrogation. Rien ici d'un gourou
voire d'un maître penseur. Gustave Thibon ne pose pas, il ne change pas
de contenance ni de ton lorsque le magnétophone est allumé, j'ai posé
une question abrupte (sur la tradition). La réponse vient lentement («
vous me prenez un peu au dépourvu »), puis le débit se fait plus
rapide et même passionné, toujours coloré par l'accent ardéchois.
Une pensée se met en mouvement devant moi, elle s'anime peu à peu pour
en venir à une sorte d'ébullition.
«
Par les temps que voici, il m'apparaît particulièrement nécessaire
d'effectuer ce travail intérieur de distribution entre la tradition qui
nous ramène à la source et la tradition qui porte sur des choses
temporelles, contingentes et qui n'intéresse pas directement le devenir
propre de l'humanité » (Gustave Thibon).
La
conversation de Gustave Thibon est émaillée de citations, souvent fort
longues, mais sans cuistrerie. Plutôt que l'étalage d'un savoir, on
peut y voir l'humilité devant ce qu'ont dit les autres avant nous. Mais
chez Gustave Thibon, le goût de la citation est aussi celui de la
saveur du texte et de la langue. Chaque citation, même la plus courte,
est prononcée avec un je ne sais quoi de déclamé, une mélodie qui la
transfigure. Cela enseigne et cela chante.
L'éternité
et l'histoire : Il y a chez Gustave Thibon une conscience aiguë de la
tension entre les deux réalités, peut-être même une vraie angoisse.
C'est ainsi qu'il me rappelle tout ce que le temps peut apporter d'altérations,
voire d'adultération y compris dans la religion chrétienne ; et de
citer Simone Weil (adversaire du judaïsme et de la romanité) qui
soulignait la nécessité pour le christianisme de l'alliage hébreu et
de l'alliage romain.
«
Une religion ne peut d'ailleurs durer dans le temps qu'à condition -
c'est triste à dire - d'être relativement trahie dans le temps, c'est-à-dire
de faire des amalgames, des combinaisons, des alliages temporels sans
lesquels elle ne peut subsister. L'éternel ne peut subsister qu'avec
l'aide de la durée, c'est l'évidence même, et, pour durer, de toutes
façons, il faut trahir. » (Gustave Thibon).
En
fait, pour notre philosophe, l'histoire n'est supportable qu'en temps
qu'elle est magnifiée par la légende. C'est alors seulement qu'elle
peut devenir révélation et porter en elle une port d'éternité. La légende
devient, selon l'expression d'un de ses amis « le corps glorieux de
l'histoire ».
«
Quand les nombres et les figures ne seront plus la clef des créatures,
quand, par les baisers, par les chansons, nous en apprendrons plus long
que par les oeuvres des plus grands savants, quand l'ombre et la lumière
s'uniront à nouveau dans la pure clarté, quand par les légendes et
les poèmes nous connaîtrons la vraie histoire du monde, alors s'évanouira
devant nous l'unique mot secret, ce contresens que nous appelons ici-bas
réalité » (Novalis, traduit par Gustave Thibon).
«
Si Don Quichotte n'a pas existé, Don Quichotte est plus vrai qu'un imbécile
quelconque qui a vécu dans la Manche à telle époque » (Unamuno, cité
par Gustave Thibon).
Tout
au long de l'entretien, il y a cette présence obsédante de ce que
Gustave Thibon appelle le « gros animal », celui de Platon, cette espèce
de pesanteur immanente à la société comme au temps, il semble que
c'est en lui que Gustave Thibon voie le grand responsable de toutes les
trahisons et de toutes les récupérations, y compris la récupération
du divin. Le « gros animal » attrape tout, obère tout, il est «
totalitaire » sous ses aspects permissifs. C'est lui aussi qui engendre
ce que René Guenon appelle la « grande parodie », et Ernst Jünger,
le « retour falsifié ». Il s'agit ici de la grimace de l'éternel si
caractéristique, selon lui, de notre société moderne.
«
C'est curieux, nous sommes dans un siècle qui ne croit qu'à la
nouveauté, qui considère comme démodé ce qui est ancien, archaïque,
et qui, en même temps, opère une sorte de retour caricatural et faux
vers le passé en tant que passé. » (Gustave Thibon)
De
la religion. Sans se dire guénonien - il n'a lu de lui que deux livres
- Gustave Thibon retrouve d'une certaine façon la notion de «
tradition primordiale », ce qu'il appelle « un atome de tradition éternelle
qui nous rappelle l'origine de l'homme ». C'est d'ailleurs dans la
religion chrétienne qu'il place son espérance, plus que dans le
politique auquel il ne concède que d'être « l'art du moindre mal ».
Cela veut dire aussi une attitude bienveillante envers les autres
religions, dans la stricte mesure où elles portent cet atome.
«
Le catholicisme est comme une mangeoire d'étable. Il faut qu'il y en
ait pour toutes les hauteurs de bouche. » (un capucin cité par Gustave
Thibon).
L'espérance
de Gustave Thibon naît de son pessimisme face au monde moderne. C'est
ainsi qu'il me rapporte la phrase de Simone Weil « Je rends grâce à
Dieu d'être né dans une époque où l'on a tout perdu » pour ajouter
que c'est à une époque où l'on a tout perdu que l'on peut tout
retrouver.
«
- L'espérance c'est finalement respirer le divin ?
-
Exactement, il n'y a pas d'autre mot. Le respirer et tâcher de le faire
respirer autour de soi. Je crois de plus en plus, dans l'anonymat général
de la société, au contact d'homme à homme, aux petits groupes. A
condition que les petits groupes ne se ferment pas sur eux-mêmes.
L'avenir de l'humanité est là, il a toujours été là, d'ailleurs.
"Humanum paucis vivit genus" comme disait César, "le
genre humain vit par peu d'hommes" »...
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