Gustave
Thibon partait volontiers prononcer des conférences un peu partout dans
le monde, mais il ne se sentait bien que dans son mas de Libian, à
Saint-Marcel-d'Ardèche, devant ces « cinquante lieues d'horizons dominés
par le cône parfait du Ventoux ». C'est là qu'il connut ses premières
émotions esthétiques : « Tout enfant encore, je contemplais sans fin
la splendeur du couchant parmi les forêts riveraines, cet argentement
étrange, cette profondeur irréelle que communiquaient aux feuillages
les rayons du soleil mourant [...] Et je sentais longtemps s'agiter au
fond de mon âme ce levain de nostalgie, cet appel amer et doux vers
l'impossible que laisse après soi le contact avec la beauté trop
parfaite. »
C'est
là qu'il fallait le rencontrer, dans ce Bas-Vivarais, à la jonction
des pays de Frédéric Mistral et de Charles Forot, du Félibrige et du
Pigeonnier. La terre y est âpre et rappelle sans cesse aux réalités,
mais l'appel des montagnes attire le regard vers le ciel, vers l'infini
qui, pour Thibon, était la clef de la mesure de toute chose. Lui qui à
l'âge de treize ans aidait son père aux travaux de la ferme, avait
plus appris de sa terre nourricière que n'en sauront jamais les
troupeaux d'étudiants parqués dans les amphis d'aujourd'hui. L'immense
culture qu'il avait acquise tout seul et dans la fréquentation des
philosophes et des poètes, il sut toujours la confronter aux
enseignements de la tradition paysanne, dans le sillage de son presque
voisin de quatre siècles plus tôt, le sage Olivier de Serres. De là
venait ce grand bon sens caractérisant ses propos toujours appuyés sur
des observations campagnardes - ce bon sens devenu aujourd'hui la chose
au monde la moins partagée.
Nous
aimions l'entendre évoquer la société villageoise d'autrefois. Il
allait au-delà de toute nostalgie - au-delà même des pesanteurs
attachées à certaines routines -, tout droit vers ce qui révélait l'éternel,
vers la redécouverte des lois intangibles de la création que Dieu,
disait-il, « a placées comme un garde-fou au bord du néant qui nous
fascine ».
Nous
l'entendions aussi constater le malheur du siècle, où Dieu semble s'être
retiré du monde devant l'homme devenu son rival. Ce drame ne le menait
pas au désespoir, loin de là ! Pour lui, c'était l'occasion d'une
purification : ne plus être porté par le social et par les certitudes
ancestrales oblige à tout redécouvrir par soi-même, à se laisser «
éblouir ». Cet effort vient alors se heurter au mystère, que Thibon a
tant scruté, au point de se trouver seul devant Dieu « de moins en
moins étranger et de plus en plus inconnu ». Un désarroi qu'il
surmontait grâce, encore une fois nous semble-t-il, à son bon sens
paysan : « Il faut bien que cet Être soit nécessaire pour qu'on éprouve
le besoin d'en douter ou de Le nier. »
Gardons
de Thibon l'image, non d'un maître (il n'y prétendait pas), mais d'un
compagnon sachant à tout jamais, devant ses horizons inondés de lumière,
porter les regards de ses contemporains vers ce qui se cache derrière
les choses, derrière les mots, et les guérir ainsi des « conformismes
de l'aberrant », de toutes formes de matérialisme.
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