Quand
Jacques Laurent est mort, c'est comme si une part de la France s'était
éteinte, tant l'esprit, la finesse, l'élégance, la pudeur de cet écrivain
semblaient faire corps avec un aspect de l'âme française. Une
filiation assez peu rationnelle entre Saint-Simon, le grand Condé,
Voltaire, Choderlos de Laclos, Stendhal, Barrés et Bainville aboutit à
Jacques Laurent. Les deux chefs-d'oeuvre, le foisonnant Corps
tranquilles et l'intimiste Petit Canard, témoignent d'une écriture
où se mélangent un goût vif et jamais démenti pour la liberté et un
amour immodéré pour les femmes et pour la France, dans une alchimie
qui évoque le style et l'attitude de la Fronde.
Jacques
Laurent fut de toutes les frondes : élevé à la critique par l'Action
française, il en garda toute sa vie une méfiance du romantisme et du
gouvernement de la République. Quoique de passage à Vichy, en
compagnie de son ami François Mitterrand, il devait à Maurras et à
Bainville une germanophobie prudentielle qui lui évita les chimères de
la collaboration. Mais, comme Blondin et Nimier, il sut remettre à sa
place les prétentions à l'héroïsme d'un peuple qui avait acclamé
d'une égale ferveur, à quelques jours d'intervalle, les figures tutélaires
de Pétain et de De Gaulle. Le Petit Canard proposait qu'une
histoire d'amour a toujours plus de poids qu'un engagement idéologique.
Tout cela parut léger. Le ton devint pourtant grave quand il fallut défendre
les soldats de l'OAS, polémique quand Mauriac fut tancé pour son allégeance
au général et Sartre mis en parallèle avec les bonnes œuvres de Paul
Bourget. On le fustigea alors d'être partisan après lui avoir fait le
reproche d'être dégagé. A vrai dire, les idéologues ne comprirent
rien à cette vie qui était une histoire d'amour singulière avec la
France.
La
France de Jacques Laurent n'est pas toujours celle que l'on préfère.
Elle s'écarte de celle de Jeanne d'Arc, chantée par Péguy ou
Bernanos, celle des pauvres et des saints. Elle est moins mérovingienne
que cène de Jacques Perret, moins hellène que celle de Maurras. Elle mêle
volontiers les uniformes de l'Empire aux étendards de la monarchie.
Elle a cette acidité que l'on retrouve chez Saint-Simon et chez
Voltaire, ce goût pour le libertinage qui est l'autre face de Janus du
gouffre spirituel qui conduit aussi au désenchantement. Mais pour cette
France-là, Jacques Laurent a éprouvé un amour qui ne trichait pas.
Le
dernier texte publié par Laurent, dans Le Figaro, était une
lettre d'amour à « l'amie disparue » qui résonnait aussi comme sa
propre lettre d'adieu à la France et à la vie. Cet amour pour cette
femme étrangère qui était tombée amoureuse de la France symbolise le
destin d'une vie, dont l'œuvre se fit l'écho. La désinvolture n'est
qu'un cadenas à l'émotion et l'égotisme, qui ne refuse pas tout
attachement, tente de donner un sens à une vie que l'ontologie ne peut
plus éclairer. Seule la chute de ce dernier texte vint rappeler, comme
par inadvertance, la douleur : « Je ne sais pas si je parviendrai à
te survivre dans un monde que ton absence a transformé en cauchemar ».
Comme toutes les frondes, celle de Jacques Laurent prenait sa source aux
eaux amères du désespoir. Seul le classicisme pouvait lui conférer
son style.
|