Alexandre
Kryssov, vous
avez fondé la communauté traditionaliste de Moscou, quel
est votre parcours personnel ?
Je
suis né à Moscou en 1966, dans une famille d'intellectuels russes. Mon
père est chercheur en micro électronique, ma mère est physicienne ;
ils m'ont donné tous les deux une très bonne éducation morale, pleine
d'amour, mais une éducation dont la religion était absente. Je suis
devenu catholique, il y a plusieurs années. Cela fait très longtemps
que je souhaitais devenir catholique, je ne sais pourquoi... Mais je ne
connaissais aucune église catholique à Moscou. En 1985, alors que je
séjournais en Lituanie, je suis rentré dans une église catholique à
Kaunas. Attention je ne suis pas de ceux qui disent qu'ils ont
rencontré Dieu brusquement dans une église ou ailleurs, ce n'est pas
parce que je suis rentré dans cette église que je suis devenu
catholique, je me sentais déjà catholique et mes études d'histoire
m'avaient permis de mieux connaître le catholicisme romain. Ainsi
d'ailleurs, avant même l'université, que les livres d'athéisme
partout répandus en Union Soviétique à l'époque. Ces livres
d'athéisme ont été comme mes premiers manuels de catéchisme ! Le
fait de rentrer dans cette église en Lituanie à été un premier pas
vers la conversion effective, mais j'ai encore réfléchi longtemps. Je
me rendais régulièrement à l'église Saint-Louis-des-Français à
Moscou, dont j'avais appris l'existence en Lituanie, mais je n'osais pas
demander le baptême. À cette époque demander le baptême, se
convertir, c'était un peu dangereux. On pouvait se faire renvoyer de
l'université pour cette seule raison. De plus l'église catholique de
Moscou était voisine du siège central du KGB. Au coeur de Moscou elle
n'a jamais été fermée, mais devant l'église il y avait une caméra
qui filmait les gens à l'entrée et à la sortie des offices. L'un de
mes amis m'a raconté une anecdote à ce sujet : "Un jour par
bravade, me dit-il, je salue la caméra en enlevant mon chapeau et je
dis ; bonjour messieurs du KGB. Il faut croire qu'ils ne manquaient pas
d'humour puisque la caméra bougea comme pour acquiescer et me rendre
mon salut". Pour en revenir à mon parcours, disons que durant
trois mois, j'ai résisté à la grâce qui me poussait. Finalement
lorsque j'en ai eu la force spirituelle, je suis entré dans la
sacristie et j'ai rencontré le vieux prêtre qui s'occupait de cette
église. Tout de suite je lui ai demandé le baptême. Il m'a
questionné, d'abord, pour savoir si je connaissais mes prières, je lui
ai répondu que non. Il m'a donné trois jours pour étudier le Credo,
le Pater et l'Ave. Après trois jours c'est encore
dans la sacristie, en cachette, qu'il m'a donné le baptême en me
prévenant du danger que je courais
Comment
votre famille a-t-elle pris le fait que vous ayez été baptisé?
Je
dois dire qu'au début je ne les ai pas mis au courant, mais j'ai fait
cela naturellement. J'étais porté par une grande confiance en Dieu :
ce n'est pas moi, me disais-je, qui ai choisi la foi catholique mais
Dieu l'a choisie pour moi. Je n'avais donc rien à craindre ! Et
pourtant il ne fallait pas trop réfléchir parce que dans ce baptême,
je n'étais pas le seul à prendre des risques, mes parents aussi
risquaient de subir des représailles au moins administratives et même
physiques. J'ai donc attendu un an, j'ai attendu la chute du mur de
Berlin ; c'est en 1989 que je les ai avertis. Aujourd'hui, je dois dire
qu'ils sont admirables, ils respectent mon choix, par exemple lorsque je
suis à la maison ma mère ne fait jamais de viande le vendredi alors
que c'est une coutume spécifiquement catholique, qui n'existe pas chez
les orthodoxes.
Y
a-t-il des gens qui vous ont aidé dans votre démarche ?
Avec
l'aide de Dieu je suis tombé sur un prêtre saint. Dans cette paroisse
de Moscou - l'unique paroisse catholique - qui avait été fondée par
les émigrés français à la fin du XVIIIème siècle, il a été comme
un père pour moi, à la fois en m'avertissant des dangers et en me
donnant l'exemple d'une vraie force spirituelle, il a toujours gardé le
rite latin traditionnel et à cause de cela, il était mal vu à Rome.
Le cardinal Willebrandt, en visite à Moscou juste avant la chute du mur
de Berlin a proposé à ce prêtre, Stanislas Mazeika, de l'argent pour
reconstruire l'église Saint-Louis selon le nouveau rite. La réponse du
père Stanislas a été nette ; " Comme prêtre je suis né
devant les autels, je veux mourir devant les autels et pas devant une
table ". Mais juste après la chute du mur de Berlin, en 1990,
Rome insiste pour réaliser l'aggiornamento. Le nonce apostolique vient
reconnaître les lieux de la part de Rome et en 1991 un premier
archevêque catholique est nommé à Moscou avec le rang
d'administrateur apostolique. Il s'agit d'un biélorusse Mgr Taddeus
Kondroussevitch. Son premier acte a été d'envoyer le père Stanislas
à la retraite. À 85 ans dans son appartement de Moscou le père qui
m'avait baptisé ouvrit une chapelle où il continua à célébrer la
messe ancienne et c'est ainsi que jusqu'en 1995, date de sa mort, la
messe traditionnelle était célébrée à Moscou.
Et
quel est le prêtre qui l'a remplacé comme curé à Saint-Louis-des-Francais
?
Après
la chute du mur de Berlin, on vit arriver à Moscou plusieurs prêtres
polonais ou français et tout de suite il a fallu rendre obligatoire la
nouvelle liturgie. Aujourd'hui le curé est un père assomptionniste
français, ancien journaliste à La Croix, Bernard Leannec. En
1998, il s'est signalé en cassant l'autel de Saint-Louis-des-Français
qui datait des origines de cette église, il a aussi détruit la chaire,
la table de communion, il a jeté les sculptures et les icônes. Pour
nous à Moscou toutes ces choses avaient une valeur affective
considérable. Mais justement pour ce prêtre, c'était une raison
supplémentaire d'agir, il fallait casser ces chefs d'oeuvre, uniques en
Russie, pour rompre avec le passé. Ensuite il a brûlé tous les livres
de prières anciens. Cet autodafé avait quelque chose de tragique et je
dirais de satanique. Son attitude relève d'un pur vandalisme.
Mais
les fidèles ont-ils réagi ?
Beaucoup
de fidèles ont essayé de protester, mais contre l'autorité
ecclésiastique rien n'était possible. Les plus décidés d'entre eux
qui voulaient à tout prix garder la Tradition catholique se sont alors
regroupés et ils ont demandé à la Fraternité Saint Pie-X de venir
les soutenir. À partir de 1995, après la mort du père Stanislas, un
prêtre de la Fraternité Saint Pie-X, le père Werner Bösiger,
installé déjà à Minsk en Biélorussie, est venu visiter les fidèles
de Moscou, il célébrait la liturgie dans des appartements privés. En
1999, nous nous sommes organisés dans des communautés catholiques sous
le nom de Saint Pie V. En janvier 2000 nous avons été reconnus
officiellement par l'Etat comme l'Eglise catholique de rite latin
tridentin. Nous avons maintenant une chapelle fixe dans un appartement,
avec un véritable autel, un tabernacle et les icônes de saint Louis,
de saint Pie V et de saint Pie X. Dans cette chapelle nous nous
réunissons chaque dimanche pour le chapelet et les vêpres et une fois
par mois le père Bösiger vient deux jours par semaine pour dire la
messe, confesser, et visiter les malades.
Avez-vous
rencontré l'hostilité ouverte de la hiérarchie catholique ?
L'archevêque
de- Moscou Kondroussevitch n'a fait aucune démarche officielle contre
notre comunauté. De sa part, ce silence n'est ni un signe d'apaisement
ni une marque de tolérance. Son attitude s'explique avant tout par un
souvenir cuisant. Avant d'être archevêque à Moscou, Kondroussevitch
était installé à Minsk avec le futur cardinal Svrentek. Au début des
années 90, une communauté catholique de rite traditionnel s'est
établie dans cette ville. Aussitôt les deux prêtres ont demandé à
l'autorité biélorusse d'interdire cette communauté : " Ce
n'est pas une communauté catholique, déclarèrent-ils, mais une secte
totalitaire ". Le KGB biélorusse (qui existait toujours
là-bas sous l'autorité du président Chevernadzé) avait donné son
accord de principe à cette demande. Mais avant de faire exécuter la
demande des deux hiérarques, prises peut-être d'un scrupule, les
autorités biélorusses ont tenu à recevoir l'avis d'une commission
indépendante sur ce groupe catholique traditionaliste : était-ce
vraiment une secte ? Ils ont donc demandé à l'Eglise orthodoxe
biélorusse qui dans le pays est un symbole de savoir, une force
intellectuelle indépendante, de donner ses propres conclusions. Le KGB
biélorusse a donc posé la question aux orthodoxes : " la
Fraternité Saint-Pie-X est-elle une secte totalitaire comme le pensent
les prêtres catholiques romains de Minsk ? " La réponse a
surpris tout le monde : " La Fraternité Saint-Pie-X présente
vraiment la foi catholique authentique et les prêtres catholiques
romains de Minsk ne la présentent pas ". Le KGB a donc
renoncé à poursuivre la Fraternité à Minsk. Du coup, Mgr
Kondroussevitch ne tient pas trop à renouveler l'expérience à Moscou.
Quelle
est l'activité de votre chapelle à Moscou ?
Nous
essayons d'agir surtout en diffusant de bons textes qui souvent
n'avaient jamais été traduits en russe. C'est pour cela que nous avons
créé en 1999 une revue trimestrielle de 150 pages environ Pokrov. Pokrov
dans la liturgie, cela désigne le manteau de la Vierge. Notre revue est
en vente dans les magasins spécialisés en sciences humaines ainsi que
dans beaucoup de paroisses orthodoxes, mais bien évidemment pas dans
les paroisses officiellement catholiques. Aujourd'hui, nous sommes
diffusés dans une trentaine de régions de Russie et dans onze pays
étrangers. Notre but est de faire découvrir aux catholiques russes la
vraie richesse de l'Eglise catholique. Dans chaque numéro, nous
publions des documents du magistère catholique d'avant le Concile
(récemment par exemple l'encyclique de Pie XII, Mystici corporis)
; dans chaque numéro, nous traduisons aussi des passages importants de
la Somme théologique de saint Thomas. Je souligne que c'est la
première fois que saint Thomas d'Aquin est traduit en russe, il y a
aussi des articles sur l'histoire de l'Eglise catholique en Russie et
dans le monde. Par exemple dans notre numéro 1 j'ai fait un gros
article sur l'histoire de la paroisse Saint-Louis-des-Français à
Moscou jusqu'en 1995.
Pourquoi
1995 ?
Je
crois que lorsqu'ils ont cassé l'autel, ça a été vraiment la fin de
cette paroisse catholique.
Quelles
sont vos relations avec les orthodoxes ?
Il
faut distinguer deux points de vue totalement différents. Entre les
fidèles orthodoxes et les fidèles catholiques à Moscou, il n'y a
aucun problème, nous avons des relations amicales parce que nous sommes
tous passés, d'une manière ou d'une autre par l'épreuve de l'Union
Soviétique. Mais au niveau des hiérarchies, c'est le contraire, parce
que la hiérarchie catholique en Russie est constituée d'étrangers qui
ne connaissent pas les réalités du pays. De plus, les catholiques
là-bas vivent sur un mensonge. Us disent qu'il y a trois millions de
catholiques dans le pays, parce qu'ils comptent toutes les populations
d'origine catholique qui vivent en Russie, et au nom de ces trois
millions de fidèles, ils se font nommer archevêques ou évêques par
Rome. En fait de trois millions, il doit y avoir en Russie 60 ou 70 000
fidèles catholiques. Déclarer comme catholiques des populations
lituaniennes, athées, non baptisées c'est un mensonge ! Autre exemple
: à Moscou ils annoncent 60 000 catholiques. En réalité il y en a
4000 environ. Vous comprenez pourquoi la hiérarchie orthodoxe accuse
les catholiques de prosélytisme, c'est un mot poli pour dire mensonge.
Quelle
est la proportion de traditionalistes sur ces 4000 catholiques
moscovites ?
C'est
difficile à dire, pour l'instant nous sommes un petit groupe de
plusieurs dizaines de personnes fidèles, mais il y a beaucoup de
sympathisants révoltés par l'attitude de la nouvelle hiérarchie, il
faut aussi distinguer entre les catholiques qui ont été baptisés
avant la chute du Mur et ceux qui ont été baptisés depuis. Les
nouveaux baptisés sont souvent très instables, ils ne restent pas dans
l'Eglise catholique ; les plus progressistes vont chez les baptistes,
très nombreux à Moscou. Quant à ceux qui seraient traditionnels, ils
regardent du côté des orthodoxes qui ont gardé une véritable
liturgie. Nous sommes peu nombreux, nous n'avons pas de prêtres pour
assurer les offices le dimanche, mais déjà, grâce à nos publications
nous rayonnons autant que nous le pouvons autour de nous.
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