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Cet article fait partie du dossier "Intégrismes"

Les significations de l’intégrisme

Abbé Guillaume de Tanoüarn

Nouvelle revue CERTITUDES - octobre-novembre-décembre 2001 - n°08

Intégrisme ? Le mot sonne comme un slogan, toujours « anti ». Qui l’emploie de manière routinière l’utilise le plus souvent pour se dispenser de lui donner un contenu. Le terme est appliqué à des réalités très différentes. C’est d’abord dans le registre religieux qu’on le rencontre. Rien n’est plus instructif que d’en faire l’histoire.

Intégrisme et intransigeantisme

Au début du siècle, l’adjectif "intégriste" désigne une branche minoritaire des carlistes espagnols : vers 1880, Ramon Nocedal s’est détaché de cette mouvance pour mener une politique qu’il veut « déduire du Syllabus » (ce grand résumé des erreurs libérales promulgué par Pie IX en 1864). Son attitude antilibérale extrémiste sera deux fois condamnée par le pape saint Pie X. Ce petit fait donne à penser, puisque saint Pie X (pape entre 1903 et 1914) apparaît historiquement, par ailleurs, comme le promoteur infatigable de ce que l’on nomme aujourd’hui l’intransigeantisme" catholique. Au commencement, il est clair que le terme intégrisme désigne autre chose que l’anti-modernisme de saint Pie X : ouvertement intransigeant, le pape Sarto est aussi (quel paradoxe apparent pour la pseudo-science !) le premier anti-intégriste de l’histoire. Il faudra se souvenir des origines très marginales de ce vocable dans la suite de notre parcours. À sa naissance, l’intégrisme apparaît comme une manière de déduire des enseignements pontificaux une sorte d’idée pure de la catholicité, que l’on chercherait à plaquer sur la réalité sociale, sans se préoccuper des changements considérables qui affectent les mentalités à l’heure présente. Pour tout dire d’un mot, nous avons affaire à une sorte d’idéalisme spirituel et politique.

L’intransigeantisme catholique dont les papes Pie IX, Léon XIII et Pie X ont donné l’exemple, n’a rien à voir avec cette perspective purement déductive. C’est Emile Poulat qui a cette formule étonnante : « Le compromis est dans la nature et au cœur de l’intransigeance catholique, puisqu’elle ne se pense que dans une relation à autrui, impossible à refuser. » (Cité dans Un objet de science, le catholicisme, p. 248). En effet, qu’y a-t-il de plus pertinent à la modernité que cette critique radicale de toutes les déviations idéologiques de la modernité, qui, au fil des enseignements pontificaux, fait le fonds de l’intransigeantisme ? N’est-ce pas d’abord par un souci aigu du destin de l’humanité que l’Eglise, au risque de se marginaliser, a élevé la voix pour identifier les erreurs et les condamner ? Il suffit de consulter les enseignements du pape Pie IX pour voir combien il avait saisi quels seraient les méfaits du matérialisme social et de l’idolâtrie de l’Etat, qui se développaient dès cette époque. L’Eglise aurait pu négocier avec les puissants du jour sa place au soleil de la modernité. Elle a préféré la lucidité et la cohérence, qui l’en blâmerait ? Elle a pressenti aussi, il faut bien le dire, que ces nouveaux principes de l’individualisme, du libéralisme, du rationalisme mettaient en cause sa propre existence. Sa réaction face à l’idéologie de la liberté de conscience, que Grégoire XVI appelait un délire, apparaissait comme une question de survie. Ces condamnations étaient donc aux antipodes d’un idéalisme intégriste, il s’agissait d’accepter la dure réalité et d’y faire face. L’attitude de l’Eglise a pu sembler trop limitée, ses condamnations trop ponctuelles, mais cette affirmation intrépide d’une antimodernité essentiellement catholique (qui d’une certaine manière se prolonge chez Jean Paul n lui-même) n’a jamais manqué de grandeur. Et on ne peut la présenter comme un défaut d’adaptation au monde moderne, puisqu’elle constitue une réponse à ses travers.

On pourrait donc distinguer très clairement l’intégrisme et l’intransigeantisme, en montrant que c’est l’absence du souci pastoral pour les gens auxquels l’Eglise doit s’adresser, pour l’époque où elle évolue, qui enferme l’intégriste dans les plumes du perroquet, sentencieux et vaguement dérisoire à force de répéter les mêmes choses sans jamais chercher à s’adresser à quelqu’un. Au contraire, la figure de l’intransigeant, bien campée par le pape Léon XIII, cherche à sauver, tout ce qui peut l’être, quitte à accepter de mauvais compromis, sans jamais céder sur les principes. Prenons l’attitude de ce pape face à la démocratie : il a toujours refusé (jusqu’en 1901) que l’on emploie le terme de démocratie chrétienne dans un sens politique ; mais en même temps, il a voulu que les catholiques de France ne se contentent pas d’être des émigrés de l’Intérieur et prennent toute leur place dans leur pays. Comme l’a bien montré le Père de La Taille, le pape Pecci reste te principal inspirateur de son successeur saint Pie X : les deux pontifes communient aux mêmes principes antimodernes. Us ont te même souci pastoral de leur peuple et de l’avenir de l’humanité : PIe X, dit-on, meurt de tristesse en apprenant la déclaration de la Guerre de 14. Tout cela n’a rien à voir avec l’idéalisme intégriste de Ramon Nocedal.

Une arme dialectique : le vide-ordures de l’intégrisme

Il n’en reste pas moins que ce terme aujourd’hui associé à l’islam ou même au laïcisme (on parle couramment d’intégrisme laïc) au sein de la catholicité, et c’est dans l’Eglise que pendant plusieurs lustres il sera utilisé. Très vite, les partisans du Mouvement, ceux qui veulent voir l’Eglise s’adapter aux temps nouveaux, en font une injure ; au contraire, les zélateurs de la droite catholique (ceux que l’on appellera bientôt les catholiques intégraux), crispés dans une fidélité orgueilleuse, s’en parent comme d’un titre de gloire, selon un réflexe bien connu et le plus bête du monde... Emile Poulat a définitivement rédigé l’histoire de cette histoire, qui prend sa source au XIXème siècle et traverse le XXème siècle. Les divers fils qui composent la texture du catholicisme français se sont trouvés rapprochés par ce chercheur scrupuleux d’une manière qui en a exaspéré plus d’un. Lorsque les frères ennemis s’entendent rappeler qu’ils proviennent de la même matrice, ils ne savent pas toujours garder leur calme ! Nous ne pouvons pas entrer dans ce débat, étant donné le cadre que nous nous sommes ici fixé, et nous retenons simplement cette distinction claire entre l’intégrisme et l’intransigeantisme, que nous venons de proposer.

Cela dit, le panorama trop rapide des origines du terme intégrisme ne serait pas vraiment brossé si nous oubliions complètement la fonction dialectique de l’épithète. Dès les années 20, on se plaint de monseigneur Benigni et des dénonciations qu’il fait à Rome de tous les modernistes cachés, via la célèbre organisation dite de la Sapinière (voir le livre d’Emile Poulat sur Intégrisme et catholicisme intégral, 1ère éd. 1969). A la fin des années 40, c’est le cardinal Suhard qui, dans une Lettre intitulée Essor et déclin de l’Eglise (1947), condamne officiellement et le modernisme (sur deux pages) et l’intégrisme (sur une dizaine de pages). Dans son rapport doctrinal, le cardinal Lefebvre (rien à voir avec Mgr Lefebvre) lance le même anathème. L’usage dialectique du terme « intégriste » est ainsi officialisé et comme canonisé par la hiérarchie catholique française. Il apparaît peu ou prou, à cette époque, que l’on est forcément, comme catholique convaincu, l’intégriste de quelqu’un. Ainsi Raymond Vancourt, dans Pensée moderne et philosophie chrétienne (1957) se plaint-il de ce que l’on puisse écrire, comme pour menacer saint Thomas d’Aquin lui-même, que « tous les intégristes sont des thomistes ». Quant au Père Congar, dans un long appendice à Vraie et fausse réforme dans l’Eglise (1950), malgré toutes sortes de protestations d’objectivité, il en vient à identifier « mentalité de droite » et intégrisme en France : « L’intégrisme a presque toujours été lié chez nous à une attitude politique de droite » (p. 611). » Le célèbre théologien fait néanmoins cette réserve sur le conflit des frères ennemis, intégristes et modernistes, que l’intégrisme décrit seulement une attitude (qui serait de tous les temps), alors que le modernisme définit une hérésie et même l’égout collecteur de toutes les hérésies, selon la formule de Pie X. Notre dominicain repère l’élargissement du vocable d’intégrisme qui, au départ, consiste en une certaine idée de l’Eglise et qui, ensuite, décrit une posture (de raideur) présente tout au long des temps. Mais en même temps que le vocable s’élargit, il perd de sa valeur sémantique.

Nous voudrions, ici, faire abstraction de ce passé récent et de cette dilution dialectique de la signification du terme intégrisme ; nous voudrions oublier tout ce qui de près ou de loin relève de l’insulte - ou des facilités que se donne une argumentation - dans l’usage (fréquent) de notre vocable, pour ne nous intéresser qu’au contenu de l’idée d’intégrisme.

Revenons aux origines sémantiques espagnoles de l’intégrisme ; le seul fait d’évoquer l’idée intégriste me semble suffisant pour qualifier la dimension spécifique des intégrismes de tous les pays et de toutes les religions. L’intégrisme apparaît en effet, quel que soit son contenu, comme un idéalisme ; c’est ainsi en tout cas qu’au début du siècle le définissait saint Pie X. C’est pour cette raison qu’il le condamna.

Un idéalisme légaliste

Reste à savoir à quelle forme d’idéalisme se rattache l’intégrisme d’aujourd’hui. Pour le préciser, il faut garder en mémoire ce que l’on pourrait appeler la modernité de cette attitude. Si le terme est si répandu en ce moment dans les médias, s’il dépasse les confessions et les religions, s’il s’étend jusqu’à un monde extra-religieux, c’est bien qu’il épouse certains traits de la mentalité moderne. On ne peut donc pas imaginer que cet idéalisme intégriste soit uniquement contemplatif, comme a pu l’être l’idéalisme platonicien. La contemplation n’a pas grand-chose à voir avec nos sociétés essentiellement stressées. Il me semble évident que de nouvelles nuances se sont ajoutées aux anciennes caractéristiques de notre vocable, et que l’intégrisme d’aujourd’hui se définit comme un légalisme, comme un idéalisme pratique, présenté sur le mode du Tu dois ! Il faut!

Si l’on cherche à donner pour aujourd’hui - en dehors des limites de la catholicité où il est né - une consistance au mot "intégrisme", il apparaît que cette forme aberrante naît d’une hypertrophie de la Loi. Lorsque la Loi, au lieu d’être normative du réel se substitue à lui, on se trouve dans un mode intégriste de penser et d’agir.

Le film Kadosh, pamphlet contre l’intégrisme juif, sorti l’année dernière, indique bien cette transformation de l’existence, tout entière légalisée. L’intrigue, assez banale et à grosse ficelle, montre, entre Rivka et Meyer, l’amour affrontant la loi et perdant apparemment la partie : Rivka meurt de ce que sa stérilité ait été déclarée hors la loi par les rabbins hassidim, malgré son amour pour Meyer ; obligée de divorcer, elle subit le verdict de la loi jusqu’à en perdre la parole et à se détruire elle-même. Nous ne nous appesantirons pas sur ce scénario - bien médiocre - mais nous l’utiliserons comme une indication pour donner sens aux bribes que nous avons déjà réunies : l’intégrisme est une pratique idéaliste au sein de laquelle la Loi se substitue à l’amour comme moteur de la vie, comme sens de l’existence.

Ainsi en est-il au plan moral par exemple : la loi (puritaine) a remplacé l’amour ; le précepte se donne à lui-même son propre sens. Il n’est pas là pour manifester un ordre au sein duquel les personnes s’épanouissent, mais, au contraire, il se justifie par lui-même, sans déboucher sur le moindre sens, sans indiquer le moindre bien, n est lui-même te sens. Sa justice pure a en quelque sorte anéanti tout bien. Elle se formule du reste, le plus souvent, de manière négative, excluant ce qu’il ne faut pas faire, sans toujours indiquer ce qu’il est bon de faire. Au paroxysme de cet idéalisme pratique se rencontre la figure du néant, lorsque le « Tu ne dois pas » a supplanté le « Tu dois ». Est-ce parce qu’il est une victime inattendue du grand agnosticisme moderne ? L’intégriste d’aujourd’hui me semble être un rejeton de ce nihilisme européen qu’a bien diagnostiqué Nietzsche, et Hegel avant lui. Il a gardé le devoir tout en en ayant perdu le fruit, n a gardé l’idée du bien sans jamais pouvoir jouir de sa présence, n a imaginé le bien sous la forme qui en est la plus éloignée, celle de l’abstention. Oui, le bien, pour lui ne consiste plus qu’à s’abstenir du mal. Et le mal ? C'est, indistinctement, tout ce que la Loi proscrit. Seulement cela. « La Loi est alors un hiatus de la vie, la vie déficiente comme puissance », note Hegel dans L’esprit du christianisme et son destin (éd. Agora p. 90). Elle a en quelque sorte remplacé la vie en y introduisant l’éternelle béance du négatif pur. Au contraire, « le sentiment de la vie, qui se retrouve elle-même, c’est l’amour, et c’est dans l’amour que le destin se réconcilie » (p. 92). Saint Paul ne disait pas autre chose lorsqu’il affirmait : « L’amour est la perfection du précepte. » Lorsque la Loi se vit sans l’amour, la vie reste comme inachevée, ou avortée. Lorsque l’Amour se vit sans la Loi, il se prend pour l’Absolu et se détruit lui-même. La complémentarité entre l’Amour et la Loi renvoie me semble-t-il, à la dualité des sexes, c’est-à-dire à l’ordre naturel, tel qu’il est sorti des mains de Dieu créateur.

La femme : première victime

Et c’est ainsi que la première victime de l’Intégrisme et de son légalisme, c’est la femme. On pourrait dire d’un mot que la femme constitue le test anti-intégriste. Je ne parle pas du tout de cette idée fumeuse (et évidemment fausse) de l’intégrisme, comme prétendu péché moderne contre l’égalité entre l’homme et la femme. Au contraire, cette idée, en ce qu’elle élude la différence des sexes, me semble fondamentalement intégriste. Mais enfin, si l’on y réfléchit, c’est bien la femme qui est le lieu de l’amour, et, en ce sens, l’amour est son apanage. Le légalisme intégriste est donc forcément une mutilation pour la femme, n fait évoluer les sociétés qu’il domine dans un machisme épouvantable. L’intégrisme est toujours la négation de la féminité comme lieu de l’amour, la négation de la féminité comme altérité fondatrice.

Nier l’Amour au profit de la Loi, c’est évidemment nier l’altérité comme dimension constitutive de toute existence vraiment personnelle et s’en tenir à un modèle égalitaire. En ce sens, le féminisme n’est pas ce qu’il croit être : une réponse à l’intégrisme. Au contraire. C’en est un prolongement inattendu. Il ne faut pas hésiter à parler des intégristes du MLF. Parce que l’intégrisme se caractérise comme négation de la différence, il nous reconduit, bon gré mal gré, à l’un des grands thèmes de la modernité : l’égalitarisme communautaire. Nul n’est censé ignorer la loi, et tous les hommes sont égaux en droit devant cette Loi hypostasiée. Voilà d’où naît l’intégrisme. Le MLF se caractérise comme un intégrisme sexiste.

Il y a deux manières de nier la féminité : soit on la dévalorise, et on considère la femme comme un sous-homme, ce qui est souvent le fait des intégrismes religieux, soit on la nie carrément, en prétendant, selon le mot de l’humoriste, que les femmes sont des hommes comme les autres. Dans les deux cas, on agit au nom d’un communautarisme égalitaire purement légaliste. On nage dans le bouillon intégriste.

Dans notre effort pour développer les significations de ce concept d’intégrisme, nous nous trouvons devant un paradoxe qu’il est difficile d’éluder. Alors que ce terme semble renvoyer couramment à une forme d’archaïsme, nous découvrons qu’il est un produit caractéristique de la modernité. Alors que nous pouvions imaginer la modernité comme une sorte de vaste abbaye de Thélème, dont la devise aurait pu être : Fais ce que voudras, nous devons reconnaître que rien n’est plus moderne que ce culte d’une loi abstraite et omniprésente, que nous avons nommé intégrisme. Mais Thélème ne contredit pas tant qu’il y paraît le légalisme intégriste. Antoine Garapon, dans un livre qui a déjà quelques années. Le gardien des promesses, avait bien vu qu’une société "libre", c’est-à-dire sans moeurs communes, ne pouvait survivre qu’au prix d’une prolifération de la réglementation. C’est justement lorsqu’il n’y a plus d’habitudes ou de naturel commun que la méfiance devient générale et qu’il faut la conjurer par l’Empire des Lois. Et que seront ces lois ? Non pas ce qu’elles étaient encore pour Montesquieu, « le rapport qui dérive de la nature des choses », non pas cet ordre raisonnable qui met dans une relation harmonieuse les hommes et les choses, ainsi que le voulait Aristote. Les lois n’expriment plus une nature ; elles suppléent à sa défaillance programmée.

Si, tout à l’heure, nous évoquions l’intégrisme comme un idéalisme légal, c’est justement en pensant à cet acosmisme, à cette carence du naturel, à cette défaillance de l’ordre humain sur lequel se construit la nébuleuse extrémiste que nous cherchons à définir. L’intégrisme est la recomposition a posteriori d’un ordre qui a disparu, que l’on ne sait plus vivre et que l’on fait naître en quelque sorte au forceps.

Il n’est pas difficile de vérifier cette détermination de notre concept. Qu’est-ce que l’intégrisme musulman par exemple ? Un phénomène né dans les banlieues de l’Occident, répondent les experts patentés, qui, il y a encore six mois, annonçaient, avec soulagement, un postislamisme de la même veine. Fondamentalement (si j’ose dire), ils ont raison. L’islamisme est une recomposition identitaire de l’islam.

Qu’est-ce que l’intégrisme juif des Loubavitchs ? Un produit dérivé de la société de consommation, issu de la peur qu’éprouvent les juifs de perdre leur identité dans le grand maelström consumériste.

Quant au catholicisme, il aurait dû, en principe, être protégé de ce germe intégriste, parce que sa structure n’est pas porteuse. Depuis 2000 ans, la version romaine du christianisme s’est construite sur un compromis historique entre la Nature et la Grâce, que Thomas d’Aquin, avec tout son génie a pu formuler ainsi : «La grâce n’abolit pas nature, mais l'accomplit. » Contrairement aux musulmans et aux juifs, qui vivent sur une Loi pure, sur une loi positive divine, les chrétiens fidèles à Rome reconnaissent une loi naturelle. Thomas dira même que le jugement de la conscience humaine l’emporte sur toutes les lois écrites, fussent-elles divines (Somme théologique IaIIae Q.19 a5). C’est ainsi que même une conscience erronée doit être obéie ; celui qui croit en conscience qu’il est bon de forniquer et qui ne fornique pas commet une faute, estime le saint docteur. Infini respect de la nature et de la conscience, qui n’est pas, pour Thomas, ce sanctuaire acosmique où un Bonaventure  voulait voir une étincelle divine, mais plutôt l’ultime jugement d’un être incarné, aux prises avec les contradictions du réel et qui n’a que cette modeste et faillible lumière pour avancer. Pour Thomas au XIIIème siècle comme pour Pie X au XXème siècle, l’Intransigeance catholique consiste dans un accord négocié - sans compromission - entre la grâce et la nature. Rien d’intégriste en cela I Un naturel chrétien, simplement, celui qui a construit les cathédrales (le cliché reste vrai), celui qui a édifié la Rome baroque, comme une synthèse harmonieuse des prestiges de l’esprit et des sens, celui qui a fait des XIXème et XXème siècles, politiquement antireligieux, les deux grands siècles où s’illustrèrent ces géants méconnus, les Pères missionnaires, véritables héros cachés, prodiges de nature et de grâce.

Mais alors, d’où vient l’intégrisme catholique et comment se caractérise-t-il ? L’intégrisme, chez nous, provient de la rupture de ce compromis historique, de cette alliance vitale entre la nature et la grâce, dont l’Age baroque a sans doute été la plus grande manifestation culturelle. Le trait est audacieux. Je ne connais qu’un philosophe qui ait ressenti et exprimé cette alliance entre la nature et la grâce, un Belge, lui aussi méconnu parce que trop modeste : Marcel De Corte. Il faut lire son Essai sur la tin d’une civilisation, heureusement réédité cette année par Rémi Perrin. Et les théologiens ? direz-vous. Il n’y a guère qu’un théologien récent qui ait articulé ce paradoxe chrétien, en l’instaurant comme paradigme pour le XXème siècle ; c’est un poète, Charles Péguy : « Et l’arbre de la grâce et l’arbre de la nature / Ont noué leurs deux troncs de noeuds si solennels/ Ils ont tant confondu leurs destins fraternels / Que c’est la même essence et la même stature. » Nous sommes là aux antipodes de ce qu’Emile Poulat appelle le catholicisme bourgeois, matrice de tous les intégrismes chrétiens. Le catholicisme bourgeois est celui qui ne veut pas de l’alliance vitale entre la nature et la grâce, celui qui situe spatialement la nature et la grâce en des lieux différents, à des étages différents de l’existence, celui qui se contente de donner à la nature et à la grâce des fonctions différentes, sans chercher à les accorder. Ce refus de la synthèse produit les deux excès dont souffre l’Eglise depuis trop longtemps : il y a d’une part le naturalisme de ceux qui considèrent l’Epouse mystique de Jésus-Christ comme une simple administration dont la tâche est d’assurer leur confort spirituel, n y a ensuite ceux qui, en réaction par rapport aux premiers, tombent dans l’excès inverse, le surnaturalisme. D’une manière ou d’une autre, nous pouvons donc définir l’intégrisme catholique comme un surnaturalisme. Il s’agit bien d’une recomposition pseudo-surnaturelle de la vie chrétienne. Là où chaque chrétien authentique est tenu d’affronter l’essentielle dualité de sa condition, l’intégriste chrétien est celui pour lequel l’ordre de la grâce a remplacé l’ordre de la nature.

Cela peut se vérifier dans un domaine très personnel, comme la vie spirituelle. Au lieu d’apprendre son identité spirituelle dans une humble docilité à la réalité de son existence concrète, l’intégriste catholique est quelqu’un qui se forge une image a priori, à laquelle il devra correspondre à tout prix. Tout autre est l’enseignement des Maîtres les plus classiques de la Vie spirituelle. Voici Dom Marmion, par exemple, cité par l’abbé Putois dans son Eloge de la direction spirituelle : « La sainteté n’est pas un moule unique où doivent disparaître les qualités naturelles qui caractérisent la personnalité propre de chacun... » (Op. cit. p.95).

Cela peut se vérifier aussi sur un plan beaucoup plus large dans le rapport entretiennent les deux ordres spirituel et temporel. Lorsque le temporel est tout entier déduit du spirituel, comme tendait à le faire le carliste espagnol Ramon Nocedal dont nous parlions en commençant, on rencontre le malaise de l’intégrisme, que l’on peut nommer tentation théocratique ou cléricalisme fanatique, comme on voudra. Ne sont pas exempts de cet intégrisme-là les censeurs de l’Action française, qui, en 1927, autour de Jacques Maritain, tentaient d’expliquer « Pourquoi Rome a parlé » ; nous espérons montrer un jour que leur théorie justificative de la condamnation de Pie XI est à l’origine de graves déviations théologico-politiques. Ne sont pas exempts d’intégrisme, ces militants des communautés de base, lointains héritiers des exclusives maritainiennes, qui envisagent que le Royaume des Cieux doive se construire immédiatement, sur la terre.

Enfin, l’intégrisme catholique existe aussi chez ces « naufragés de l’Esprit », qui, sans aucun respect pour l’ordre naturel, se réunissent en communautés de familles, soustraites au monde et soumises à des bergers d’occasion en tout ce qui regarde leur vie la plus quotidienne, même leur vie de couple. Dans Les charismatiques après la fête [Daniel Raffard de Brienne, Les Charismatiques après la fête, édition Servir, 125 pages, 9 euros] , Daniel Raffard de Brienne a bien analysé cette dérive, que certains hauts dignitaires de l’Eglise n’hésitent pas à désigner comme un avenir possible pour la vieille institution. Il y a là un bon exemple de recomposition au forceps d’un ordre qui n’est plus naturellement vécu et qui passe désormais tout entier par la Loi du Supérieur, seul maître de ces âmes.

On remarquera, à travers ces quelques exemples, que le destin de l’intégrisme est structurellement différent dans l’espace chrétien et dans les autres religions monothéistes. En chrétienté, l’intégrisme se définit comme un surnaturalisme (ce qui n’empêche ni le légalisme ni l’autoritarisme, au contraire) ; dans le domaine de ces religions légalistes, le judaïsme de la Torah et de la Mishna et l’islam de la Charia, c’est carrément le juridisme qui est de mise. La Tradition juridique devient dangereuse, parce qu’elle est soumise à une inflation constante, répondant à ce leitmotiv : « Plus pur que moi, tu meurs. » En revanche, le culte d’une Loi déjà donnée correspond-elle à une protection paradoxale pour les membres de ces religions. Ce que l’on nomme le fondamentalisme, malgré beaucoup d’idées reçues sur ce sujet, constitue, dans ces religions, une limite paradoxale aux excès de l’intégrisme.

Mais il n’y a pas de fondamentalisme catholique, car l’Ecriture n’a pas cette fonction de référence absolue dans l’Eglise de Rome. Dans le surnaturalisme chrétien, on peut penser que ni le Livre ni la Lettre ne constituent une protection ou une limite quelconques, Cela dit, la supériorité du christianisme intégriste sur les autres intégrismes, c’est qu’il ne renoncera jamais à l’universalisme humain qui est quelque chose de son essence" même. Ni le communautarisme juif, ni le communautarisme musulman ne peuvent en dire autant, car leur éthique est essentiellement limitée aux membres de la communauté dont ils se réclament.

Le surnaturalisme chrétien est un idéalisme ; en tant que tel, il ment plus, il se ment à lui-même, il a une capacité terrible à nier la réalité. C’est cet idéalisme lorsqu’il a oublié la foi qui a engendré les totalitarismes socialistes sur l’ensemble de notre planète, ainsi que l’avait bien vu Nietzsche dès la fin du XIXème siècle.

Les intégrismes juif ou musulman sont des légalismes communautaristes, capables structurellement de mettre en cause ce que Jean Claude Guillebaud appelait récemment le principe d’humanité. Qu’on le veuille ou non, ils utilisent, l’un et l’autre, cette dialectique du Surhomme que Nietzsche pratiquait avec jubilation. Ainsi que l’expliquait Jean Paulhan dans une lettre à François Mauriac, l’islam n’est pas un véritable universalisme. Son culte de la loi a pour revers le mépris de l’humanité en général et l’exaltation de ceux qui pratiquent la loi. Ces croyants sont des surhommes L’intégrisme chrétien est essentiellement faux et inefficace ; l’intégrisme musulman et l’intégrisme juif sont l’un et l’autre redoutables par leur capacité à exclure autrui de leur perspective éthique. La Palestine pourrait être très prochainement le théâtre sanglant de l’apocalypse de leur haine mutuelle.