Intégrisme
et intransigeantisme
Au
début du siècle, l’adjectif "intégriste" désigne une
branche minoritaire des carlistes espagnols : vers 1880, Ramon Nocedal
s’est détaché de cette mouvance pour mener une politique
qu’il
veut « déduire du Syllabus » (ce grand résumé des erreurs libérales
promulgué par Pie IX en 1864). Son attitude antilibérale extrémiste
sera deux fois condamnée par le pape saint Pie X. Ce petit fait donne
à penser, puisque saint Pie X (pape entre 1903 et 1914) apparaît
historiquement, par ailleurs, comme le promoteur infatigable de ce que
l’on nomme aujourd’hui l’intransigeantisme" catholique. Au
commencement, il est clair que le terme intégrisme désigne autre chose
que l’anti-modernisme de saint Pie X : ouvertement intransigeant, le
pape Sarto est aussi (quel paradoxe apparent pour la pseudo-science !)
le premier anti-intégriste de l’histoire. Il faudra se souvenir des
origines très marginales de ce vocable dans la suite de notre parcours.
À sa naissance, l’intégrisme apparaît comme une manière de déduire
des enseignements pontificaux une sorte d’idée pure de la catholicité,
que l’on chercherait à plaquer sur la réalité sociale, sans se préoccuper
des changements considérables qui affectent les mentalités à
l’heure présente.
Pour tout dire d’un mot, nous avons affaire à une sorte d’idéalisme
spirituel et politique.
L’intransigeantisme
catholique dont les papes Pie IX, Léon XIII et Pie X ont donné
l’exemple, n’a rien à voir avec cette perspective purement déductive.
C’est Emile Poulat qui a cette formule étonnante : « Le compromis
est dans la nature et au cœur de l’intransigeance catholique,
puisqu’elle ne se pense que dans une relation à autrui, impossible à
refuser. » (Cité dans Un objet de science, le catholicisme, p.
248). En effet, qu’y a-t-il de plus pertinent à la modernité que
cette critique radicale de toutes les déviations idéologiques de la
modernité, qui, au fil des enseignements pontificaux, fait le fonds de
l’intransigeantisme ? N’est-ce pas d’abord par un souci aigu du
destin de l’humanité que l’Eglise, au risque de se marginaliser, a
élevé la voix pour identifier les erreurs et les condamner ? Il suffit
de consulter les enseignements du pape Pie IX pour voir combien il avait
saisi quels seraient les méfaits du matérialisme social et de l’idolâtrie
de
l’Etat, qui se développaient dès cette époque. L’Eglise aurait pu
négocier avec les puissants du jour sa place au soleil de la modernité.
Elle a préféré la lucidité et la cohérence, qui l’en blâmerait ?
Elle a pressenti aussi, il faut bien le dire, que ces nouveaux principes
de l’individualisme, du libéralisme, du rationalisme mettaient en
cause sa propre existence. Sa réaction face à l’idéologie de la
liberté de conscience, que Grégoire XVI appelait un délire,
apparaissait comme une question de survie. Ces condamnations étaient
donc aux antipodes d’un idéalisme intégriste, il s’agissait
d’accepter la dure réalité et d’y faire face. L’attitude de
l’Eglise a pu sembler trop limitée, ses condamnations trop
ponctuelles, mais cette affirmation intrépide d’une antimodernité
essentiellement catholique (qui d’une certaine manière se prolonge
chez Jean Paul n lui-même) n’a jamais manqué de grandeur. Et on ne
peut la présenter comme un défaut d’adaptation au monde moderne,
puisqu’elle constitue une réponse à ses travers.
On
pourrait donc distinguer très clairement l’intégrisme et
l’intransigeantisme, en montrant que c’est l’absence du souci
pastoral pour les gens auxquels l’Eglise doit s’adresser,
pour l’époque où elle évolue, qui enferme l’intégriste dans les
plumes du perroquet, sentencieux et vaguement dérisoire à force de répéter
les mêmes choses sans jamais chercher à s’adresser à quelqu’un.
Au contraire, la figure de l’intransigeant, bien campée par le pape Léon
XIII, cherche à sauver, tout ce qui peut l’être, quitte à accepter
de mauvais compromis, sans jamais céder sur les principes. Prenons
l’attitude de ce pape face à la démocratie : il a toujours refusé
(jusqu’en 1901) que l’on emploie le terme de démocratie chrétienne
dans un sens politique ; mais en même temps, il a voulu que les
catholiques de France ne se contentent pas d’être des émigrés de
l’Intérieur et prennent toute leur place dans leur pays. Comme l’a
bien montré le Père de La Taille, le pape Pecci reste te principal
inspirateur de son successeur saint Pie X : les deux pontifes communient
aux mêmes principes antimodernes. Us ont te même souci pastoral de
leur peuple et de l’avenir de l’humanité : PIe X, dit-on, meurt de
tristesse en apprenant la déclaration de la Guerre de 14. Tout cela
n’a rien à voir avec l’idéalisme intégriste de Ramon Nocedal.
Une
arme dialectique : le vide-ordures de l’intégrisme
Il
n’en reste pas moins que ce terme aujourd’hui associé à l’islam
ou même au laïcisme (on parle couramment d’intégrisme laïc) au
sein de la catholicité, et c’est dans l’Eglise que pendant
plusieurs lustres il sera utilisé. Très vite, les partisans du
Mouvement, ceux qui veulent voir l’Eglise s’adapter aux temps
nouveaux, en font une injure ; au contraire, les zélateurs de la droite
catholique (ceux que l’on appellera bientôt les catholiques intégraux),
crispés dans une fidélité orgueilleuse, s’en parent comme d’un
titre de gloire, selon un réflexe bien connu et le plus bête du
monde... Emile Poulat a définitivement rédigé l’histoire de cette
histoire, qui prend sa source au XIXème siècle et traverse le XXème
siècle. Les divers fils qui composent la texture du catholicisme français
se sont trouvés rapprochés par ce chercheur scrupuleux d’une manière
qui en a exaspéré plus d’un. Lorsque les frères ennemis
s’entendent rappeler qu’ils proviennent de la même matrice, ils ne
savent pas
toujours garder leur calme ! Nous ne pouvons pas entrer dans ce débat,
étant donné le cadre que nous nous sommes ici fixé, et nous retenons
simplement cette distinction claire entre l’intégrisme et
l’intransigeantisme, que nous venons de proposer.
Cela
dit, le panorama trop rapide des origines du terme intégrisme ne serait
pas vraiment brossé si nous oubliions complètement la fonction
dialectique de l’épithète. Dès les années 20, on se plaint de
monseigneur Benigni et des dénonciations qu’il fait à Rome de tous
les modernistes cachés, via la célèbre organisation dite de la Sapinière
(voir le livre d’Emile Poulat sur Intégrisme et catholicisme intégral,
1ère éd. 1969). A la fin des années 40, c’est le cardinal
Suhard qui, dans une Lettre intitulée Essor et déclin de l’Eglise
(1947), condamne officiellement et le modernisme (sur deux pages) et
l’intégrisme (sur une dizaine de pages). Dans son rapport doctrinal,
le cardinal Lefebvre (rien à voir avec Mgr Lefebvre) lance le même
anathème. L’usage dialectique du terme « intégriste » est ainsi
officialisé et comme canonisé par la hiérarchie catholique française.
Il apparaît peu ou prou, à cette époque, que l’on est forcément,
comme catholique convaincu, l’intégriste de quelqu’un. Ainsi
Raymond Vancourt, dans Pensée moderne et philosophie chrétienne (1957)
se plaint-il de ce que l’on puisse écrire, comme pour menacer saint
Thomas d’Aquin lui-même, que « tous les intégristes sont des
thomistes ». Quant au Père Congar, dans un long appendice à Vraie et fausse
réforme dans l’Eglise (1950), malgré toutes sortes de
protestations d’objectivité, il en vient à identifier « mentalité
de droite » et intégrisme en France : « L’intégrisme a presque
toujours été lié chez nous à une attitude politique de droite » (p.
611). » Le célèbre théologien fait néanmoins cette réserve sur le
conflit des frères ennemis, intégristes et modernistes, que l’intégrisme
décrit seulement une attitude (qui serait de tous les temps), alors que
le modernisme définit une hérésie et même l’égout collecteur de
toutes les hérésies, selon la formule de Pie X. Notre dominicain repère
l’élargissement du vocable d’intégrisme qui, au départ, consiste
en une certaine idée de l’Eglise et qui, ensuite, décrit une posture
(de raideur) présente tout au long des temps. Mais en même temps que
le vocable s’élargit, il perd de sa valeur sémantique.
Nous
voudrions, ici, faire abstraction de ce passé récent et de cette
dilution dialectique de la signification du terme intégrisme ; nous
voudrions oublier tout ce qui de près ou de loin relève de l’insulte
- ou des facilités que se donne une argumentation - dans l’usage (fréquent)
de notre vocable, pour ne nous intéresser qu’au contenu de l’idée
d’intégrisme.
Revenons
aux origines sémantiques espagnoles de l’intégrisme ; le seul fait
d’évoquer l’idée intégriste me semble suffisant pour qualifier la
dimension spécifique des intégrismes de tous les pays et de toutes les
religions. L’intégrisme apparaît en effet, quel que soit son
contenu, comme un idéalisme ; c’est ainsi en tout cas qu’au début
du siècle le définissait saint Pie X. C’est pour cette raison
qu’il le condamna.
Un
idéalisme légaliste
Reste
à savoir à quelle forme d’idéalisme se rattache l’intégrisme
d’aujourd’hui. Pour le préciser, il faut garder en mémoire ce que
l’on pourrait appeler la modernité de cette attitude. Si le terme est
si répandu en ce moment dans les médias, s’il dépasse les
confessions et les religions, s’il s’étend jusqu’à un monde
extra-religieux, c’est bien qu’il épouse certains traits de la
mentalité moderne. On ne peut donc pas imaginer que cet idéalisme intégriste
soit uniquement contemplatif, comme a pu l’être l’idéalisme
platonicien. La contemplation n’a pas grand-chose à voir avec nos
sociétés essentiellement stressées. Il me semble évident que de
nouvelles nuances se sont ajoutées aux anciennes caractéristiques de
notre vocable, et que l’intégrisme d’aujourd’hui se définit
comme un légalisme, comme un idéalisme pratique, présenté sur le
mode du Tu dois ! Il faut!
Si
l’on cherche à donner pour aujourd’hui - en dehors des limites de
la catholicité où il est né - une consistance au mot "intégrisme",
il apparaît que cette forme aberrante naît d’une hypertrophie de la
Loi. Lorsque la Loi, au lieu d’être normative du réel se substitue
à lui, on se trouve dans un mode intégriste de penser et d’agir.
Le
film Kadosh, pamphlet contre l’intégrisme juif, sorti l’année
dernière, indique bien cette transformation de l’existence, tout entière
légalisée. L’intrigue, assez banale et à grosse ficelle, montre,
entre Rivka et Meyer, l’amour
affrontant la loi et perdant apparemment la partie : Rivka meurt de ce
que sa stérilité ait été déclarée hors la loi par les rabbins
hassidim, malgré son amour pour Meyer ; obligée de divorcer, elle
subit le verdict de la loi jusqu’à en perdre la parole et à se détruire
elle-même. Nous ne nous appesantirons pas sur ce scénario - bien médiocre
- mais nous l’utiliserons comme une indication pour donner sens aux
bribes que nous avons déjà réunies : l’intégrisme est une pratique
idéaliste au sein de laquelle la Loi se substitue à l’amour comme
moteur de la vie, comme sens de l’existence.
Ainsi
en est-il au plan moral par exemple : la loi (puritaine) a remplacé
l’amour ; le précepte se donne à lui-même son propre sens. Il
n’est pas là pour manifester un ordre au sein duquel les personnes
s’épanouissent, mais, au contraire, il se justifie par lui-même,
sans déboucher sur le moindre sens, sans indiquer le moindre bien, n
est lui-même te sens. Sa justice pure a en quelque sorte anéanti tout
bien. Elle se formule du reste, le plus souvent, de manière négative,
excluant ce qu’il ne faut pas faire, sans toujours indiquer ce qu’il
est bon de faire. Au paroxysme de cet idéalisme pratique
se rencontre la figure du néant, lorsque le « Tu ne dois pas » a
supplanté le « Tu dois ». Est-ce parce qu’il est une victime
inattendue du grand agnosticisme moderne ? L’intégriste
d’aujourd’hui me semble être un rejeton de ce nihilisme européen
qu’a bien diagnostiqué Nietzsche, et Hegel avant lui. Il a gardé le
devoir tout en en ayant perdu le fruit, n a gardé l’idée du bien
sans jamais pouvoir jouir de sa présence, n a imaginé le bien sous la
forme qui en est la plus éloignée, celle de l’abstention. Oui, le
bien, pour lui ne consiste plus qu’à s’abstenir du mal. Et le mal ?
C'est, indistinctement, tout ce que la Loi proscrit. Seulement cela. «
La Loi est alors un hiatus de la vie, la vie déficiente comme puissance
», note Hegel dans L’esprit du christianisme et son destin (éd.
Agora p. 90). Elle a en quelque sorte remplacé la vie en y introduisant
l’éternelle béance du négatif pur. Au contraire, « le sentiment de
la vie, qui se retrouve elle-même, c’est l’amour, et c’est dans
l’amour que le destin se réconcilie » (p. 92). Saint Paul ne disait
pas autre chose lorsqu’il affirmait : « L’amour est la perfection
du précepte. » Lorsque la Loi se vit sans l’amour, la vie reste
comme inachevée, ou avortée. Lorsque l’Amour se vit sans la Loi, il
se prend pour
l’Absolu et se détruit lui-même. La complémentarité entre
l’Amour et la Loi renvoie me semble-t-il, à la dualité des sexes,
c’est-à-dire à l’ordre naturel, tel qu’il est sorti des mains de
Dieu créateur.
La
femme : première victime
Et
c’est ainsi que la première victime de l’Intégrisme et de son légalisme,
c’est la femme. On pourrait dire d’un mot que la femme constitue le
test anti-intégriste. Je ne parle pas du tout de cette idée fumeuse
(et évidemment fausse) de l’intégrisme, comme prétendu péché
moderne contre l’égalité entre l’homme et la femme. Au contraire,
cette idée, en ce qu’elle élude la différence des sexes, me semble
fondamentalement intégriste. Mais enfin, si l’on y réfléchit,
c’est bien la femme qui est le lieu de l’amour, et, en ce sens,
l’amour est son apanage. Le légalisme intégriste est donc forcément
une mutilation pour la femme, n fait évoluer les sociétés qu’il
domine dans un machisme épouvantable. L’intégrisme est toujours la négation
de la féminité comme lieu de l’amour, la négation de la féminité
comme altérité fondatrice.
Nier
l’Amour au profit de la
Loi, c’est évidemment nier l’altérité comme dimension
constitutive de toute existence vraiment personnelle et s’en tenir à
un modèle égalitaire. En ce sens, le féminisme n’est pas ce qu’il
croit être : une réponse à l’intégrisme. Au contraire. C’en est
un prolongement inattendu. Il ne faut pas hésiter à parler des intégristes
du MLF. Parce que l’intégrisme se caractérise comme négation de la
différence, il nous reconduit, bon gré mal gré, à l’un des grands
thèmes de la modernité : l’égalitarisme communautaire. Nul n’est
censé ignorer la loi, et tous les hommes sont égaux en droit devant
cette Loi hypostasiée. Voilà d’où naît l’intégrisme. Le MLF se
caractérise comme un intégrisme sexiste.
Il
y a deux manières de nier la féminité : soit on la dévalorise, et on
considère la femme comme un sous-homme, ce qui est souvent le fait des
intégrismes religieux, soit on la nie carrément, en prétendant, selon
le mot de l’humoriste, que les femmes sont des hommes comme les
autres. Dans les deux cas, on agit au nom d’un communautarisme égalitaire
purement légaliste. On nage dans le bouillon intégriste.
Dans
notre effort pour développer les significations de ce concept d’intégrisme,
nous
nous trouvons devant un paradoxe qu’il est difficile d’éluder.
Alors que ce terme semble renvoyer couramment à une forme d’archaïsme,
nous découvrons qu’il est un produit caractéristique de la modernité.
Alors que nous pouvions imaginer la modernité comme une sorte de vaste
abbaye de Thélème, dont la devise aurait pu être : Fais ce que
voudras, nous devons reconnaître que rien n’est plus moderne que ce
culte d’une loi abstraite et omniprésente, que nous avons nommé intégrisme.
Mais Thélème ne contredit pas tant qu’il y paraît le légalisme intégriste.
Antoine Garapon, dans un livre qui a déjà quelques années. Le
gardien des promesses, avait bien vu qu’une société
"libre", c’est-à-dire sans moeurs communes, ne pouvait
survivre qu’au prix d’une prolifération de la réglementation.
C’est justement lorsqu’il n’y a plus d’habitudes ou de naturel
commun que la méfiance devient générale et qu’il faut la conjurer
par l’Empire des Lois. Et que seront ces lois ? Non pas ce qu’elles
étaient encore pour Montesquieu, « le rapport qui dérive de la nature
des choses », non pas cet ordre raisonnable qui met dans une relation
harmonieuse les hommes et les choses,
ainsi que le voulait Aristote. Les lois n’expriment plus une nature ;
elles suppléent à sa défaillance programmée.
Si,
tout à l’heure, nous évoquions l’intégrisme comme un idéalisme légal,
c’est justement en pensant à cet acosmisme, à cette carence du
naturel, à cette défaillance de l’ordre humain sur lequel se
construit la nébuleuse extrémiste que nous cherchons à définir.
L’intégrisme est la recomposition a posteriori d’un ordre qui a
disparu, que l’on ne sait plus vivre et que l’on fait naître en
quelque sorte au forceps.
Il
n’est pas difficile de vérifier cette détermination de notre
concept. Qu’est-ce que l’intégrisme musulman par exemple ? Un phénomène
né dans les banlieues de l’Occident, répondent les experts patentés,
qui, il y a encore six mois, annonçaient, avec soulagement, un
postislamisme de la même veine. Fondamentalement (si j’ose dire), ils
ont raison. L’islamisme est une recomposition identitaire de
l’islam.
Qu’est-ce
que l’intégrisme juif des Loubavitchs ? Un produit dérivé de la
société de consommation, issu de la peur qu’éprouvent les juifs de
perdre leur identité dans le grand maelström consumériste.
Quant
au catholicisme, il aurait dû, en principe, être protégé de ce germe
intégriste, parce que sa structure n’est pas porteuse. Depuis 2000
ans, la version romaine du christianisme s’est construite sur un
compromis historique entre la Nature et la Grâce, que Thomas d’Aquin,
avec tout son génie a pu formuler ainsi : «La grâce n’abolit pas
nature, mais l'accomplit. » Contrairement aux musulmans et aux juifs,
qui vivent sur une Loi pure, sur une loi positive divine, les chrétiens
fidèles à Rome reconnaissent une loi naturelle. Thomas dira même que
le jugement de la conscience humaine l’emporte sur toutes les lois écrites,
fussent-elles divines (Somme théologique IaIIae Q.19 a5).
C’est ainsi que même une conscience erronée doit être obéie ;
celui qui croit en conscience qu’il est bon de forniquer et qui ne
fornique pas commet une faute, estime le saint docteur. Infini respect
de la nature et de la conscience, qui n’est pas, pour Thomas, ce
sanctuaire acosmique où un Bonaventure voulait voir une étincelle
divine, mais plutôt l’ultime jugement d’un être incarné, aux
prises avec les contradictions du réel et qui n’a que cette modeste
et faillible lumière pour avancer. Pour Thomas au XIIIème siècle
comme pour Pie X au XXème siècle, l’Intransigeance catholique
consiste dans un accord négocié - sans compromission - entre la grâce
et la nature. Rien d’intégriste en cela I Un naturel chrétien,
simplement, celui qui a construit les cathédrales (le cliché reste
vrai), celui qui a édifié la Rome baroque, comme une synthèse
harmonieuse des prestiges de l’esprit et des sens, celui qui a fait
des XIXème et XXème siècles, politiquement antireligieux, les deux
grands siècles où s’illustrèrent ces géants méconnus, les Pères
missionnaires, véritables héros cachés, prodiges de nature et de grâce.
Mais
alors, d’où vient l’intégrisme catholique et comment se caractérise-t-il
? L’intégrisme, chez nous, provient de la rupture de ce compromis
historique, de cette alliance vitale entre la nature et la grâce, dont
l’Age baroque a sans doute été la plus grande manifestation
culturelle. Le trait est audacieux. Je ne connais qu’un philosophe qui
ait ressenti et exprimé cette alliance entre la nature et la grâce, un
Belge, lui aussi méconnu parce que trop modeste : Marcel De Corte. Il
faut lire son Essai sur la tin d’une civilisation, heureusement
réédité cette année
par Rémi Perrin. Et les théologiens ? direz-vous. Il n’y a guère
qu’un théologien récent qui ait articulé ce paradoxe chrétien, en
l’instaurant comme paradigme pour le XXème siècle ; c’est un poète,
Charles Péguy : « Et l’arbre de la grâce et l’arbre de la nature
/ Ont noué leurs deux troncs de noeuds si solennels/ Ils ont tant
confondu leurs destins fraternels / Que c’est la même essence et la même
stature. » Nous sommes là aux antipodes de ce qu’Emile Poulat
appelle le catholicisme bourgeois, matrice de tous les intégrismes chrétiens.
Le catholicisme bourgeois est celui qui ne veut pas de l’alliance
vitale entre la nature et la grâce, celui qui situe spatialement la
nature et la grâce en des lieux différents, à des étages différents
de l’existence, celui qui se contente de donner à la nature et à la
grâce des fonctions différentes, sans chercher à les accorder. Ce
refus de la synthèse produit les deux excès dont souffre l’Eglise
depuis trop longtemps : il y a d’une part le naturalisme de ceux qui
considèrent l’Epouse mystique de Jésus-Christ comme une simple
administration dont la tâche est d’assurer leur confort spirituel, n
y a ensuite ceux qui, en réaction par rapport aux premiers,
tombent dans l’excès inverse, le surnaturalisme. D’une manière ou
d’une autre, nous pouvons donc définir l’intégrisme catholique
comme un surnaturalisme. Il s’agit bien d’une recomposition
pseudo-surnaturelle de la vie chrétienne. Là où chaque chrétien
authentique est tenu d’affronter l’essentielle dualité de sa
condition, l’intégriste chrétien est celui pour lequel l’ordre de
la grâce a remplacé l’ordre de la nature.
Cela
peut se vérifier dans un domaine très personnel, comme la vie
spirituelle. Au lieu d’apprendre son identité spirituelle dans une
humble docilité à la réalité de son existence concrète, l’intégriste
catholique est quelqu’un qui se forge une image a priori, à laquelle
il devra correspondre à tout prix. Tout autre est l’enseignement des
Maîtres les plus classiques de la Vie spirituelle. Voici Dom Marmion,
par exemple, cité par l’abbé Putois dans son Eloge de la
direction spirituelle : « La sainteté n’est pas un moule unique
où doivent disparaître les qualités naturelles qui caractérisent la
personnalité propre de chacun... » (Op. cit. p.95).
Cela
peut se vérifier aussi sur un plan beaucoup plus large dans le rapport entretiennent
les deux ordres spirituel
et temporel. Lorsque le temporel est tout entier déduit du spirituel,
comme tendait à le faire le carliste espagnol Ramon Nocedal dont nous
parlions en commençant, on rencontre le malaise de l’intégrisme, que
l’on peut nommer tentation théocratique ou cléricalisme fanatique,
comme on voudra. Ne sont pas exempts de cet intégrisme-là les censeurs
de l’Action française, qui, en 1927, autour de Jacques Maritain,
tentaient d’expliquer « Pourquoi Rome a parlé » ; nous espérons
montrer un jour que leur théorie justificative de la condamnation de
Pie XI est à l’origine de graves déviations théologico-politiques.
Ne sont pas exempts d’intégrisme, ces militants des communautés de
base, lointains héritiers des exclusives maritainiennes, qui envisagent
que le Royaume des Cieux doive se construire immédiatement, sur la
terre.
Enfin,
l’intégrisme catholique existe aussi chez ces « naufragés de
l’Esprit », qui, sans aucun respect pour l’ordre naturel, se réunissent
en communautés de familles, soustraites au monde et soumises à des
bergers d’occasion en tout ce qui regarde leur vie la plus
quotidienne, même leur vie de couple. Dans Les charismatiques après
la fête [Daniel
Raffard de Brienne, Les Charismatiques après la fête, édition
Servir, 125 pages, 9 euros]
, Daniel Raffard de Brienne a bien analysé cette dérive, que
certains hauts dignitaires de l’Eglise n’hésitent pas à désigner
comme un avenir possible pour la vieille institution. Il y a là un bon
exemple de recomposition au forceps d’un ordre qui n’est plus
naturellement vécu et qui passe désormais tout entier par la Loi du Supérieur,
seul maître de ces âmes.
On
remarquera, à travers ces quelques exemples, que le destin de l’intégrisme
est structurellement différent dans l’espace chrétien et dans les
autres religions monothéistes. En chrétienté, l’intégrisme se définit
comme un surnaturalisme (ce qui n’empêche ni le légalisme ni
l’autoritarisme, au contraire) ; dans le domaine de ces religions légalistes,
le judaïsme de la Torah et de la Mishna et l’islam de la Charia,
c’est carrément le juridisme qui est de mise. La Tradition juridique
devient dangereuse, parce qu’elle est soumise à une inflation
constante, répondant à ce leitmotiv : « Plus pur que moi, tu meurs.
» En revanche, le culte d’une Loi déjà donnée correspond-elle à
une protection paradoxale pour les membres de ces religions. Ce que
l’on nomme le fondamentalisme, malgré beaucoup d’idées reçues sur
ce sujet, constitue, dans ces religions, une limite paradoxale aux excès
de l’intégrisme.
Mais
il n’y a pas de fondamentalisme catholique, car l’Ecriture n’a pas
cette fonction de référence absolue dans l’Eglise de Rome. Dans le
surnaturalisme chrétien, on peut penser que ni le Livre ni la Lettre ne
constituent une protection ou une limite quelconques, Cela dit, la supériorité
du christianisme intégriste sur les autres intégrismes, c’est
qu’il ne renoncera jamais à l’universalisme humain qui est quelque
chose de son essence" même. Ni le communautarisme juif, ni le communautarisme
musulman ne peuvent en dire autant, car leur éthique est
essentiellement limitée aux membres de la communauté dont ils se réclament.
Le
surnaturalisme chrétien est un idéalisme ; en tant que tel, il ment
plus, il se ment à lui-même, il a une capacité terrible à nier la réalité.
C’est cet idéalisme lorsqu’il a oublié la foi qui a engendré les
totalitarismes socialistes sur l’ensemble de notre planète, ainsi que
l’avait bien vu Nietzsche dès la fin du XIXème siècle.
Les
intégrismes juif ou musulman sont des légalismes communautaristes,
capables structurellement de mettre en cause ce que Jean Claude
Guillebaud appelait récemment le principe d’humanité. Qu’on le
veuille ou non, ils utilisent, l’un et l’autre, cette dialectique du
Surhomme que Nietzsche pratiquait avec jubilation. Ainsi que
l’expliquait Jean Paulhan dans une lettre à François Mauriac,
l’islam n’est pas un véritable universalisme. Son culte de la loi a
pour revers le mépris de l’humanité en général et l’exaltation
de ceux qui pratiquent la loi. Ces croyants sont des surhommes L’intégrisme
chrétien est essentiellement faux et inefficace ; l’intégrisme
musulman et l’intégrisme juif sont l’un et l’autre redoutables
par leur capacité à exclure autrui de leur perspective éthique. La
Palestine pourrait être très prochainement le théâtre sanglant de
l’apocalypse de leur haine mutuelle.
|