Le
discours médiatique est bien rodé. Croit-on que, face au déchaînement
de l’intégrisme islamique, s’affirme un retour à des valeurs
traditionnelles, par définition même tempérées, puisque la tradition
suppose un consensus, une expérience commune et une attitude prudente
face aux choses et aux êtres, ainsi qu’un regard critique sur elle-même,
ligne de crête entre l’orgueil de la tabula rasa et celui de
l’immobilisme ? Derrière l’usurpation occidentale que l’on voit
poindre aujourd’hui - « nous sommes le camp du Bien contre le Mal »
-, incarnée par l’arrogance américaine ou la bêtise d’un
Berlusconi, résumant l’Occident à l’horizon bas et lourd de la
recherche du bien-être à tout prix et au principe du « je fais ce que
j’ai envie de faire », confondu avec la liberté, un autre message
surgit, qui est d’ailleurs le même : « Méfions-nous de tous les intégrismes,
musulman, chrétien, tous identiques. »
«
Hors de la démocratie universelle point de salut »
Quand
Berlusconi vilipende l’islam de vivre treize siècles en arrière,
c’est le même discours que celui d’un Gérard Miller travaillant
chaque jour à montrer que Jean-Paul II est un fasciste parce qu’il
condamne l’avortement... Hors de la démocratie universelle, point de
salut. L’intégrisme est un résidu de l’obscurantisme de l’Ancien
Régime.
Voltaire
n’a jamais été aussi profondément assimilé, même s’il a été
domestiqué, épuré de ses scories racistes et de son mépris infini de
l’homme : « Ecrasons l’infâme », entonne la cohorte des nouveaux
bien-pensants dont la grande peur actuelle peut mener à toutes les
haines et à toutes les bêtises. Ce clivage entre des temps anciens
violents, sauvages, intolérants et des valeurs modernes pacifiques,
raisonnables, altruistes est trop commode pour ne pas être suspect. Que
les deux siècles que nous venons de vivre aient été ceux qui ont
justement été les plus violents, ceux de la Terreur révolutionnaire,
de la Shoah, du Goulag et de Pol-Pot, que notre époque soit celle où
l’inégalité des conditions est la plus insupportable de tous les
temps, où l’on peut préparer son réveillon du Premier de l’An en
zappant sur des images d’enfants mourant de faim dans le Tiers-Monde,
pourrait mettre la puce à l’oreille des zélateurs de la panacée démocratique
universelle. Mais rien n’y fait, pas même l’évidence. Alors, il
faut explorer d’autres pistes.
La
religion a bon dos. Elle implique la croyance dans le fait qu’il
existe une vérité et que des règles en découlent. L’intégriste
sera alors celui qui croit détenir la vérité et qui veut la diffuser.
Définition commode dans une époque qui ne croit plus à rien et qui légitime
ainsi le vide qu’elle propage. Mais si la religion n’était pas le
moteur spécifique du développement de l’intégrisme, si l’on
retrouvait mieux encore ce ferment de haine ailleurs, dans la
philosophie moderne, par exemple?
Une
récente relecture de Rousseau nous a permis de redécouvrir sa pensée
sous un jour qui n’est pas sans évoquer cet intégrisme si rebattu.
Permettons-nous un retour sur le philosophe de Genève qui pourra nous
être fort utile pour comprendre ce phénomène de notre temps.
Rousseau
est tout entier dans le texte du Discours sur l’inégalité qui
est le fondement de son œuvre politique. Ce que dit ce Discours
est parfois admirable. Rousseau, le premier, à rebours de Locke ou de
Montesquieu, a pointé du doigt les méfaits d’une société réduite
à la recherche du bien-être. Sous cet effet, évoque-t-il, les hommes
s’amollirent, se jalousèrent, découvrirent le malheur de ne pas posséder
et l’absence de bonheur dans le fait de posséder. Sur ce point,
Rousseau est assurément proche de l’esprit chrétien. Mais où le
christianisme pointe dans le goût du plaisir, dans l’envie et dans
l’égoïsme, la nature de l’homme, blessée par le péché et séparée
de Dieu, Rousseau met en cause le mécanisme de la société. Rousseau
est bien, au départ, le penseur de l’individualisme absolu. Avant
Sartre, il aurait pu écrire « l’enfer, c’est les autres ».
L’autre est, pour Rousseau, celui qui, du fait de l’histoire et non
de sa nature, rend mon bonheur impossible, il est l’ennemi radical. Ne
voit-on déjà comme ce langage est, de façon archétypale, intégriste
?
«
Avant Sartre, Rousseau aurait pu écrire "l’enfer c’est les
autres" »
Pour
Rousseau, la nature de l’homme est pourtant intrinsèquement bonne,
c’est son aptitude à la passion. C’est la condition de l’homme,
l’histoire de sa socialisation qui est mauvaise, marquée par la prégnance
du besoin. Cette malfaisance ne peut être alors redressée que par la
victoire de la passion sur le besoin, par une révolution complète de
la société. Tel est l’enjeu du Contrat social, que les
esprits fins de notre époque pourraient qualifier de « croisade ».
Cette
passion commune prend forme avec ce contrat fondateur, cette loi
absolue qui est la seule loi, où l’homme aliène sa liberté
au tout, il ne se distingue plus alors du tout commun. Cette idée de
volonté générale est le nœud de la philosophie de Rousseau. Elle est
infaillible et omnipotente. Comme Dieu, elle ne peut vouloir le mal ;
elle ne peut donc être oppressive. Du coup, toute vie humaine en
dehors de la tutelle du Tout est illégitime.
Dans
la construction de Rousseau, l’institution de la loi se fait par un
acte libre, mais se conclut par l’obéissance. Rousseau considère
que, par le mécanisme de la volonté générale, l’homme n’obéit
qu’à lui seul, il ne rencontre jamais comme un fait le pouvoir
auquel il obéit. Le monde du droit double celui du fait. Rousseau
invente une citoyenneté asociale dans laquelle le citoyen-homme ne voit
que lui-même, ne voit pas son prochain, ne doit voir que lui-même pour
bien faire son devoir de citoyen. Sa politique est une négation
de toute politique en ce qu’elle constitue un refus de toute altérité,
la substitution intégrale (ou intégriste) d’un rapport pur et
absolu entre l’homme et la loi aux relations mouvantes et dangereuses
entre les hommes.
Ce
que Rousseau a développé est bien une pensée fondée sur un
individualisme forcené, une "absolutisation" de la loi et une
hypertrophie de la morale. Ce sont, nous semble-t-il, les caractéristiques
majeures de l’intégrisme. L’intégrisme ne met rien au-dessus de la
loi. Son application justifie toutes les injustices, toutes les
exactions, tous les meurtres et toutes les contraintes. Il investit
ainsi le champ de la morale comme le nœud symbolique de son combat, car
la morale est justement ce qui se codifie, ce qui se transcrit le plus
aisément dans une loi. Ne nous attardons pas sur la manière frénétique
dont les intégristes islamiques livrent à la géhenne le sexe,
l’alcool et la débauche. Reconnaissons aussi que le christianisme
n’est jamais aussi tenté par l’intégrisme que lorsqu’il s’agit
de loi morale, parce que le respect de la loi libère des potentialités
de violence autrement enfouies. Mais sachons aussi voir ce qu’il
existe d’intégrisme dans des comportements jamais soupçonnés
d’une telle infamie.
Le
nationalisme issu du jacobinisme illustre assez bien combien l’intégrisme
est bien partagé à l’époque moderne. Les recherches que nous avons
menées avec Pierre-Jean Deschodt dans La République xénophobe ont
mis en lueur un aspect du nationalisme républicain que nous ne soupçonnions
pas. Dans la France du XXe siècle, les effets de l’idéologie de la
nation jouent à plein.
«
La République a été d’autant plus facilement liberticide, qu’elle
avait l’impression de le faire pour de bonnes raisons »
La
nation n’est plus cet espace de relations incarné par la clef de voûte
royale. La nation est un concept idéologique, une construction
rationnelle et légaliste d’individus rationnels. Pour en faire
partie, il ne suffit pas d’y être né ou d’y avoir tissé des liens
affectifs, il faut entrer dans un moule, celui de la religion républicaine
vulgarisée par les radicaux-socialistes. L’étranger est alors
suspect de n’y pouvoir appartenir, de former un groupe autonome qui
pourrait rompre la belle uniformité, de véhiculer toutes sortes de
corruptions morales. Dangereux parce que différent ; et au nom de
l’idéologie des droits de l’homme. La République a été aussi
facilement xénophobe, liberticide, policière qu’elle avait le
sentiment de le faire pour de bonnes raisons, sous la bénédiction
de la morale laïque et avec l’assentiment des individus selon la
mystique démocratique. Au nom de la souveraineté du peuple, sous
l’effet d’une exacerbation de la nécessité de défendre la République
dans le mythe même de sa pureté originelle, le système a persécuté
en toute bonne conscience. Jamais l’intégrisme n’est aussi fort que
lorsqu’il joue sur le sentiment populaire, que lorsqu’il invoque de
bonnes raisons morales. La modernité, sur ce plan-là, recèle au moins
autant de potentialités intégristes que les sociétés
traditionnelles.
Et
le catholicisme, nous dira-t-on, ne porte-t-il pas en lui ces puissances
néfastes qui ne demandent qu’à se réaliser ? Certes, il y a dans le
catholicisme une morale, des règles qui peuvent être absolutisées par
quelques fanatiques. Des hommes de cette trempe, il y en a eu et il y en
aura toujours. Mais en premier lieu, le catholicisme n’est pas une
morale, il christianise la morale naturelle en faisant de la vertu,
outre le moyen d’accomplissement par l’homme de sa vocation humaine,
une louange de la créature envers le créateur. Ce point de vue
interdit de diaboliser celui qui ne vit pas selon la morale, même
s’il n’exclut pas de le reprendre avec charité.
Plus
fondamentalement, le catholicisme possède un rempart extrêmement
efficace contre l’intégrisme ; c’est l’Eglise. L’enseignement
de l’Eglise est tradition. Il se constitue d’une chôme
ininterrompue depuis les premiers siècles de l’ère chrétienne. Il
rend extrêmement difficiles, par cette collégialité multiséculaire,
les débordements et les dérapages. S’il n’a pas empêché tous les
fanatismes (comme l’Inquisition, née d’ailleurs de la volonté de
lutter contre des hérésies intégristes, mais dévoyée par une
conception discutable du pouvoir au sein de l’Eglise), il a écarté
les plus dangereux comme le catharisme. Regardons la prudence avec
laquelle l’Eglise a toujours accueilli les phénomènes miraculeux ;
comme elle a parfois traité, injustement, avec méfiance, ses enfants
les plus charismatiques, comme saint François d’Assise. Tout cela
montre une méfiance profonde face à ce qui pourrait être constitutif
d’un germe d’intégrisme, une sagesse prudentielle ordinaire,
rarement prise en défaut. Si le fondamentalisme est si répandu dans le
monde protestant, c’est bien parce que la Réforme, en balayant la réalité
de l’Eglise, a permis à chaque individu d’être le prophète du
Christ, sans garde-fou. L’Eglise interdit par son être même que
chaque croyant se croie le possesseur de la vérité et son interprète
élu.
Le
christianisme a aboli la Loi par la parole d’amour
Enfin,
le catholicisme, et nous pouvons ici écrire le christianisme, sans
souci de précision confessionnelle, est la religion qui a aboli la Loi
par la parole d’Amour, il met au cœur de la relation entre l’homme
et Dieu, la relation entre l’homme et son prochain, par amour de Dieu.
A l’opposé d’une absolutisation de la loi, il multiplie les médiations,
celle de l’Eglise et celle de l’Autre. La foi du chrétien est déjà
charité. Au sein du monde moderne qui ne connaît que la Loi, où la
Loi n’est finalement que l’expression de la volonté de l’individu-roi,
l’intégrisme archaïque des religions anciennes rejoint celui de la
modernité, parce qu’il parle le même langage de séparation, celui
de l’homme, source de la vérité, norme de son interprétation, maître
de son triomphe. Anti-moderne, le christianisme sait que la vérité que
porte l’homme en lui est l’effet de la grâce de Dieu, qu’il ne
peut s’en faire le prophète avec arrogance ni violence, que le
Royaume n’est pas de ce monde. Il n’est chrétien que parce qu’il
est en relation d’amour avec l’autre, tandis que l’intégriste se
définit dans la solitude de son rapport à la loi ; comme l’homme
moderne de Rousseau, promeneur solitaire, individu qui ne peut vivre
dans le monde que sous la férule de la loi absolue. L’intégrisme
moderne se trompe en voyant dans l’intégrisme officiel son contraire.
Les ennemis du jour se ressemblent. Mais ils se réunissent pourtant en
ce qu’ils subodorent, sans trop savoir pourquoi, que le christianisme
ne leur ressemble pas. Aux chrétiens de ne pas oublier qu’ils ne sont
pas de ce monde-là.
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