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Cet article fait partie du dossier "Intégrismes"

L’intégrisme : un mal moderne

François Huguenin

Nouvelle revue CERTITUDES - octobre-novembre-décembre 2001 - n°08

Avec une liberté souveraine, François Huguenin nous entraîne à reconsidérer nos idées toutes faites sur l’intégrisme. La question qu’il pose a le mérite de l’impertinence : et s’il fallait être antimoderne pour ne pas se mettre en danger d’intégrisme ?

Le discours médiatique est bien rodé. Croit-on que, face au déchaînement de l’intégrisme islamique, s’affirme un retour à des valeurs traditionnelles, par définition même tempérées, puisque la tradition suppose un consensus, une expérience commune et une attitude prudente face aux choses et aux êtres, ainsi qu’un regard critique sur elle-même, ligne de crête entre l’orgueil de la tabula rasa et celui de l’immobilisme ? Derrière l’usurpation occidentale que l’on voit poindre aujourd’hui - « nous sommes le camp du Bien contre le Mal » -, incarnée par l’arrogance américaine ou la bêtise d’un Berlusconi, résumant l’Occident à l’horizon bas et lourd de la recherche du bien-être à tout prix et au principe du « je fais ce que j’ai envie de faire », confondu avec la liberté, un autre message surgit, qui est d’ailleurs le même : « Méfions-nous de tous les intégrismes, musulman, chrétien, tous identiques. »

« Hors de la démocratie universelle point de salut »

Quand Berlusconi vilipende l’islam de vivre treize siècles en arrière, c’est le même discours que celui d’un Gérard Miller travaillant chaque jour à montrer que Jean-Paul II est un fasciste parce qu’il condamne l’avortement... Hors de la démocratie universelle, point de salut. L’intégrisme est un résidu de l’obscurantisme de l’Ancien Régime.

Voltaire n’a jamais été aussi profondément assimilé, même s’il a été domestiqué, épuré de ses scories racistes et de son mépris infini de l’homme : « Ecrasons l’infâme », entonne la cohorte des nouveaux bien-pensants dont la grande peur actuelle peut mener à toutes les haines et à toutes les bêtises. Ce clivage entre des temps anciens violents, sauvages, intolérants et des valeurs modernes pacifiques, raisonnables, altruistes est trop commode pour ne pas être suspect. Que les deux siècles que nous venons de vivre aient été ceux qui ont justement été les plus violents, ceux de la Terreur révolutionnaire, de la Shoah, du Goulag et de Pol-Pot, que notre époque soit celle où l’inégalité des conditions est la plus insupportable de tous les temps, où l’on peut préparer son réveillon du Premier de l’An en zappant sur des images d’enfants mourant de faim dans le Tiers-Monde, pourrait mettre la puce à l’oreille des zélateurs de la panacée démocratique universelle. Mais rien n’y fait, pas même l’évidence. Alors, il faut explorer d’autres pistes.

La religion a bon dos. Elle implique la croyance dans le fait qu’il existe une vérité et que des règles en découlent. L’intégriste sera alors celui qui croit détenir la vérité et qui veut la diffuser. Définition commode dans une époque qui ne croit plus à rien et qui légitime ainsi le vide qu’elle propage. Mais si la religion n’était pas le moteur spécifique du développement de l’intégrisme, si l’on retrouvait mieux encore ce ferment de haine ailleurs, dans la philosophie moderne, par exemple?

Une récente relecture de Rousseau nous a permis de redécouvrir sa pensée sous un jour qui n’est pas sans évoquer cet intégrisme si rebattu. Permettons-nous un retour sur le philosophe de Genève qui pourra nous être fort utile pour comprendre ce phénomène de notre temps.

Rousseau est tout entier dans le texte du Discours sur l’inégalité qui est le fondement de son œuvre politique. Ce que dit ce Discours est parfois admirable. Rousseau, le premier, à rebours de Locke ou de Montesquieu, a pointé du doigt les méfaits d’une société réduite à la recherche du bien-être. Sous cet effet, évoque-t-il, les hommes s’amollirent, se jalousèrent, découvrirent le malheur de ne pas posséder et l’absence de bonheur dans le fait de posséder. Sur ce point, Rousseau est assurément proche de l’esprit chrétien. Mais où le christianisme pointe dans le goût du plaisir, dans l’envie et dans l’égoïsme, la nature de l’homme, blessée par le péché et séparée de Dieu, Rousseau met en cause le mécanisme de la société. Rousseau est bien, au départ, le penseur de l’individualisme absolu. Avant Sartre, il aurait pu écrire « l’enfer, c’est les autres ». L’autre est, pour Rousseau, celui qui, du fait de l’histoire et non de sa nature, rend mon bonheur impossible, il est l’ennemi radical. Ne voit-on déjà comme ce langage est, de façon archétypale, intégriste ?

« Avant Sartre, Rousseau aurait pu écrire "l’enfer c’est les autres" »

Pour Rousseau, la nature de l’homme est pourtant intrinsèquement bonne, c’est son aptitude à la passion. C’est la condition de l’homme, l’histoire de sa socialisation qui est mauvaise, marquée par la prégnance du besoin. Cette malfaisance ne peut être alors redressée que par la victoire de la passion sur le besoin, par une révolution complète de la société. Tel est l’enjeu du Contrat social, que les esprits fins de notre époque pourraient qualifier de « croisade ».

Cette passion commune prend forme avec ce contrat fondateur, cette loi absolue qui est la seule loi, où l’homme aliène sa liberté au tout, il ne se distingue plus alors du tout commun. Cette idée de volonté générale est le nœud de la philosophie de Rousseau. Elle est infaillible et omnipotente. Comme Dieu, elle ne peut vouloir le mal ; elle ne peut donc être oppressive. Du coup, toute vie humaine en dehors de la tutelle du Tout est illégitime.

Dans la construction de Rousseau, l’institution de la loi se fait par un acte libre, mais se conclut par l’obéissance. Rousseau considère que, par le mécanisme de la volonté générale, l’homme n’obéit qu’à lui seul, il ne rencontre jamais comme un fait le pouvoir auquel il obéit. Le monde du droit double celui du fait. Rousseau invente une citoyenneté asociale dans laquelle le citoyen-homme ne voit que lui-même, ne voit pas son prochain, ne doit voir que lui-même pour bien faire son devoir de citoyen. Sa politique est une négation de toute politique en ce qu’elle constitue un refus de toute altérité, la substitution intégrale (ou intégriste) d’un rapport pur et absolu entre l’homme et la loi aux relations mouvantes et dangereuses entre les hommes.

Ce que Rousseau a développé est bien une pensée fondée sur un individualisme forcené, une "absolutisation" de la loi et une hypertrophie de la morale. Ce sont, nous semble-t-il, les caractéristiques majeures de l’intégrisme. L’intégrisme ne met rien au-dessus de la loi. Son application justifie toutes les injustices, toutes les exactions, tous les meurtres et toutes les contraintes. Il investit ainsi le champ de la morale comme le nœud symbolique de son combat, car la morale est justement ce qui se codifie, ce qui se transcrit le plus aisément dans une loi. Ne nous attardons pas sur la manière frénétique dont les intégristes islamiques livrent à la géhenne le sexe, l’alcool et la débauche. Reconnaissons aussi que le christianisme n’est jamais aussi tenté par l’intégrisme que lorsqu’il s’agit de loi morale, parce que le respect de la loi libère des potentialités de violence autrement enfouies. Mais sachons aussi voir ce qu’il existe d’intégrisme dans des comportements jamais soupçonnés d’une telle infamie.

Le nationalisme issu du jacobinisme illustre assez bien combien l’intégrisme est bien partagé à l’époque moderne. Les recherches que nous avons menées avec Pierre-Jean Deschodt dans La République xénophobe ont mis en lueur un aspect du nationalisme républicain que nous ne soupçonnions pas. Dans la France du XXe siècle, les effets de l’idéologie de la nation jouent à plein.

« La République a été d’autant plus facilement liberticide, qu’elle avait l’impression de le faire pour de bonnes raisons »

La nation n’est plus cet espace de relations incarné par la clef de voûte royale. La nation est un concept idéologique, une construction rationnelle et légaliste d’individus rationnels. Pour en faire partie, il ne suffit pas d’y être né ou d’y avoir tissé des liens affectifs, il faut entrer dans un moule, celui de la religion républicaine vulgarisée par les radicaux-socialistes. L’étranger est alors suspect de n’y pouvoir appartenir, de former un groupe autonome qui pourrait rompre la belle uniformité, de véhiculer toutes sortes de corruptions morales. Dangereux parce que différent ; et au nom de l’idéologie des droits de l’homme. La République a été aussi facilement xénophobe, liberticide, policière qu’elle avait le sentiment de le faire pour de bonnes raisons, sous la bénédiction de la morale laïque et avec l’assentiment des individus selon la mystique démocratique. Au nom de la souveraineté du peuple, sous l’effet d’une exacerbation de la nécessité de défendre la République dans le mythe même de sa pureté originelle, le système a persécuté en toute bonne conscience. Jamais l’intégrisme n’est aussi fort que lorsqu’il joue sur le sentiment populaire, que lorsqu’il invoque de bonnes raisons morales. La modernité, sur ce plan-là, recèle au moins autant de potentialités intégristes que les sociétés traditionnelles.

Et le catholicisme, nous dira-t-on, ne porte-t-il pas en lui ces puissances néfastes qui ne demandent qu’à se réaliser ? Certes, il y a dans le catholicisme une morale, des règles qui peuvent être absolutisées par quelques fanatiques. Des hommes de cette trempe, il y en a eu et il y en aura toujours. Mais en premier lieu, le catholicisme n’est pas une morale, il christianise la morale naturelle en faisant de la vertu, outre le moyen d’accomplissement par l’homme de sa vocation humaine, une louange de la créature envers le créateur. Ce point de vue interdit de diaboliser celui qui ne vit pas selon la morale, même s’il n’exclut pas de le reprendre avec charité.

Plus fondamentalement, le catholicisme possède un rempart extrêmement efficace contre l’intégrisme ; c’est l’Eglise. L’enseignement de l’Eglise est tradition. Il se constitue d’une chôme ininterrompue depuis les premiers siècles de l’ère chrétienne. Il rend extrêmement difficiles, par cette collégialité multiséculaire, les débordements et les dérapages. S’il n’a pas empêché tous les fanatismes (comme l’Inquisition, née d’ailleurs de la volonté de lutter contre des hérésies intégristes, mais dévoyée par une conception discutable du pouvoir au sein de l’Eglise), il a écarté les plus dangereux comme le catharisme. Regardons la prudence avec laquelle l’Eglise a toujours accueilli les phénomènes miraculeux ; comme elle a parfois traité, injustement, avec méfiance, ses enfants les plus charismatiques, comme saint François d’Assise. Tout cela montre une méfiance profonde face à ce qui pourrait être constitutif d’un germe d’intégrisme, une sagesse prudentielle ordinaire, rarement prise en défaut. Si le fondamentalisme est si répandu dans le monde protestant, c’est bien parce que la Réforme, en balayant la réalité de l’Eglise, a permis à chaque individu d’être le prophète du Christ, sans garde-fou. L’Eglise interdit par son être même que chaque croyant se croie le possesseur de la vérité et son interprète élu.

Le christianisme a aboli la Loi par la parole d’amour

Enfin, le catholicisme, et nous pouvons ici écrire le christianisme, sans souci de précision confessionnelle, est la religion qui a aboli la Loi par la parole d’Amour, il met au cœur de la relation entre l’homme et Dieu, la relation entre l’homme et son prochain, par amour de Dieu. A l’opposé d’une absolutisation de la loi, il multiplie les médiations, celle de l’Eglise et celle de l’Autre. La foi du chrétien est déjà charité. Au sein du monde moderne qui ne connaît que la Loi, où la Loi n’est finalement que l’expression de la volonté de l’individu-roi, l’intégrisme archaïque des religions anciennes rejoint celui de la modernité, parce qu’il parle le même langage de séparation, celui de l’homme, source de la vérité, norme de son interprétation, maître de son triomphe. Anti-moderne, le christianisme sait que la vérité que porte l’homme en lui est l’effet de la grâce de Dieu, qu’il ne peut s’en faire le prophète avec arrogance ni violence, que le Royaume n’est pas de ce monde. Il n’est chrétien que parce qu’il est en relation d’amour avec l’autre, tandis que l’intégriste se définit dans la solitude de son rapport à la loi ; comme l’homme moderne de Rousseau, promeneur solitaire, individu qui ne peut vivre dans le monde que sous la férule de la loi absolue. L’intégrisme moderne se trompe en voyant dans l’intégrisme officiel son contraire. Les ennemis du jour se ressemblent. Mais ils se réunissent pourtant en ce qu’ils subodorent, sans trop savoir pourquoi, que le christianisme ne leur ressemble pas. Aux chrétiens de ne pas oublier qu’ils ne sont pas de ce monde-là.