L’intégrisme
religieux est couramment désigné comme le durcissement de la lettre
contre l’esprit. Au monstre du juridisme et de l’Inquisition, on
oppose alors l’image d’une liberté indéfinie, qui ne comporterait
aucun risque. Le danger du juridisme, prévenu par les Evangiles eux-mêmes,
est aussi désigné de manière très vague dans l’opinion courante :
à partir du moment où une loi morale est invoquée ou prescrite, elle
est alors accusée de mettre fin à une spéculation ou à des portes de
sorties ; elle ne participe pas au régime de fuite où l’on voudrait
tout porter. Ce problème concerne en vérité toutes les institutions
et toutes les voix qui exercent une autorité morale, spirituelle ou
intellectuelle, mais il est important de le bien saisir pour définir
dans quels cas c’est le choix de la déraison qui sous-tend un tel
scepticisme.
Parmi
les soupçons relativistes, il est demandé au Christ, à ses apôtres
et à ses successeurs d’avoir dit et de n’avoir pas dit en même
temps ; de repousser le moment où la parole va trancher dans la réalité
; de montrer que le mal n’est pas si mal, et le bien, pas si bien.
Cette forme de paranoïa ou d’angoisse répond d’autre part à une
hypertrophie de la Loi, revêtue d’attributs psychologiques et parfois
de théomorphismes d’autant plus redoutables qu’ils obscurcissent sa
source divine, lorsqu’il s’agit d’une vérité révélée, il
n’est pas rare alors que l’accusation d’intégrisme portée aux
autres s’accompagne d’un intégrisme libertaire, qui interdit
toute forme, tout ordre, toute destination de l’être, et dont le
mouvement cherche à éviter jusqu’au processus dialectique. Comme
l’a bien vu Chesterton, un certain comportement anarchiste peut
abriter une étroite morale flicarde, hantée de petits démons.
La
dé-raison moderne
pousse à l’intégrisme
Mieux
vaudra par exemple jouer le jeu de l’indifférence : égalité des
motifs, irrésolution des contradictions, spéculation sur le virtuel,
pluralisme indifférencié. A propos d’un auteur ami ou ennemi, on
dira par exemple qu’il était rempli de contradictions pour le protéger
du jugement ou pour neutraliser ses intentions. On le renverra à son
expérience et à sa subjectivité pour le soustraire aux idées,
lesquelles, comme le dit Bossuet dans sa Logique, « toutes démontrent
quelque être, quelque chose de positif et de réel ». On
neutralisera tel engagement philosophique ou politique par l’hypothèse
d’une construction de soi-même, une invention mythologique
personnelle, capable d’investir tout le champ de l’interprétation.
On avancera (sans le dire ouvertement, parce que l’on en pressent le
ridicule) que l’ordre végétatif vaut mieux, parce que tout y serait
indéfiniment possible, ou encore que la raison s’y confondrait
totalement avec la liberté. Sans doute, ce n’est pas que la raison
naturelle soit plane, qu’elle n’admette pas des opacités sur
lesquelles les présocratiques aimaient se pencher comme sur des
devinettes. Ce que les néo-kantiens ne pardonnent pas à Heidegger,
c’est d’avoir pousse
les jeux du penser à leurs limites, et de les avoir acculés à une série
d’apories qu’ils abordent comme une suite de murailles
infranchissables. Ils s’adonnent alors à son procès au lieu du
moindre dialogue philosophique sérieux. Mais les chemins et détours
heideggériens ne sont repérables que chez des métaphysiciens, et ils
sont évidemment loin d’invalider toutes les opérations de la
raison...
L’enfermement
moderne, remarquablement décrit par Jean-François Mattéi et par
Philippe Bénéton[i],
ne désigne pas dans l’intégrisme religieux le danger majeur de nos
sociétés. Au contraire, ce qui menace et rend dociles nos populations
ahuries, c’est moins la cristallisation sur un quelconque passé à
recréer que l’affaissement du désir et le soupçon adressé à la
raison. C’est de faire croire que l’alternative pour l’homme se
situe entre l’indéfinition de la liberté et sa suppression pure et
simple, c’est-à-dire entre deux types d’impatience. Il ne faut pas
s’étonner si des journalistes ont accusé le pape et le cardinal
Ratzinger d’intégrisme parce que le Catéchisme de l’Eglise
catholique, le Concile et la Déclaration sur
l’universalité de l’Eglise définissent précisément le
contenu de la foi. Ce qu’ils y redoutent, c’est que la foi n’y
soit pas étrangère à la raison, qu’elle ose s’en servir, la vérifier,
et à l’occasion, la chanter ; c’est qu’en définitive, la foi ne
soit pas indéfinie — une superstition.
L’intégrisme
est une maladie du désir
Or,
c’est un fait que d’un autre côté, la religion est également
accusée d’incarner un vague recours psychologique contre l’angoisse
naturelle de l’homme, c’est-à-dire une superstition, il y a
quelques années, le journal interne d’une entreprise multinationale,
fortement influente en France, conseillait à ses employés de se méfier
de la religion, du patriotisme et de la famille, pour les remplacer par
les valeurs de l’entreprise. L’utilitarisme et l’éthique
humanitaire s’entendent alors pour dénoncer dans la religion une
superstition particulièrement ringarde.
L’intégrisme
de la déraison est enfin une maladie du désir, un désir de ne rien
vouloir, car vouloir tel objet implique une détermination et un ordre
des raisons. Et cependant, vouloir rien est-il même possible ? Boutang,
dans son Apocalypse du désir, affirme que « je ne veux pas rien
», et que si c’était le cas, ce ne serait pas sans raison. « Dès
que ma volonté est intéressée, c’est la présence d’un possible,
d’un x qui peut être si je te veux. En cela, je ne veux que du
possible[ii]. » La difficulté de
combattre l’intégrisme de la déraison, c’est bien sûr qu’il ne
s’agit pas d’une doctrine établie, mais plutôt d’une pseudo éthique
qui n’est souvent qu’un calque des comportements sociaux et d’une
ivresse des possibles, un certain état des mentalités collectives,
encouragées par les sophismes et tes courants relativistes de la pensée.
L’entreprise du thomisme et le travail théologique proprement dit,
qu’il se réclame de saint Augustin, des Pères Grecs ou Latins, ont
un rôle essentiel à jouer pour faire retrouver à l’homme la mesure
de la raison, comme le rappelle la Lettre encyclique Fides et Ratio (1998).
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