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Cet article fait partie du dossier "Intégrismes"

Intégrisme de la déraison

Antoine Clapas

Nouvelle revue CERTITUDES - octobre-novembre-décembre 2001 - n°08

L’intégrisme religieux est couramment désigné comme le durcissement de la lettre contre l’esprit. Au monstre du juridisme et de l’Inquisition, on oppose alors l’image d’une liberté indéfinie, qui ne comporterait aucun risque. Le danger du juridisme, prévenu par les Evangiles eux-mêmes, est aussi désigné de manière très vague dans l’opinion courante : à partir du moment où une loi morale est invoquée ou prescrite, elle est alors accusée de mettre fin à une spéculation ou à des portes de sorties ; elle ne participe pas au régime de fuite où l’on voudrait tout porter. Ce problème concerne en vérité toutes les institutions et toutes les voix qui exercent une autorité morale, spirituelle ou intellectuelle, mais il est important de le bien saisir pour définir dans quels cas c’est le choix de la déraison qui sous-tend un tel scepticisme.

Parmi les soupçons relativistes, il est demandé au Christ, à ses apôtres et à ses successeurs d’avoir dit et de n’avoir pas dit en même temps ; de repousser le moment où la parole va trancher dans la réalité ; de montrer que le mal n’est pas si mal, et le bien, pas si bien. Cette forme de paranoïa ou d’angoisse répond d’autre part à une hypertrophie de la Loi, revêtue d’attributs psychologiques et parfois de théomorphismes d’autant plus redoutables qu’ils obscurcissent sa source divine, lorsqu’il s’agit d’une vérité révélée, il n’est pas rare alors que l’accusation d’intégrisme portée aux autres s’accompagne d’un intégrisme libertaire, qui interdit toute forme, tout ordre, toute destination de l’être, et dont le mouvement cherche à éviter jusqu’au processus dialectique. Comme l’a bien vu Chesterton, un certain comportement anarchiste peut abriter une étroite morale flicarde, hantée de petits démons.

La dé-raison moderne pousse à l’intégrisme

Mieux vaudra par exemple jouer le jeu de l’indifférence : égalité des motifs, irrésolution des contradictions, spéculation sur le virtuel, pluralisme indifférencié. A propos d’un auteur ami ou ennemi, on dira par exemple qu’il était rempli de contradictions pour le protéger du jugement ou pour neutraliser ses intentions. On le renverra à son expérience et à sa subjectivité pour le soustraire aux idées, lesquelles, comme le dit Bossuet dans sa Logique, « toutes démontrent quelque être, quelque chose de positif et de réel ». On neutralisera tel engagement philosophique ou politique par l’hypothèse d’une construction de soi-même, une invention mythologique personnelle, capable d’investir tout le champ de l’interprétation. On avancera (sans le dire ouvertement, parce que l’on en pressent le ridicule) que l’ordre végétatif vaut mieux, parce que tout y serait indéfiniment possible, ou encore que la raison s’y confondrait totalement avec la liberté. Sans doute, ce n’est pas que la raison naturelle soit plane, qu’elle n’admette pas des opacités sur lesquelles les présocratiques aimaient se pencher comme sur des devinettes. Ce que les néo-kantiens ne pardonnent pas à Heidegger, c’est d’avoir pousse les jeux du penser à leurs limites, et de les avoir acculés à une série d’apories qu’ils abordent comme une suite de murailles infranchissables. Ils s’adonnent alors à son procès au lieu du moindre dialogue philosophique sérieux. Mais les chemins et détours heideggériens ne sont repérables que chez des métaphysiciens, et ils sont évidemment loin d’invalider toutes les opérations de la raison...

L’enfermement moderne, remarquablement décrit par Jean-François Mattéi et par Philippe Bénéton[i], ne désigne pas dans l’intégrisme religieux le danger majeur de nos sociétés. Au contraire, ce qui menace et rend dociles nos populations ahuries, c’est moins la cristallisation sur un quelconque passé à recréer que l’affaissement du désir et le soupçon adressé à la raison. C’est de faire croire que l’alternative pour l’homme se situe entre l’indéfinition de la liberté et sa suppression pure et simple, c’est-à-dire entre deux types d’impatience. Il ne faut pas s’étonner si des journalistes ont accusé le pape et le cardinal Ratzinger d’intégrisme parce que le Catéchisme de l’Eglise catholique, le Concile et la Déclaration sur l’universalité de l’Eglise définissent précisément le contenu de la foi. Ce qu’ils y redoutent, c’est que la foi n’y soit pas étrangère à la raison, qu’elle ose s’en servir, la vérifier, et à l’occasion, la chanter ; c’est qu’en définitive, la foi ne soit pas indéfinie — une superstition.

L’intégrisme est une maladie du désir

Or, c’est un fait que d’un autre côté, la religion est également accusée d’incarner un vague recours psychologique contre l’angoisse naturelle de l’homme, c’est-à-dire une superstition, il y a quelques années, le journal interne d’une entreprise multinationale, fortement influente en France, conseillait à ses employés de se méfier de la religion, du patriotisme et de la famille, pour les remplacer par les valeurs de l’entreprise. L’utilitarisme et l’éthique humanitaire s’entendent alors pour dénoncer dans la religion une superstition particulièrement ringarde.

L’intégrisme de la déraison est enfin une maladie du désir, un désir de ne rien vouloir, car vouloir tel objet implique une détermination et un ordre des raisons. Et cependant, vouloir rien est-il même possible ? Boutang, dans son Apocalypse du désir, affirme que « je ne veux pas rien », et que si c’était le cas, ce ne serait pas sans raison. « Dès que ma volonté est intéressée, c’est la présence d’un possible, d’un x qui peut être si je te veux. En cela, je ne veux que du possible[ii]. » La difficulté de combattre l’intégrisme de la déraison, c’est bien sûr qu’il ne s’agit pas d’une doctrine établie, mais plutôt d’une pseudo éthique qui n’est souvent qu’un calque des comportements sociaux et d’une ivresse des possibles, un certain état des mentalités collectives, encouragées par les sophismes et tes courants relativistes de la pensée. L’entreprise du thomisme et le travail théologique proprement dit, qu’il se réclame de saint Augustin, des Pères Grecs ou Latins, ont un rôle essentiel à jouer pour faire retrouver à l’homme la mesure de la raison, comme le rappelle la Lettre encyclique Fides et Ratio (1998).


[i] Jean-François Mattéi : La Barbarie Intérieure. PUF, 1999. Philippe Bénéton : De l’égalité par défaut, Le Critérion, 1997.

[ii] Pierre Boutang : Apocalypse du désir, Sasset, 1979, p. 273.