La
scène se passe aux portes de Paris. Un homme a le regard des mauvais
jours : il est partagé entre la colère et la consternation. Autour de
lui, une foule immense. Des milliers de personnes qui gueulent, vocifèrent,
sifflent... Essaie-t-il de comprendre, lui qui a fait de très longues
études ? Non. Il n’y a rien à comprendre. Dans la société de
l’image qu’est la nôtre, où tout doit être pesé et calculé pour
« bien paraître », il s’agit pour lui d’un échec cuisant : plus
de 10 millions de téléspectateurs ont vu les gestes hystériques, ont
entendu les sifflets, les insultes et les provocations : « Ben Laden !
Ben Laden ! Ben Laden ! », criait-on au-dessus de
lui. Puis ce fut la débandade : sa voisine reçoit une bouteille en
plein visage, les services de sécurité sont vite dépassés par
l’ampleur de la vague qui déferle... vite. Les hommes chargés de le
protéger lui firent comprendre qu’il valait mieux se retirer, il
obtempéra, pour ensuite revenir en arrière. Isolé, seul. Peut-être
pour mieux prendre conscience de son échec et constater les dégâts. Dès
le lendemain, c’était une certitude, les journaux auraient les mêmes
titres, feraient les mêmes commentaires comme ils ont l’habitude de
le faire : ce qui devait être une cérémonie de la réconciliation était
devenue la cérémonie de la torpeur.
Ce
monsieur perdu dans ses sombres pensées n’est autre que notre Premier
ministre Lionel Jospin, présent dans la tribune officielle du Stade de
France, le samedi 6 octobre dernier, pour assister au match de football
opposant la France à l’Algérie. À ses côtés, Elisabeth Guigou
qui, après sa débandade électorale à Avignon, veut tenter sa chance
aux élections législatives dans le... 93, évidemment. Présence toute
politique donc, et morale de l’arroseur arrosé. Nous savons tous
comment ce match prétendument « historique » a commencé : la
Marseillaise huée copieusement, mettant fin publiquement au mythe
journalistique d’une France Black-Blanc-Beur, célébrée en 1998 à
l’occasion de la Coupe du Monde de football. Nous savons tous comment
ce match s’est terminé : au-delà des quelque trois cents jeunes qui
envahirent la pelouse, cette manifestation fut le symbole du décalage
entre la banlieue et des hommes politiques qui se sont toujours targués
de défendre ses habitants. En somme, la fin d’un autre mythe : celui
de l’intégration républicaine et de l’épanouissement citoyen.
Comme le disait ironiquement un socialiste au lendemain de ce fiasco :
« France-Algérie : un mort, la politique d’intégration
(...) Le béni-oui-oui socialiste a montré ses limites. »
Un
imam au micro ?
Par
contre, là où le politique a échoué, l’islam, lui, progresse
nettement. Je n’ose imaginer un imam prenant le micro au stade de
France pour un appel au calme. Sûrement aurait-il eu plus de succès
que le pauvre ministre de la Jeunesse et des Sports, la communiste
Marie-Georges Buffet, qui se fit conspuer quand elle demanda aux
supporteurs de sortir paisiblement du stade, témoignant là encore du décalage
entre une banlieue réelle et le pays légal. Ce qui ne l’empêcha pas
de répéter après les événements, et ceci avec un air angélique :
« Fe n’est pas grafe », tout en maintenant un sac de glace
sur sa mâchoire meurtrie par le jet d’une bouteille remplie d’eau.
Si
la scène d’un imam au micro avait eu lieu, en matière de droit, on
aurait appelé cela de la substitution, c’est-à-dire « la
disposition par laquelle on désigne une personne qui recueillera le don
ou le legs au cas où le donataire, le légataire ne le recueillerait
pas ». Nous imaginons cela aisément : l’école de la République,
les mairies alimentant gracieusement et généreusement les associations
de quartiers de toutes sortes ayant toutes échoué... un religieux
trouverait, lui, le moyen de régler les problèmes et d’apaiser les
haines. Un peu comme au haut Moyen Âge, alors que les invasions
faisaient rage et que les populations se regroupaient autour de leur évêque
à la suite de l’abdication des pouvoirs publics, des scènes revues
dans les premiers mois de la Grande Guerre de 1914. La banlieue
aujourd’hui a cette même odeur de capitulation, un endroit sur lequel
les autorités publiques n’ont absolument plus aucune prise, tandis
que l’islam, tranquillement, avec la patience des religions qui
traversent les siècles, suit son chemin.
Un
raz de marée journalistique
Ce
phénomène, nous le savons, n’est pas nouveau. Si nous devions tirer
un seul point positif des attentats du 11 septembre, ce serait cette
prise de conscience du succès de l’Islam dans nos banlieues et de son
importance dans le monde, exprimées toutes deux dans la presque totalité
des journaux. La tragédie était telle qu’il fallait remplir des
pages et surtout, sans mauvais jeu de mots, ne pas se voiler la face.
Les semaines suivant le drame de New York ont vu une prolifération d’études
sur le sujet, un véritable raz de marée. En 1990, les médias avaient
fait des gorges chaudes du conflit Etats-Unis/Irak. Mais l’invasion du
Koweit avait été trop « simple » à traiter : un chef d’Etat et
son armée violent un territoire, et toute la communauté
internationale, à quelques exceptions près, les condamne et les met à
genoux. En 2001, les données sont différentes : il ne s’agit plus
d’un conflit « bi-latéral » mais d’une religion aux ramifications
multiples. Chacun alors y va de son commentaire : conflit de
civilisation pour les uns, conflit Nord-Sud pour les autres, distinction
d’un islam laïque et pacifique de l’islam intégriste...
Mais
va-t-on demander à un jeune de banlieue converti à la religion du
Prophète de faire dans la subtilité ? « Alors, que pense la
banlieue ? » s’est interrogée la presse française. Notamment et
surtout, la presse dite de gauche : tour à tour, ce fut d’abord
l’hebdomadaire Marianne, puis Politis, ensuite le Nouvel
Observateur. Les uns titraient « Où vont les beurs ? », « Où
en sont les beurs4», les autres tenaient à dire « La vérité
sur I’Islam en France », d’autres enfin osaient : « France,
terre d’Islam (sic !) : 5 millions de fidèles, des mosquées
financées par l’étranger ». Historia a même réédité pour
l’occasion son numéro spécial consacré à la jihad, daté du
premier semestre de l’année, et offert gratuitement avec le numéro
du mois de novembre.
La
télévision s’intéressa aussi au phénomène à l’instar de la chôme
M6 qui, la première, au cours d’une émission spéciale, se posa la
question de la place de l’islam dans les banlieues. « Ils sont
islamistes et Français », affirmait sobrement le titre du
reportage. Le commentaire était, lui, moins laconique : « Certains
imams recrutent les futurs soldats de la jihad dans les cités
difficiles des banlieues. À ces jeunes délinquants parfois au bout du
rouleau après plusieurs passages en prison, les islamistes offrent une
seconde chance » Et pendant que deux « aînés »
expliquaient à la journaliste Géraldine Levasseur que les Etats-Unis
étaient loin d’être dans le camp des vertueux en exerçant un
embargo économique et meurtrier sur l’Irak, des jeunes entraient et
sortaient du cadre de la caméra en poussant les mêmes cris qu’au
fameux stade de Saint-Denis : « Ben Laden ! Ben Laden !
Ben Laden, on t’aime !...» Provocation ? Sans doute.
Etincelles annonçant des lendemains qui déchantent ? Peut-être aussi.
Oussama
qui ?
Car,
le 10 septembre, dans les banlieues des grandes villes françaises, qui
connaissait véritablement Oussama ben Laden ? Personne ou presque. Mais
voilà, Oussama est venu comme un porte-drapeau, un symbole, un succédané
de l’inaccessible Saddam, replié dans son Irak et dont la marge de
manœuvre politique est réduite à peu de chose, ou bien encore
d’Arafat qui, lui, a serré la main des représentants du « peuple
ennemi »... Avec ses allures de Robin des bois, caché dans ses
montagnes et communiquant avec ses alliés à l’aide de pigeons
voyageurs, véritable pied de nez à la haute technologie américaine,
Ben Laden devient vite une référence pour des jeunes passionnés, en
manque de « héros ». Ainsi, à l’occasion de l’élection des délégués
de classes dans divers collèges et lycées, plusieurs enfants et
adolescents n’hésitent pas à déposer dans l’urne des bulletins
portant le nom du fondateur d’Al Qaida ; bien sûr, ces jeunes ne
respectèrent point les quelques minutes de silence pour les victimes du
World Trade Center, provoquant bien au contraire un pugilat plus bruyant
et plus entretenu qu’à l’accoutumée ; enfin, plusieurs professeurs
sont régulièrement pris à partie pour leur attitude pro-américaine...
tandis que les barbes, par solidarité, fleurissent, depuis, sur le
menton de ceux qui ont dépassé l’âge de la puberté.
Une
réalité sociale
Pourquoi
cet élan ? Pourquoi ce « héros » obtient-il un tel succès auprès
de ces zones particulières que sont les banlieues des grandes villes
françaises ? Tout d’abord parce que ces banlieues ont leur identité
propre, et Oussama ben Laden fait désormais partie de leur imaginaire
collectif. « La cité », elle, n’est pas une vue, ni une représentation
de l’esprit. Elle est bien une réalité géographique, sociologique,
économique et peut-être même religieuse, il s’agit, en effet,
d’une communauté vivant dans les mêmes conditions, confrontée aux mêmes
problèmes et dont, logiquement, les intérêts et les sentiments sont
identiques : « Mon quartier, c’est la seule valeur qui nous
appartienne vraiment. », déclare Moncef. D’où les problèmes de
bandes rivales, prêtes, chacune, à défendre son territoire. La cité
est aussi à la base la conséquence d’une politique immobilière :
ses tours monotones et grisâtres, alignées les unes à côté des
autres et qui étaient destinées aux jeunes cadres des Trente
Glorieuses... elles devinrent le lieu de résidence des familles bénéficiant
de la loi Chirac permettant le regroupement familial dans les années
70.
Certes,
nous ne le nions pas, il existe aussi à côté de cette jeunesse livrée
à elle-même et aux prédicateurs musulmans, une « beurgeoisie ».
Dans un très long article, le magazine L’Express du 8 novembre
s’est employé à nous la présenter : et l’ethnologue et l’étudiante
en droit, et le directeur commercial et le professeur d’histoire...
Tous de cette fameuse deuxième génération, occidentalisée, bien sûr
(l’Occident de Berlusconi), mais absolument incomparable à ces jeunes
des cités. En 1992, un chercheur à l’Institut national d’études démographiques
(Ined) a publié une enquête d’où il résulte qu’un jeune des
banlieues sur trois de la classe d’âge 20-30 ans est au chômage
contre 15% pour l’ensemble des Français de la même classe. Triste
bilan, et de la politique économique des années 80, et de la politique
d’intégration. Car, sans parler de l’échec scolaire, l’idée même
d’intégration républicaine rebute cette jeunesse, parce qu’une
telle idée s’oppose à leur particularisme beur. En effet, alors
qu’en 1983 la « marche des beurs » de Marseille à Paris se voulait
intégratrice, elle exprima, inconsciemment ou non, une différence inédite
dans l’histoire de l’immigration française. Pour la première fois,
des enfants d’immigrés - toujours la fameuse deuxième génération -
n’assimilaient pas les valeurs du pays dans lequel ils étaient
installés. Ces jeunes marcheurs n’étaient en rien comparables aux
Lorrains d’après 1870 demandant leur « rattachement » à la nation
France. Ce n’est pas pour autant que ces jeunes se sont reportés vers
leur communauté d’origine. Non. Ils sont devenus des sortes de SPF,
sans-pays-fixe, se reconnaissant dans une seule culture, celle des
banlieues, exprimée si médiocrement dans la musique « hip-hop » des
années 80, et plus récemment dans le « rap ». D’où, le mot du géopoliticien
Yves Lacoste sur « le processus du ghetto volontaire - et non pas de
l’exclusion comme certains le prétendent ».
Quelle
réalité religieuse
Dans
un tel contexte, de ce marasme social, économique et « culturel »,
seul l’islam semble tirer son épingle du jeu en exploitant cette
frustration : « Je ne savais plus si j’étais français, algérien,
franco-algérien, explique Nasser. Il (un tabligh) m’a fait découvrir
que j’étais musulman et qu’en tant que tel j’avais une histoire
et une culture immensément riche. » Là où la politique consumériste,
consistant à alimenter en subvention ces zones de non-droit, a échoué
; là où la médiatisation de SOS Racisme a subi le même sort, la
religion, elle, a su s’infiltrer. Deux constatations s’imposent et
s’opposent : d’un côté, certains commentateurs n’hésitent pas
à mettre en avant l’indifférentisme religieux chez cette population
prise entre deux modèles culturels et, finalement, comparable à notre
propre jeunesse occidentale chez qui les sentiments religieux sont quasi
inexistants. De l’autre côté, d’autres chercheurs mettent en avant
soit le danger que constituent les milliers de mosquées de nos
banlieues, soit au contraire leur rôle social, ri est d’autant plus
difficile de percer le phénomène que l’Islam est une religion sans
clergé, sans hiérarchie et dans laquelle « tout le monde » peut
s’improviser imam. Sur ces derniers qui agissent dans les banlieues,
absolument tous les témoignages sont identiques : « Je n’avais
aucune notion du bien et du mal, explique Karim. J’ai été en prison
à quatre reprises. Je fumais et buvais. C’est en discutant dans la
cité, à Athis Mons, avec des mecs à fond dans l’islam que j’ai
pris conscience du non-sens de ma vie (...) L’islam, aujourd’hui, me
redonne confiance, me réapprend la vie. (...) Je n’ai pas de petite
amie. Je n’en veux pas. La prochaine sera ma femme, la mère de mes
enfants. » Oui, mais comme l’expliquait un gardien de prison dans
le Figaro du 5 décembre 1996, les intégristes musulmans incarcérés
sont toujours exemplaires, très polis, et ont même tendance à calmer
les autres ; cela ne les empêche pas d’être intégristes et de
convertir nombre de personnes, il en fut ainsi de Khaled Kelkal,
l’ennemi public numéro un, qui déposa en 1995 une bombe heureusement
repérée sur la ligne TGV Paris-Lyon et qui le paya de sa vie.
Nous
sommes ici à la croisée des chemins : quel serait le nombre de
laudateurs de ben Laden prêts à prendre les armes ? A première vue,
et au regard de l’actualité, nous aurions tendance à affirmer que
bien peu le feraient : des bandes armées n’ont pas encore investi le
XVIème arrondissement, et un sondage a indiqué que seul un dixième de
la population musulmane française était favorable au terroriste ben
Laden ... Mais, l’histoire le sait trop bien, le nombre n’est pas un
critère pour le succès d’une révolution ou d’un soulèvement. Les
attentats sont le fait d’une minorité, mais d’une minorité
agissante, souvent inscrite dans les fichiers du grand banditisme et qui
n’attend qu’un signal. C’est pourquoi il nous paraît très
dangereux de sous-estimer ce phénomène religieux aux portes des
grandes villes de France, d’autant plus en ces jours où s’est
installé un rapport conflictuel, provoquant le retour des prêches
belliqueux dans ces mosquées incontrôlables.
Enfin,
fonder ses espérances sur le ralliement de l’islam aux dogmes républicains
nous paraît aussi dangereux. Ce serait confondre la conséquence et la
cause puisque, comme nous avons pu le voir, le succès de l’islam est
une résultante du rejet des principes républicains. C’est pourquoi
les chances d’un Islam moderne, à l’image d’une Eglise catholique
post-conciliaire et oecuménique, nous semble bien faible. L’heure est
plutôt à un travail policier, judiciaire et politique de fond visant
à prévenir un débordement islamique en banlieue. À l’heure où
plusieurs membres du réseau Chalabi, impliqués dans les attentats de
1995 se promènent tranquillement en France, nous pouvons franchement
douter de notre capacité à prévoir. Nous en aurons les conséquences.
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