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Cet article fait partie du dossier "Intégrismes"

Ben Laden, on t’aime

Christophe Boulogne

Nouvelle revue CERTITUDES - octobre-novembre-décembre 2001 - n°08

[Note du webmaster] L'article a été publié accompagné de quelques notes, que nous ne reprenons pas ici. 

La scène se passe aux portes de Paris. Un homme a le regard des mauvais jours : il est partagé entre la colère et la consternation. Autour de lui, une foule immense. Des milliers de personnes qui gueulent, vocifèrent, sifflent... Essaie-t-il de comprendre, lui qui a fait de très longues études ? Non. Il n’y a rien à comprendre. Dans la société de l’image qu’est la nôtre, où tout doit être pesé et calculé pour « bien paraître », il s’agit pour lui d’un échec cuisant : plus de 10 millions de téléspectateurs ont vu les gestes hystériques, ont entendu les sifflets, les insultes et les provocations : « Ben Laden ! Ben Laden ! Ben Laden ! », criait-on au-dessus de lui. Puis ce fut la débandade : sa voisine reçoit une bouteille en plein visage, les services de sécurité sont vite dépassés par l’ampleur de la vague qui déferle... vite. Les hommes chargés de le protéger lui firent comprendre qu’il valait mieux se retirer, il obtempéra, pour ensuite revenir en arrière. Isolé, seul. Peut-être pour mieux prendre conscience de son échec et constater les dégâts. Dès le lendemain, c’était une certitude, les journaux auraient les mêmes titres, feraient les mêmes commentaires comme ils ont l’habitude de le faire : ce qui devait être une cérémonie de la réconciliation était devenue la cérémonie de la torpeur.

Ce monsieur perdu dans ses sombres pensées n’est autre que notre Premier ministre Lionel Jospin, présent dans la tribune officielle du Stade de France, le samedi 6 octobre dernier, pour assister au match de football opposant la France à l’Algérie. À ses côtés, Elisabeth Guigou qui, après sa débandade électorale à Avignon, veut tenter sa chance aux élections législatives dans le... 93, évidemment. Présence toute politique donc, et morale de l’arroseur arrosé. Nous savons tous comment ce match prétendument « historique » a commencé : la Marseillaise huée copieusement, mettant fin publiquement au mythe journalistique d’une France Black-Blanc-Beur, célébrée en 1998 à l’occasion de la Coupe du Monde de football. Nous savons tous comment ce match s’est terminé : au-delà des quelque trois cents jeunes qui envahirent la pelouse, cette manifestation fut le symbole du décalage entre la banlieue et des hommes politiques qui se sont toujours targués de défendre ses habitants. En somme, la fin d’un autre mythe : celui de l’intégration républicaine et de l’épanouissement citoyen. Comme le disait ironiquement un socialiste au lendemain de ce fiasco : « France-Algérie : un mort, la politique d’intégration (...) Le béni-oui-oui socialiste a montré ses limites. »

Un imam au micro ?

Par contre, là où le politique a échoué, l’islam, lui, progresse nettement. Je n’ose imaginer un imam prenant le micro au stade de France pour un appel au calme. Sûrement aurait-il eu plus de succès que le pauvre ministre de la Jeunesse et des Sports, la communiste Marie-Georges Buffet, qui se fit conspuer quand elle demanda aux supporteurs de sortir paisiblement du stade, témoignant là encore du décalage entre une banlieue réelle et le pays légal. Ce qui ne l’empêcha pas de répéter après les événements, et ceci avec un air angélique : « Fe n’est pas grafe », tout en maintenant un sac de glace sur sa mâchoire meurtrie par le jet d’une bouteille remplie d’eau.

Si la scène d’un imam au micro avait eu lieu, en matière de droit, on aurait appelé cela de la substitution, c’est-à-dire « la disposition par laquelle on désigne une personne qui recueillera le don ou le legs au cas où le donataire, le légataire ne le recueillerait pas ». Nous imaginons cela aisément : l’école de la République, les mairies alimentant gracieusement et généreusement les associations de quartiers de toutes sortes ayant toutes échoué... un religieux trouverait, lui, le moyen de régler les problèmes et d’apaiser les haines. Un peu comme au haut Moyen Âge, alors que les invasions faisaient rage et que les populations se regroupaient autour de leur évêque à la suite de l’abdication des pouvoirs publics, des scènes revues dans les premiers mois de la Grande Guerre de 1914. La banlieue aujourd’hui a cette même odeur de capitulation, un endroit sur lequel les autorités publiques n’ont absolument plus aucune prise, tandis que l’islam, tranquillement, avec la patience des religions qui traversent les siècles, suit son chemin.

Un raz de marée journalistique

Ce phénomène, nous le savons, n’est pas nouveau. Si nous devions tirer un seul point positif des attentats du 11 septembre, ce serait cette prise de conscience du succès de l’Islam dans nos banlieues et de son importance dans le monde, exprimées toutes deux dans la presque totalité des journaux. La tragédie était telle qu’il fallait remplir des pages et surtout, sans mauvais jeu de mots, ne pas se voiler la face. Les semaines suivant le drame de New York ont vu une prolifération d’études sur le sujet, un véritable raz de marée. En 1990, les médias avaient fait des gorges chaudes du conflit Etats-Unis/Irak. Mais l’invasion du Koweit avait été trop « simple » à traiter : un chef d’Etat et son armée violent un territoire, et toute la communauté internationale, à quelques exceptions près, les condamne et les met à genoux. En 2001, les données sont différentes : il ne s’agit plus d’un conflit « bi-latéral » mais d’une religion aux ramifications multiples. Chacun alors y va de son commentaire : conflit de civilisation pour les uns, conflit Nord-Sud pour les autres, distinction d’un islam laïque et pacifique de l’islam intégriste...

Mais va-t-on demander à un jeune de banlieue converti à la religion du Prophète de faire dans la subtilité ? « Alors, que pense la banlieue ? » s’est interrogée la presse française. Notamment et surtout, la presse dite de gauche : tour à tour, ce fut d’abord l’hebdomadaire Marianne, puis Politis, ensuite le Nouvel Observateur. Les uns titraient « Où vont les beurs ? », « Où en sont les beurs4», les autres tenaient à dire « La vérité sur I’Islam en France », d’autres enfin osaient : « France, terre d’Islam (sic !) : 5 millions de fidèles, des mosquées financées par l’étranger ». Historia a même réédité pour l’occasion son numéro spécial consacré à la jihad, daté du premier semestre de l’année, et offert gratuitement avec le numéro du mois de novembre.

La télévision s’intéressa aussi au phénomène à l’instar de la chôme M6 qui, la première, au cours d’une émission spéciale, se posa la question de la place de l’islam dans les banlieues. « Ils sont islamistes et Français », affirmait sobrement le titre du reportage. Le commentaire était, lui, moins laconique : « Certains imams recrutent les futurs soldats de la jihad dans les cités difficiles des banlieues. À ces jeunes délinquants parfois au bout du rouleau après plusieurs passages en prison, les islamistes offrent une seconde chance » Et pendant que deux « aînés » expliquaient à la journaliste Géraldine Levasseur que les Etats-Unis étaient loin d’être dans le camp des vertueux en exerçant un embargo économique et meurtrier sur l’Irak, des jeunes entraient et sortaient du cadre de la caméra en poussant les mêmes cris qu’au fameux stade de Saint-Denis : « Ben Laden ! Ben Laden ! Ben Laden, on t’aime !...» Provocation ? Sans doute. Etincelles annonçant des lendemains qui déchantent ? Peut-être aussi.

Oussama qui ?

Car, le 10 septembre, dans les banlieues des grandes villes françaises, qui connaissait véritablement Oussama ben Laden ? Personne ou presque. Mais voilà, Oussama est venu comme un porte-drapeau, un symbole, un succédané de l’inaccessible Saddam, replié dans son Irak et dont la marge de manœuvre politique est réduite à peu de chose, ou bien encore d’Arafat qui, lui, a serré la main des représentants du « peuple ennemi »... Avec ses allures de Robin des bois, caché dans ses montagnes et communiquant avec ses alliés à l’aide de pigeons voyageurs, véritable pied de nez à la haute technologie américaine, Ben Laden devient vite une référence pour des jeunes passionnés, en manque de « héros ». Ainsi, à l’occasion de l’élection des délégués de classes dans divers collèges et lycées, plusieurs enfants et adolescents n’hésitent pas à déposer dans l’urne des bulletins portant le nom du fondateur d’Al Qaida ; bien sûr, ces jeunes ne respectèrent point les quelques minutes de silence pour les victimes du World Trade Center, provoquant bien au contraire un pugilat plus bruyant et plus entretenu qu’à l’accoutumée ; enfin, plusieurs professeurs sont régulièrement pris à partie pour leur attitude pro-américaine... tandis que les barbes, par solidarité, fleurissent, depuis, sur le menton de ceux qui ont dépassé l’âge de la puberté.

Une réalité sociale

Pourquoi cet élan ? Pourquoi ce « héros » obtient-il un tel succès auprès de ces zones particulières que sont les banlieues des grandes villes françaises ? Tout d’abord parce que ces banlieues ont leur identité propre, et Oussama ben Laden fait désormais partie de leur imaginaire collectif. « La cité », elle, n’est pas une vue, ni une représentation de l’esprit. Elle est bien une réalité géographique, sociologique, économique et peut-être même religieuse, il s’agit, en effet, d’une communauté vivant dans les mêmes conditions, confrontée aux mêmes problèmes et dont, logiquement, les intérêts et les sentiments sont identiques : « Mon quartier, c’est la seule valeur qui nous appartienne vraiment. », déclare Moncef. D’où les problèmes de bandes rivales, prêtes, chacune, à défendre son territoire. La cité est aussi à la base la conséquence d’une politique immobilière : ses tours monotones et grisâtres, alignées les unes à côté des autres et qui étaient destinées aux jeunes cadres des Trente Glorieuses... elles devinrent le lieu de résidence des familles bénéficiant de la loi Chirac permettant le regroupement familial dans les années 70.

Certes, nous ne le nions pas, il existe aussi à côté de cette jeunesse livrée à elle-même et aux prédicateurs musulmans, une « beurgeoisie ». Dans un très long article, le magazine L’Express du 8 novembre s’est employé à nous la présenter : et l’ethnologue et l’étudiante en droit, et le directeur commercial et le professeur d’histoire... Tous de cette fameuse deuxième génération, occidentalisée, bien sûr (l’Occident de Berlusconi), mais absolument incomparable à ces jeunes des cités. En 1992, un chercheur à l’Institut national d’études démographiques (Ined) a publié une enquête d’où il résulte qu’un jeune des banlieues sur trois de la classe d’âge 20-30 ans est au chômage contre 15% pour l’ensemble des Français de la même classe. Triste bilan, et de la politique économique des années 80, et de la politique d’intégration. Car, sans parler de l’échec scolaire, l’idée même d’intégration républicaine rebute cette jeunesse, parce qu’une telle idée s’oppose à leur particularisme beur. En effet, alors qu’en 1983 la « marche des beurs » de Marseille à Paris se voulait intégratrice, elle exprima, inconsciemment ou non, une différence inédite dans l’histoire de l’immigration française. Pour la première fois, des enfants d’immigrés - toujours la fameuse deuxième génération - n’assimilaient pas les valeurs du pays dans lequel ils étaient installés. Ces jeunes marcheurs n’étaient en rien comparables aux Lorrains d’après 1870 demandant leur « rattachement » à la nation France. Ce n’est pas pour autant que ces jeunes se sont reportés vers leur communauté d’origine. Non. Ils sont devenus des sortes de SPF, sans-pays-fixe, se reconnaissant dans une seule culture, celle des banlieues, exprimée si médiocrement dans la musique « hip-hop » des années 80, et plus récemment dans le « rap ». D’où, le mot du géopoliticien Yves Lacoste sur « le processus du ghetto volontaire - et non pas de l’exclusion comme certains le prétendent ».

Quelle réalité religieuse

Dans un tel contexte, de ce marasme social, économique et « culturel », seul l’islam semble tirer son épingle du jeu en exploitant cette frustration : « Je ne savais plus si j’étais français, algérien, franco-algérien, explique Nasser. Il (un tabligh) m’a fait découvrir que j’étais musulman et qu’en tant que tel j’avais une histoire et une culture immensément riche. » Là où la politique consumériste, consistant à alimenter en subvention ces zones de non-droit, a échoué ; là où la médiatisation de SOS Racisme a subi le même sort, la religion, elle, a su s’infiltrer. Deux constatations s’imposent et s’opposent : d’un côté, certains commentateurs n’hésitent pas à mettre en avant l’indifférentisme religieux chez cette population prise entre deux modèles culturels et, finalement, comparable à notre propre jeunesse occidentale chez qui les sentiments religieux sont quasi inexistants. De l’autre côté, d’autres chercheurs mettent en avant soit le danger que constituent les milliers de mosquées de nos banlieues, soit au contraire leur rôle social, ri est d’autant plus difficile de percer le phénomène que l’Islam est une religion sans clergé, sans hiérarchie et dans laquelle « tout le monde » peut s’improviser imam. Sur ces derniers qui agissent dans les banlieues, absolument tous les témoignages sont identiques : « Je n’avais aucune notion du bien et du mal, explique Karim. J’ai été en prison à quatre reprises. Je fumais et buvais. C’est en discutant dans la cité, à Athis Mons, avec des mecs à fond dans l’islam que j’ai pris conscience du non-sens de ma vie (...) L’islam, aujourd’hui, me redonne confiance, me réapprend la vie. (...) Je n’ai pas de petite amie. Je n’en veux pas. La prochaine sera ma femme, la mère de mes enfants. » Oui, mais comme l’expliquait un gardien de prison dans le Figaro du 5 décembre 1996, les intégristes musulmans incarcérés sont toujours exemplaires, très polis, et ont même tendance à calmer les autres ; cela ne les empêche pas d’être intégristes et de convertir nombre de personnes, il en fut ainsi de Khaled Kelkal, l’ennemi public numéro un, qui déposa en 1995 une bombe heureusement repérée sur la ligne TGV Paris-Lyon et qui le paya de sa vie.

Nous sommes ici à la croisée des chemins : quel serait le nombre de laudateurs de ben Laden prêts à prendre les armes ? A première vue, et au regard de l’actualité, nous aurions tendance à affirmer que bien peu le feraient : des bandes armées n’ont pas encore investi le XVIème arrondissement, et un sondage a indiqué que seul un dixième de la population musulmane française était favorable au terroriste ben Laden ... Mais, l’histoire le sait trop bien, le nombre n’est pas un critère pour le succès d’une révolution ou d’un soulèvement. Les attentats sont le fait d’une minorité, mais d’une minorité agissante, souvent inscrite dans les fichiers du grand banditisme et qui n’attend qu’un signal. C’est pourquoi il nous paraît très dangereux de sous-estimer ce phénomène religieux aux portes des grandes villes de France, d’autant plus en ces jours où s’est installé un rapport conflictuel, provoquant le retour des prêches belliqueux dans ces mosquées incontrôlables.

Enfin, fonder ses espérances sur le ralliement de l’islam aux dogmes républicains nous paraît aussi dangereux. Ce serait confondre la conséquence et la cause puisque, comme nous avons pu le voir, le succès de l’islam est une résultante du rejet des principes républicains. C’est pourquoi les chances d’un Islam moderne, à l’image d’une Eglise catholique post-conciliaire et oecuménique, nous semble bien faible. L’heure est plutôt à un travail policier, judiciaire et politique de fond visant à prévenir un débordement islamique en banlieue. À l’heure où plusieurs membres du réseau Chalabi, impliqués dans les attentats de 1995 se promènent tranquillement en France, nous pouvons franchement douter de notre capacité à prévoir. Nous en aurons les conséquences.