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Cet article fait partie du dossier "Intégrismes"

Islam et islamisme

Georges Laffly

Nouvelle revue CERTITUDES - octobre-novembre-décembre 2001 - n°08

L’Islam est une religion monothéiste. Il faut tout de suite préciser, avec Maxime Rodinson : « L’Islam se présente non seulement comme une association de fidèles reconnaissant une même vérité, mais comme une société totale. » (L’Islam : politique et croyance, Pocket 1995) ou, pour citer un autre spécialiste, G.E. von Grünebaum : « l’Islam doit être diversement et indistinctement considéré comme une religion, un ordre social, un système politique et une civilisation. » (L’Identité culturelle de l’Islam. Gallimard, 1973). Tout le monde mesure aujourd’hui l’importance de la chari’a pour les musulmans, loi religieuse qui commande toute la vie civile, il n’y a pas de séparation du temporel et du spirituel. Et pas exactement de nations : elles comptent moins que l’appartenance à la communauté religieuse, l’oumma. Les islamistes, interrogés dans des procès, ne se disent pas Algériens, Marocains, Egyptiens (ou Français), mais musulmans. Chateaubriand, pour parler de sa Bretagne natale, disait que c’était sa matrie. Les divers pays musulmans sont des matries, et leurs habitants peuvent différer entre eux, et même se quereller, ce sera au sens où un Breton se sait différent d’un Auvergnat ou d’un Basque.

L’Islam est une religion universaliste. Il reste cependant que les Arabes y ont une place prépondérante, parce que le Coran a été révélé au prophète dans cette langue, et que ce Coran est un livre incréé, qui était avant la Création du monde. On ne peut le traduire, ou plus précisément, ses versions en d’autres langues ne sont pas valables.

« Plus je me familiarise avec l’Islam, plus je suis impressionné par la supériorité que cette confession donne à ses adeptes. Rien n’est manifestement plus profitable à l’homme que de se considérer comme élu. » (Hermann de Keyserling, Journal de voyage d’un philosophe, Ed du Rocher), il y a là un fait comparable à la supériorité du gnostique - au sens du gnosticisme d’Alexandrie -qui, « éveillé », devenu conscient de sa part divine, ne peut plus la perdre, quoi qu’il fasse, et sera sauvé, tandis que les autres hommes « ne sont que des pourceaux et des chiens », comme disait Basilide au IIème siècle. Le musulman est seul pleinement homme, les infidèles sont en quelque sorte inachevés, incomplets. Dans la société musulmane, ils sont à jamais subalternes.

Autre point à noter : la pratique des cinq obligations religieuses est évidemment très souhaitable. Mais on aurait tort de croire qu’un homme né musulman et qui ne pratique pas, et même qui ne croit pas, est exclu de la communauté, il reste musulman. De même qu’on parle de Juifs non-religieux, de juifs incroyants, on peut de même parler de musulmans non croyants, qui se rattachent au groupe par la civilisation, la coutume, l’ordre social dont parle Grünebaum : il s’agit d’une identité culturelle.

Depuis un demi-siècle au moins, on assiste à des mouvements d’activisme musulman. Il faudrait même remonter un siècle en arrière, avec les Senoussis, confrérie qui, avant même la chute de l’Empire ottoman, se proposa de libérer l’Afrique et le Proche-Orient du joug des infidèles. Le nom le plus simple pour les désigner est celui d’islamistes (plutôt que fondamentalistes ou intégristes).

Il y a plusieurs islamistes : les chiites iraniens, les talibans sunnites, les Frères musulmans d’Egypte, etc. Kadhafi avait son petit livre vert. S’en sert-il encore ? Inutile de souligner que cette multiplicité est une chance pour nous. Ces mouvements sont politico-religieux, il s’agit toujours de vaincre les infidèles, et de restaurer la vraie foi. Dans un roman de Taar Djaout, les Chercheurs d’os (Seuil 1984), on trouve ce dialogue :

« - Nous sommes des étrangers, dit Rabah Ouali

- Comment des étrangers ! On peut encore être un étranger dans le pays revenu à la religion de Dieu et aux mains des croyants ! »

La scène se passe en Algérie, après l’indépendance. Les Roumis ont été chassés. L’auteur n’était pas un fanatique. Quelques années plus tard il fut assassiné par les islamistes.

Bruno Etienne écrit : « L’émergence des mouvements islamistes me paraît être une réponse à la modernisation proposée par les Etats-Nations. » (L’islamisme radical. Hachette, 1987). Il faut toujours garder à l’esprit cet aspect temporel, social, de l’Islam. Xavier de Planhol (Les Nations du prophète, Fayard 1993) dit : « Toute secte musulmane se considère comme appelée à exercer le pouvoir dans la mesure où elle en est capable, il n’y a pas dans l’islam de secte de type passif ou tolérant. » Qu’on considère le succès du wahabisme qui depuis plus de deux siècles tient l’Arabie. Khomeiny a imposé sa réforme à l’Iran. Les talibans dominaient l’Afghanistan.

« Ils croient à l’islam mais ils ne croient pas à Allah » (Maxime Rodinson)

Les mouvements islamistes ont produit plus de guerriers que de saints. On nous dit souvent qu’il y a deux djihads : le progrès intérieur et la guerre pour soumettre l’infidèle. Eh bien, la deuxième forme est plus commune. Sans compter que la pratique de la vie intérieure est plus intrinsèque au christianisme (la confession, les retraites, les exercices de piété) qui l’exige de tout fidèle. Il ne faut en tout cas pas attendre un regain de spiritualité des divers islamistes. Maxime Rodinson, dans le livre qu’on a cité, rapporte le propos d’un théologien canadien, Wilfred C. Smith : « Us croient à l’islam, mais ils ne croient pas à Allah. » Rodinson trouve la formule excessive, mais « bien dans la ligne des conditions actuelles».

Ces mouvements sont avant tout anti-occidentaux. Non pas quant à nos techniques, que les adeptes recherchent et pratiquent (nombreux informaticiens, par exemple, chimistes, etc). Mais ils rejettent nos façons marchandes, et la liberté, il faut dire la dépravation, des moeurs.

Malraux avait prévu une telle séparation : « Chacune des grandes cultures asiatiques ou africaines touchées par l’esprit occidental lui donnera tôt ou tard une forme nouvelle, qui ne sera évidemment pas celle que nous lui voyons. » (Le miroir des Limbes). Rien de plus naturel, et nous n’avons pas à approuver les utopistes qui rêvent d’un meilleur des mondes indifférencié, où Coca-cola et Hollywood régneraient sans partage. Reste que la modernité a ses attraits. Georges Dillinger ne se trompe pas quand il voit une lutte à l’intérieur de chaque personne (il parle du Maghreb, mais on peut étendre la remarque) : « Un déchirement schizophrénique entre l’espoir attaché à cet inconnu [islamisme] et la peur des fous de Dieu, entre le désir d’une amélioration des conditions de l’existence et la démoralisation totale que véhicule la société de consommation. » (L’Algérie et la France malades l’une de l’autre. Publications G.D. 1995)

On pourrait parler de mouvement et de résistance, en prenant les mots au sens fort. Le mouvement de notre société, qui ne cesse pas, qui s’accélère, finit par lasser, par inquiéter nombre de gens. C’est le secret du succès des écologistes, il y a une déception réelle à l’égard du modèle occidental laïque : sentiment de vide - il n’y a pas de sens - angoisse encouragée par les médias devant la pollution, le gaspillage des biens non-renouvelables. Tout cela peut favoriser des conversions à l’islam, à son immobilisme foncier, à sa religion élémentaire.

De fait, il s’est déjà proposé comme troisième voie, voie de salut, après l’échec sanglant du communisme et le désordre du libéralisme. Si Hamza Boubekeur, alors recteur de la mosquée de Paris (son fils lui a succédé) déclarait au Matin en 1979 : « Le monde musulman va réaliser son unité à travers ses propres forces, ses propres pionniers. Une révolution est amorcée en ce sens. Elle aboutira à l’établissement d’une troisième force ni capitaliste, ni socialiste : islamique, qui pourra se permettre un rapport d’égalité avec les deux blocs. » Erosion tant qu’on voudra, mais certainement un symptôme. Il est insupportable à l’esprit d’un musulman de penser que, possesseur de la vérité, il est pourtant dépassé, dominé par la société infidèle.

« L’islam est la religion révolutionnaire par excellence (Bruno Etienne)

On peut nier qu’il y ait « choc des civilisations ». L’expression est peut-être malheureuse, maladroite au moins. Mais l’opposition est bien là. Dans son Islamisme radical, Bruno Etienne rappelle que le monde, pour les musulmans, est divisé entre dar el islam (maison de la soumission à Dieu) et dar el harb (maison de la guerre). Le combat durera tant que le globe comptera encore des « insoumis ». Il cite un vieux sage qui lui dit : « Jamais vous ne nous entendrez dire que nous respectons votre religion. .. De votre part, ce respect à l’égard de la nôtre paraît une abdication : vous renoncez à nous imposer votre foi, nous ne renoncerons jamais à étendre l’Islam. »

(Que pensent-ils alors, quand des évêques leur cèdent des églises pour qu’elles deviennent mosquées ?)

Le même Bruno Etienne souligne que « l’Islam est la religion révolutionnaire par excellence » et note ceci : « La lutte des classes, comme l’avait pressenti Engels, ne doit déboucher sur la révolution que lorsqu’elle peut se présenter en termes religieux... Le but de l’islamisme radical est bien terrestre : créer un royaume égalitaire qui mette à bas la morgue des possédants. » Il y a là un moteur puissant pour soulever les déshérités, ceux qui sont nés musulmans, mais aussi tous les autres qui sont déchristianisés et n’ont plus de réflexe de refus devant le Croissant.

Georges Bush a eu bien tort au début de sa guerre de parler de « croisade », car c’est une croisade sans Croix. Les fidèles de Ben Laden étaient peut-être moins la cible principale que ne l’est la recherche d’une voie sûre et pratique pour évacuer le pétrole d’Asie centrale. Sans compter que l’Afghanistan reste d’une grande importance stratégique. L’expression « lutte du Bien contre le Mal » qui fut employée ensuite n’est pas meilleure. La Croix, le Croissant, ce sont des réalités palpables, qui entraînent des peuples. S’attribuer le rôle du Bien, en revendiquer pour son camp l’essence vertueuse en exclusivité pour rejeter l’outre camp dans le rôle de Satan, c’est une mauvaise rhétorique (et employée, en sens inverse, par les Khomeynistes).

Puisque je fais allusion à ce conflit, un mot sur le vocabulaire des journaux. Ils n’ont cessé d’opposer aux talibans (étudiants en religion, tel est le sens, même s’il ne répond pas à une réalité) les moudjahidine, considérés comme combattants de la liberté (et de la démocratie, je pense) ; Moudjahid signifie : combattant de la guerre sainte. Le terme était déployé par le FLN en Algérie, ce qui nous rappelle qu’il y avait là une djihad.

Le combat de l’Alliance du Nord, dans le camp du Bien, contre les talibans, camp du Mal, c’est de la mythologie. Sur place, il s’agissait beaucoup plus d’une revanche des Tadjiks et Ouzbeks contre des Pachtouns (les talibans l’étaient tous) et contre les "étrangers " arabes d’Al Caïda.

Rappel : Certitudes a traité du communautarisme islamique dans le numéro 7. On peut se reporter à l’article de l’abbé de Tanoüarn : Les cruautés d’une loi.