Les
hasards de l’actualité éditoriale font qu’au moment où nous rédigeons
ces lignes sur le judaïsme et l’intégrisme, une personnalité juive,
et pas des moindres, livre au public français ses réflexions sur un
sujet fort proche : Théo Klein, ancien président du CRIF (Conseil représentatif
des institutions juives de France) et président fondateur du Congrès
juif européen, consacre précisément son dernier ouvrage Libérez
la Thorah ! aux relations du judaïsme ou plutôt de la judéité
avec son propre héritage religieux, c’est-à-dire la tradition
rabbinique et talmudique, celle des 613 mitsvot ou commandements à
observer par tout vrai fils d’Abraham, celle des innombrables
interdits (la « barrière de la Loi ») si caractéristiques de la
pratique juive « intégriste ». Théo Klein, le titre de son livre le
dit d’emblée, répudie totalement ce fardeau patrimonial au nom
d’une plus authentique tradition, celle d’une
Loi mosaïque vécue comme un message de libération et un appel à la
responsabilité humaine, pratiquement comme un avant-goût des Droits de
l’Homme, analyse au demeurant fréquente dans la modernité juive,
mais trop souvent enveloppée de précautions oratoires destinées à ménager
les susceptibilités communautaires. « À vrai dire, je ne combats
que leur enseignement. J’en connais même un dont la parole éloquente,
toujours adaptée à son public, caracole si vite et si loin devant sa
pensée qu’elle risque de ne la rejoindre qu’à l’arrivée du
Messie... Ainsi, sous le talent, se cache parfois l’intégrisme. » Ce
blâme élogieux de l’intégrisme talentueux nous paraît très révélateur
d’une forme de psychologie juive contemporaine, partagée entre deux
consciences identitaires, également fières, également légitimes !
Cependant, si le terme d’intégrisme n’apparaît guère,
l’ensemble de l’ouvrage ne parle que de cela pour qui sait lire ;
pour Théo Klein, et sans forcer sa pensée, l’intégrisme commence...
avec la foi en Dieu, et surtout l’idée d’une Révélation, surimposée
à la découverte par l’Homme lui-même de sa liberté et de ses
potentialités. Toute religion, et le judaïsme n’y fait pas
exception, est par essence une tyrannie exercée sur la liberté humaine
dès lors qu’elle est « révélée », normative et formaliste, et
tout rituel n’est-il pas par définition formel ? Aussi, dès le
retour de l’Exil de Babylone, l’histoire du judaïsme religieux est
celle d’un rendez-vous manqué avec la liberté de l’Homme, celle
d’un fardeau toujours plus pesant placé sur les épaules des fidèles,
au nom d’un Dieu jaloux et terrible qui se repaît de ces minuties
paranoïaques.
Le
paradoxe est que Théo Klein farouchement agnostique, farouchement
hostile au rabbinisme, mais aussi farouchement attaché à sa judéité,
voit sa carrière culminer dons des fonctions de président
d’institutions juives : certes, on sait que le CRIF n’est pas une
instance religieuse mais civile et laïque, mais - qui peut le plus
pouvant aussi le moins - on s’attendrait plutôt à ce qu’un représentant
officiel du judaïsme soit tout de même religieux à défaut
d’être d’abord religieux ! À travers le cursus de cette figure
emblématique, c’est donc toute la crise d’identité des juifs de
l’Emancipation qui est symbolisée, mais c’est un autre et vaste
sujet.
Pogrom
à Jérusalem
Pour
en revenir à l’intégrisme en tant que tel, si le mot n’est guère
employé par notre auteur, c’est encore qu’il ne fait pas partie du
lexique polémique de la société française ni de la Communauté. La réalité
existe, mais le terme est évité, sans doute tabouisé. On dira, en
français, « juif religieux », « juif orthodoxe » ou « juif ultra
orthodoxe », jamais intégriste. Parfois, notamment en parlant des
communautés israéliennes, on désigne les religieux comme les juifs «
noirs » ou les « noirs » tout court, par référence à leurs
traditionnels redingotes et chapeaux. Dans l’hébreu israélien, on
distingue encore le Harédi, « juif de stricte observance » du Hiloni
« juif laïque »... et si l’on veut faire la synthèse de tout ce
lexique, il est bien difficile d’établir si la connotation de ces
termes, en hébreu comme en français, est la même que celle, péjorative
voire médiatiquement assassine, du terme « intégriste ». C’est
comme si la Communauté avait, consciemment ou inconsciemment, désamorcé
l’accusation d’intégrisme par le langage. Dans un monde de
communication et d’opinion publique, les mots sont tout, et avant
tout, une arme. Pourtant, nous l’avons dit, la question de l’intégrisme
existe dans le judaïsme, et d’une manière cruciale dans le judaïsme
israélien, laboratoire historique du souverainisme juif. Et il est bien
rare que les suppléments de shabbat des grands quotidiens israéliens (Haaretz,
Maariv, Yediot Aharonot) ne contiennent pas quelque croustillante et
décapante anecdote mettant en scène les conflits entre religieux et laïques,
dans des termes que la décence de nos médias interdirait ! Nous nous
souvenons notamment de deux articles : l’un concernait une expédition
punitive de juifs religieux dans l’appartement de jeunes évangélistes
anglo-saxonnes accusées de prosélytisme ; la une d’un de ces
quotidiens portait, en gros caractères, « Pogrom à Jérusalem ! ».
L’autre était signée d’un intellectuel laïque qui expliquait que,
loin de réclamer le service militaire pour les religieux qui en sont
actuellement dispensés, il fallait se réjouir de cette exemption, car
« ces gens-là, s’ils avaient un fusil entre les mains et
apprenaient à s’en servir, le retourneraient un jour contre leurs frères
». On pourrait multiplier les exemples à l’infini : ce sont les
violents et continuels débats entre Colombes et Faucons souvent assimilés
à une opposition entre une gauche réputée laïque et une droite
acoquinée aux religieux ; c’est la question récurrente du Qui est
juif ? selon qu’on respecte ou non les critères traditionnels de
la filiation juive, fixés par le Talmud, question essentielle dans la
constitution israélienne puisqu’elle conditionne le droit au retour,
la fameuse Alia ; c’est la place du rabbinat dans la législation israélienne,
notamment pour les mariages (rappelons qu’il n’est de mariage que
religieux) ; c’est la question du respect du shabbat dans la vie
publique, qui pèse même, on l’a vu récemment, sur les rendez-vous
politiques du premier ministre ! Songeons encore qu’une très
populaire station de radio religieuse (Aroutz 7) émet off
shore, hors des eaux territoriales israéliennes, parce
qu’interdite sur le territoire ; le cinéma lui-même se mêle au débat
avec, par exemple, le Qadosh d’Amos Gitaï, coqueluche d’une
certaine nouvelle vague israélienne. On prend alors conscience que la
société juive, temporellement réalisée, connaît exactement les mêmes
enjeux et les mêmes stratégies polémiques, notamment la
diabolisation, que les sociétés (post)chrétiennes ou islamiques.
Simplement,
la médiatisation de ces réalités est fort discrète, et leur décryptage
plus délicat que pour tout autre « intégrisme ». D’autre part, en
terre de goys, le traitement des divers intégrismes n’est pas égalitaire.
Ainsi, vis-à-vis du prétendu intégrisme catholique, qui, rappelons-le
en passant, ne détient pas l’ombre d’une parcelle de pouvoir
politique dans notre pays, la critique est à consommer sans modération,
et rares sont ceux qui se risqueront à une défense publique de ce
courant ; pour le judaïsme, au contraire, le réflexe communautaire
joue à fond s’il semble qu’un seul juif, quelles que soient ses
options particulières, soit en danger. En cas d’agression extérieure,
c’est-à-dire non-juive, les violentes polémiques internes entre
religieux et non-religieux font instantanément place à une unité dont
il est bien difficile d’affirmer qu’elle n’est que de façade.
D’où l’intéressante dualité des analyses de Théo Klein,
constamment critique et solidaire, contempteur et défenseur, ironique
et attendri. .. Juif avant même d’être intégriste ou anti-intégriste.
La
société israélienne, au contraire, « a viré sa cuti » depuis des décennies
: devenue une société moderne comme les autres, surtout pour les
jeunes générations, elle n’hésite pas dans ses médias mondains à
stigmatiser les religieux comme les pires ennemis de la paix civile,
comme des fascistes, voire des nazis... On retrouve alors les bons vieux
schémas de nos propres médias d’Europe de l’Ouest. Pourtant, car
tout ce qui touche à l’âme juive est infiniment complexe, la société
israélienne assume ses intégristes comme une partie d’elle-même et
pratiquement comme la matrice de son identité. On sait que les
religieux, voire les croyants, sont une minorité dans la société israélienne ;
mais leur poids politique, non seulement toléré, mais reconnu, y est
énorme ! il est là encore très significatif de voir Théo Klein
s’attendrir sur le "folklore" de Mea Shearim, quartier intégriste
de Jérusalem, alors que ses habitants sont à ses yeux les représentants
du blocage immémorial de la pensée juive, il est piquant aussi de se
rappeler que les plus religieux des Israéliens sont souvent
farouchement antisionistes, alors que, chez nous, l’identité de
l’antisémitisme, de l’antijudaïsme et de l’antisionisme est une
donnée politiquement et juridiquement obligatoire.
Ces
quelques remarques, peut-être trop longues ou évidentes pour certains
lecteurs, nous paraissaient nécessaires. Le chrétien de base, trop
souvent, choisit son image du juif archétypal : ou bien comme un intégriste
potentiel ou réalisé, mangeant casher et portant des papillotes, alors
que le respect minutieux des prescriptions dans le judaïsme concerne
peut-être 1 % de la communauté, et le respect « global » quelques
pour cent... comme pour le catholicisme de « stricte observance » !
(nous avions même un très bon camarade, vivant portrait physique de Moïse,
qui mangeait son jambon avec nous au restaurant universitaire !) ;
ou bien il voit en lui le libéral agnostique, subvertisseur de toutes
les valeurs et champion de la modernité. Mais il perçoit rarement que
cette dichotomie est à la fois exclusive et inclusive, au coeur même
de l’âme juive contemporaine, et qu’elle n’est pas pour elle de
tout repos!
Une
typologie intégriste
Les
intégristes, ou si l’on préfère les ultra-orthodoxes juifs,
existent ; nous les rencontrons dans certains quartiers, se rendant
à la synagogue en famille et aussi caractérisés physiquement que
certains tradis catholiques en uniforme de la banlieue Ouest. Les pères
portent la barbe, fort longue et en pointe s’ils sont des rabbis, la
redingote et le chapeau, et les franges de leur Arba Kanfot dépassent
de dessous leur gilet ; les épouses sont pudiquement et gracieusement vêtues
d’une longue robe, la chevelure coiffée d’un foulard ou d’une résille
très stricte ; les enfants portent, eux aussi, le chapeau, pour les
plus religieux ou la kippa, pour les plus discrets ; la casquette à
longue visière se rencontre souvent aussi. Quant aux petites filles,
elles sont attendrissantes de modestie dans leurs jupes plissées et
leur maintien virginal. Inutile de dire que ce sont des familles
nombreuses !...
Cependant,
l’arbre de l’apparence ne doit pas cacher la forêt des réalités
quotidiennes : déjà, si le juif religieux arbore un certain extérieur,
ce n’est pas pour avoir un look, encore que la faiblesse humaine
n’exclue pas ce type de narcissisme... comme chez nous ! Mais c’est
avant tout pour obéir à une loi, en fait la Loi : port de la
barbe et tête couverte pour les hommes, cheveux dissimulés pour les
femmes, ne sont que l’infime pointe de l’iceberg d’observances que
cette pieuse famille garde jalousement, comme révélées directement à
Moïse, dans le mystère d’une Loi orale parallèle à la Loi écrite
du Tanach, la Bible hébraïque. Comprendre le juif intégriste,
c’est d’abord comprendre ce qu’est pour lui la Loi ; nous nous
rappellerons toujours notre camarade Wanda, juive ashkénaze, nous assénant
au cours d’une discussion métaphysique : il importe peu que Dieu
existe ou non puisqu’il nous a donné la Loi ! Au-delà de la
lettre de ce délicieux humour juif, il s’agissait bien du statut idéel
de la Loi dans l’économie du judaïsme.
Pour
l’historien agnostique des religions, la Loi mosaïque aujourd’hui
codifiée n’est qu’un conglomérat disparate résultant de
prescriptions apparues progressivement, durant trois millénaires, par
strates, développements, gloses et commentaires, depuis la « Révélation
» mosaïque initiale, elle-même issue de pratiques locales antérieures,
jusqu’aux dernières retouches des rabbins décisionnaires du XXIème
siècle. Il s’agit pour lui d’un phénomène ethnographique comme un
autre, ou peu s’en faut. L’exégète juif ou chrétien modéré
reconnaîtra, certes, l’autorité divine initiale dans la Loi exprimée
par le Texte Saint, mais jugera les développements ultérieurs, du
Retour d’Exil aux pharisiens puis aux talmudistes, comme un développement
humain, trop humain souvent, comme un ajout à la parole de Dieu sur le
Sinaï, sans préjuger de son éventuelle utilité, voire de sa nécessité
pour la Communauté des fidèles.
Pour
le juif intégriste, il faut bien comprendre que ce sont là des considérations
historicistes et pour tout dire impies, qui n’effleurent pas le mystère
intime de la Loi. Pour lui, quelles que soient les apparences
historiques, la Loi entière est sortie toute armée du cerveau de Moïse,
sous l’inspiration du Très-Haut et par la double voie de l’Ecriture
et de la Tradition Orale. Peu importe alors la datation formelle de
telle prescription, son adaptation à tel temps ou telle circonstance de
l’histoire juive. Ce ne sont que des apparences temporelles, liées
aux accidents de notre nature. Mais de manière immanente et
transcendante, tout et chacun des constituants de la Loi était, ou
mieux, est présent dans la Révélation mosaïque initiale, à
supposer que le terme « initial » ait lui-même encore un sens... La
longue Tradition rabbinique qui enfante la codification de la Loi
n’est pas alors une oeuvre humaine qu’on puisse prendre ou laisser,
où l’on puisse choisir à son gré. Elle est l’expression indivise,
y compris dans ses disputationes incessantes, d’une auctoritas
infrangible voulue par Dieu, totum simul, dans le don fulgurant
de la Montagne Sainte. En somme, et au risque de choquer certains
lecteurs par ce rapprochement, il en va de la Loi comme de la Tradition
dogmatique catholique : elle ne connaît pas d’évolution mais un développement
homogène, toute apparente nouveauté étant en fait secrètement
contenue par la Lettre éternelle, suprachronologique, dans l’attente
de son heure par la voix autorisée des rabbins.
Poussons
plus loin l’analogie : de même que l’Eglise voit se constituer son
édifice doctrinal par la voix des Pères grecs et latins, qui seront le
soubassement de toute théologie future, de même les compilateurs
antiques du Talmud de Babylone et du Talmud de Jérusalem sont les deux
sources, réceptacles et matrices à la fois, de tout judaïsme
possible. C’est sur eux que se construit l’édifice même de la
Synagogue.
Un
dernier éclaircissement, exprimé par toute la tradition rabbinique :
après la chute du Temple, après la cessation des sacrifices sanglants
et le retrait de la Présence divine du Lieu Saint profané, c’est désormais
la Loi qui est le réceptacle de cette Présence et de la communion du
fidèle avec son Dieu. Le centre de la vie juive, grâce à la Loi, est
désormais partout au point que certains penseurs, intégristes
justement, ne voient plus d’intérêt substantiel au Retour et à la
Reconstruction. Dieu se donne autrement maintenant.
Dès
lors, on comprend que ce qui différencie un juif agnostique ou
simplement croyant d’un juif intégriste, n’est pas seulement
affaire de plus et de moins dans l’observation des pratiques, il
s’agit du statut ontologique des commandements divins, voies nécessaires
et non accidentelles de la relation à l’Ineffable, de par la volonté
de l’Ineffable lui-même.
La
sacralisation de l’Etude :
Cependant,
notre rapprochement avec l’Eglise connaît une limite : c’est que si
l’Eglise est une société visible, une hiérarchie constituée, sous
la conduite d’un pasteur visible et unique, garant de l’authentique
interprétation du dogme, le judaïsme de l’Exil ne connaît pas cette
autorité suprême ni ne la souhaite. Et pourtant, il n’y a pas de
libre examen dans le judaïsme comme dans le protestantisme, ce qui
serait à terme l’éclatement ou la dissolution de la Loi. C’est
pourquoi entre une unité impossible et une désagrégation toujours
menaçante, l’intégrisme juif a enfanté une Tradition qui, osons
encore l’analogie, ressemble fort à notre Tradition ; et c’est
l’Etude, l’Etude seule et l’Etude continuelle qui permet au fidèle
de savoir, par le Talmud, par les commentaires du Talmud, et la lignée
vivante des commentateurs du Talmud, ce qui, pour paraphraser saint
Vincent de Lérins, a été « pratiqué partout, toujours et par
tous ». Pratiqué et non pas cru, car fondamentalement il n’est
pas question ici de Foi, même si la Foi en la Loi est évidemment présupposée.
D’où, cette insistance obsessionnelle sur la lecture de la Loi, jour
et nuit s’il était possible, jusqu’à s’endormir sur le Texte,
jusqu’à s’en brûler les yeux. Et nombreux sont les récits
autobiographiques ou folkloriques qui nous montrent ces écoles
talmudiques, bruissantes de la lecture et du commentaire de la Loi,
retirées du monde et en même temps sauvegarde du monde, qui
s’effondrerait d’un coup s’il n’y avait plus l’Etude pour le
rattacher à Dieu.
L’infinité
des pratiques n‘est pas optionnelle mais indivise
Dès
lors, toute la logique de l’intégrisme juif s’éclaire d’une lumière
éclatante.
Tout
d’abord, l’infinité des pratiques n’est pas optionnelle, mais
indivise ; de même qu’il est des chrétiens tièdes qui pratiquent
ponctuellement, prient rarement et fréquentent les églises aux seules
fêtes carillonnées, de même il est des juifs médiocres qui
respectent quelques mitsvot, n’étudient pas la Loi et ne vont à la
synagogue que pour Kippour. Ils sont authentiqueraient juifs, comme
reste chrétien tout baptisé, mais leur judaïsme est sans substance,
inconsistant. Le vrai juif veut tout, pratique tout ou tend de toutes
ses forces vers cet idéal, quoi qu’il en coûte à sa chair indocile.
Et rares sont les non-juifs qui savent précisément ce qu’il en coûte
de tout pratiquer : songeons que pour le respect du seul jour de
shabbat, le recueil que nous avons entre les mains, « à l’usage
des communautés séfarades et ashkénazes » comprend près de
trois cents pages, explicitant d’abord les interdits généraux, par
exemple celui du tissage ou du tressage (oeuvres serviles), puis leur
application à la vie sabbatique : ici faire ou défaire les lacets de
chaussure ou les noeuds de cravate, il en ira de même pour cent autres
œuvres : l’interdiction initiale de la récolte impliquera
l’interdiction de se peigner à shabbat autrement qu’avec un peigne
spécial pour ne pas arracher de cheveux ; l’interdiction de tailler
crée celle de couper les emballages alimentaires, voire le papier hygiénique,
celle de ne pas chasser implique de ne pas se gratter au risque de
verser le sang, etc. Dans une logique que les rabbins qualifieront de
divine, et leurs adversaires d’infernale, tout interdit mosaïque
originel contient, comme dans un jeu de poupées gigognes, ses
implications ultimes, sinon égales en dignité, du moins désirables
comme un idéal. Comme nous l’avons souvent lu dans des articles d’éducation
juive, la formation de l’enfant juif réside, pour une bonne part,
dans la mémorisation et la réalisation en quelque sorte réflexe de ce
qui doit devenir peu à peu une seconde nature : on ne saurait dès lors
commencer trop tôt !
On
voit par là la différence concrète avec l’intégrisme islamique
dont les interdits tiennent sur les doigts d’une main ou la tradition
catholique qui, mis à part l’abstinence du vendredi, ne connaît
pratiquement aucune prescription formelle. Il n’est donc pas licite
d’équiparer des vécus « intégristes » aussi dissemblables, comme
le font souvent les vulgarisateurs mal informés.
Bien
évidemment, une pratique formelle aussi exigeante aurait peu de chances
d’être acceptée si elle ne se rattachait à une puissante symbolique
: c’est pourquoi, simultanément et non contradictoirement, la
pratique intégriste va de pair dans le judaïsme avec les plus hautes
spéculations, et ce, par la voie de la cabbale. Ce qui explique que
l’on peut être mystique, comme les juifs hassidiques et
hyper-formaliste. C’est que tout geste rituel est aussi l’expression
d’un lien cosmique avec le divin, et réalise une harmonisation
invisible mais réelle de la création, en quelque sorte une récréation.
Par là - mais nous en avons déjà parlé dans le numéro de Certitudes
sur la gnose -, l’intégriste juif est un véritable collaborateur
de Dieu, une sorte de démiurge, d’où, au-delà de considérations
platement psychologiques, cette fierté, pour ne pas dire plus, souvent
reprochée aux religieux par les libéraux.
L’intégrisme
juif: un danger ?
Là
encore, on est à mille lieues des processus « simplistes » de l’intégrisme
musulman ou des exigences principalement spirituelles de l’idéal chrétien.
Il n’est rien, absolument rien, dans le christianisme présupposé le
plus intégriste, qui corresponde à la scrutation scrupuleuse d’une
pratique rituelle, fût-elle dépositaire des mystères du divin, fût-elle
nourrie - car nous n’aurons pas l’impudence de nier cette ambition
chez les juifs les plus orthodoxes - du désir d’aimer Dieu.
Mais
dans le contexte des violences terroristes actuelles, la question qui
intéresse sûrement le lecteur est celle d’un éventuel péril juif
intégriste, et d’ailleurs, n’est-ce pas sous cet angle que les médias,
dépositaires de l’honorabilité citoyenne, envisagent systématiquement
la question de l’intégrisme religieux ?
La
réponse nous paraît évidente : parmi tous les périls qui menacent
notre société, l’intégrisme juif n’occupe pas l’ombre d’un
soupçon de place, précisément parce qu’il n’a et ne saurait
avoir, dans son essence même, aucun désir de revendication, de conquête
ou de subversion sociale, même en milieu (post)chrétien. On voit, par
exemple, notre société civile fébrilement attentive au Ramadan dans
l’institution scolaire ou l’entreprise, soucieuse de ménager les
susceptibilités alimentaires dans les collectivités (suppression du
porc dans de nombreuses cantines), aménageant des temps de prière
journaliers à l’usine, etc. Et, réciproquement, certaines instances
musulmanes revendiquent cette sollicitude, dans une recherche complexe
d’égalité des droits et de lent grignotage d’un espace musulman étendu,
comme si la société civile était toujours coupable de n’en pas
faire assez pour ses musulmans. Certaines personnalités islamistes
n’ont-elles pas rêvé d’une république islamiste en France ?
L’intégrisme
juif, lui, nous semble extérieur à toute revendication de ce type :
aucune demande de cacheroute dans les cantines, aucun conflit
vestimentaire dans les écoles, aucun aménagement du temps social ;
c’est à peine si l’on sait la date de Yom Kippour, jour le plus
sacré du judaïsme, alors que le Ramadan est annoncé à son de trompe
dans tous les médias et par la voix des officiels. Mais la raison de
cette discrétion est justement que l’intégrisme juif ne se mêle guère
à la société civile non-juive ; il n’exige rien d’elle, parce
qu’il s’est ménagé une relative autarcie : il a ses écoles,
nombreuses à Paris, ses restaurants, ses synagogues, qui ne sont pas
celles des libéraux, voire ses quartiers, comme à New York, et il ne
demande rien à un Etat qu’il n’ambitionne pas de coloniser. Est-ce
un défaut ? est-ce une qualité ? Ce n’est pas l’objet de notre réflexion.
Mais force est de constater que l’intégrisme juif n’est pas conquérant.
S’il fallait soupeser le poids social du judaïsme dans la société
goy, on s’apercevrait qu’il est inversement proportionnel à sa
teneur religieuse : globalement, les valeurs morales ou familiales du
judaïsme le plus « intègre » sont celles du conservatisme religieux
catholique, et l’on ne sache pas qu’il ait pesé beaucoup dans les
divers épisodes de la subversion contemporaine ; en revanche, les
personnalités juives les plus médiatisées, les plus revendicatives
et, à les en croire, les plus représentatives sont presque systématiquement
des ultra-libéraux et des agnostiques bon teint.
Au
reste, on voit mal comment une Loi aussi minutieuse et contraignante
pourrait faire de nombreux émules à la surface du globe et
s’acclimater à toutes les sociétés, ni comment elle pourrait jouer
un rate géopolitique, à l’instar d’un islam somme toute assez
simple dans ses pratiques et univoque dans ses ambitions, celles du
jihad. En regard, c’est à peine si l’intégrisme juif admet de
nouveaux convertis !
Même
en Israël, où l’on montre souvent du doigt les violences commises,
à shabbat, contre des taxis, des ambulances, etc., c’est toujours
parce que ces infractions ont été commises dans un périmètre urbain
que l’intégrisme juif revendique comme sien ; et les conflits dont
nous avons parlé plus haut avec les médias libéraux relèvent pour
moitié d’une vraie question de société : oui ou non, l’Etat juif
doit-il être religieux ? et pour une autre moitié du fantasme absolu :
la jeune société israélienne est une des plus audacieusement libérées
du monde occidental et les « noirs » barbus n’ont guère de pouvoir
sur les boîtes de nuit de Tel-Aviv.
L’impie
et désastreux dialogue judéo-catholique
Mais
politiquement, l’intégrisme juif représente-t-il un danger
d’implosion pour la société israélienne ? C’est un problème
interne à l’Etat d’Israël qui a fort peu de chances d’essaimer
ailleurs ! Représente-t-il alors un danger pour la paix du monde via le
conflit israélo-palestinien, comme le pensent quelques-uns chez nous ?
Là encore, on serait surpris par une analyse de détail des positions
respectives des laïques et des religieux : tout laïque n’étant pas
de gauche et tout religieux n’étant pas de droite, de même que tout
religieux n’est pas belliciste et que tout laïque n’est pas
pacifiste. Mais c’est un autre débat où les passions sont généralement
si vives qu’elles occultent tout esprit critique.
Il
n’est pas jusqu’à l’impie et désastreux dialogue judéo-catholique
qui ne fasse apparaître une fracture entre un judaïsme médiatique,
modérément religieux ou libéral, qui exige tout de l’Eglise et ne
donne rien, et un judaïsme intégriste qui, précisément, se refuse à
tout dialogue et n’est partie prenante d’aucune instance
post-conciliaire. Pour eux, la cause est simple : au mieux nous
n’existons pas, au pire nous sommes des idolâtres et des polythéistes.
Avec eux, au moins, les choses sont claires et ce n’est pas pour nous
déplaire!
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