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Cet article fait partie du dossier "Intégrismes"
Cette page contenait quelques fautes de frappe - nous sommes en train de les ôter. - Note du webmaster - 29juillet2009

La liberté religieuse

Abbé Guillaume de Tanoüarn

Nouvelle revue CERTITUDES - octobre-novembre-décembre 2001 - n°08

Beaucoup considèrent aujourd’hui ceux qui s’opposent aux réformes de Vatican II en faveur de la liberté religieuse comme méritant par le fait même le nom d’intégristes. Nous voudrions montrer ici, quant à nous, que les chrétiens qui envisagent la liberté religieuse comme un droit naturel ont dû changer de religion sans s’en apercevoir. Est-ce à dire que tout catholique romain est un intégriste ? On nous avait déjà fait ce plan-là il y a deux siècles lorsque les philosophes désignaient l’Eglise romaine sous le vocable univoque de fanatisme. Etaient déclarés fanatiques tous ceux qui essayaient simplement d’être catholiques. On a oublié cette violence d’un autre siècle, et c’est sans doute pourquoi, en toute impunité, la même secte peut nous refaire le coup aujourd’hui en nous menaçant avec l’épouvantail de l’intégrisme. Ce qui est en question dans cette querelle de mots, c’est le ralliement inconditionnel de tous les catholiques à la nouvelle religion d’Etat qu’on nous impose en une guerre protéiforme : la religion de l’homme.

Il y a deux manières d’aborder le problème de la liberté religieuse : je peux prendre la suite des innombrables commentateurs du § 2 de Dignitatis humanae, et j’ajoute une finasserie de plus à la masse impressionnante des commentaires et des thèses qui tentent de déterminer le sens des quelques lignes fameuses par lesquelles l’Assemblée des Pères a défini la liberté religieuse : « Le concile Vatican II déclare que la personne humaine a droit à ta liberté religieuse. Cette liberté consiste en ce que tous les hommes doivent être exempts de contrainte de la part tant des individus que des groupes sociaux et de quelque pouvoir humain que ce soit, de telle sorte qu’en matière religieuse nul ne soit contraint d’agir contre sa conscience, ni empêché d’agir selon sa conscience, en privé ou en public, seul ou associé à d’autres, dans les limites dues ». Ce texte est un patchwork de diverses influences ; son interprétation en est rendue très complexe. Et si l’on veut comprendre un texte - sauf à vouloir lui faire dire à toute force que c’est un texte hérétique, et cela nous ne le disons pas -, il faut le remettre dans son contexte.

Il me semble donc qu’au lieu d’inventer une énième interprétation, puisque ce texte est historique et qu’il faut en tenir compte, le meilleur parti à prendre est d’en faire une lecture distanciée, en rétablissant son contexte interprétatif... Pour comprendre sa signification, au lieu de faire semblant de se trouver, soi, en tête à tête avec les Pères, à un Matin du monde, on va brosser ici à grands traits l’histoire de sa réception, il est instructif de voir avec un peu de recul qui a dit quoi sur un des passages les plus controversés de Vatican II.

Pour bien comprendre l’enjeu de la polémique, je voudrais d’abord distinguer clairement deux sortes de droit. Si j’affirme que la personne a droit à la liberté religieuse, je peux vouloir dire deux choses : soit j’évoque un droit que j’appellerais normatif, parce qu’il indique simplement la norme de la conduite juste - et tel est, depuis le Moyen Age, la conception traditionnelle du droit ; soit je me fonde sur un droit dit subjectif, et lorsque j’affirme que j’ai droit, je dis simplement que ma liberté s’étend jusque-là. Ainsi le veut l’expression : « C’est mon droit », par exemple. C’est mon droit, non pas parce que c’est juste, non pas parce que c’est bien, mais parce que je suis libre de le désirer.

La thèse ordinaire

Certains dans l’Eglise ont accepté cette dernière conception du droit, ns estiment par conséquent que la liberté religieuse doit être absolue (« je suis libre de ma religion »). Plus largement et en allant au fond des choses, cela signifie que la liberté est le premier ou le seul bien. C’est ce qu’écrivait à peu près Lamennais dans son fameux journal L’Avenir, et c’est ainsi aujourd’hui que beaucoup de prêtres ou d’évêques comprennent la déclaration conciliaire. Dans cette perspective, la liberté est la seule vérité définitive, le seul absolu.

Parmi les catholiques traditionalistes qui ont commenté la Déclaration, seul le Père Basile Valuet, moine au Barroux, peut être considéré comme l’un des tenants de cette thèse. Selon lui, au concile Vatican II, nous assistons à un phénomène d’évolution du dogme. Basile estime qu’à travers l’évolution du droit des gens, (mot savant pour désigner les relations entre les nations, c’est-à-dire, en nos temps de mondialisation, l’idéologie dominante), l’Eglise situe mieux la liberté dans son propre message ; elle a davantage pris conscience de sa Tradition, qui n’est pas fixée définitivement, parce qu’elle est vivante. Le Père Basile a écrit trois mille pages sur la liberté religieuse pour nous expliquer ce qui pourrait tenir en une phrase bien connue : il faut évoluer !

La plupart des interprètes catholiques de la Déclaration sont plus prudents que Basile, ns ne peuvent pas se résoudre à affirmer que la liberté personnelle est l’absolu que doit reconnaître la Religion elle-même ; ils ne peuvent pas se résoudre à laisser censurer l’Evangile au nom de la vérité démocratique, comme si l’Eglise désormais devait accepter de subordonner son message à cette Vérité première, seul absolu, seule norme, la liberté de l’homme.

Les thèses de compromis

Le Père de Broglie, d’abord, avait fourni, juste avant le débat conciliaire sur la liberté religieuse, un travail important pour permettre d’équilibrer le texte déjà proposé aux Pères conciliaires dans un schéma encore officieux s’inscrivant dans cette perspective du triomphe métaphysique de la démocratie sur l’Evangile. Rejetant dédaigneusement sur sa gauche les tenants de la liberté absolue, dont il rappelle qu’ils tombent sous le coup des condamnations de Grégoire XVI et de Pie IX, ce jésuite, rejeton d’une illustre famille libérale française, tente de montrer en quoi la liberté religieuse peut apparaître comme cette « norme de la conduite juste », c’est-à-dire comme un droit au sens traditionnel du terme.

De manière à s’inscrire dans une vision traditionnelle du droit comme norme de la conduite juste, Broglie estime donc que la liberté religieuse, c’est simplement ce qu’il appelle la sphère raisonnable de l’autonomie individuelle. Déclarer que la liberté religieuse est un droit, c’est simplement affirmer qu’il est inscrit dans la nature de l’homme que l’Etat ne doit ni contraindre ni empêcher quiconque d’adopter quelque attitude religieuse que ce soit, du moment que cela ne constitue pas une menace pour l’ordre social.

Notre jésuite a beau présenter les choses de la manière la plus benoîte qui soit : il n’empêche que, du point de vue des principes, il a sacrifié à une problématique moderne. Pour lui, la liberté est posée comme une fin, avant toute vérité. On a le droit d’être libre, et (dans sa perspective, difficilement soutenable quand on y regarde de près) ce droit d’être libre est toujours un bien (du moment, ajoute notre jésuite, qu’il s’inscrit dans de justes limites). Saint Thomas avait explicitement précisé au contraire que notre fin, que notre destin, que notre but sur la terre n’est pas libre : ce dont nous sommes libres, c’est des moyens à utiliser pour réaliser ce bien. La perspective que nous propose le Père de Broglie va tout à l’opposé : notre liberté devient une fin en soi, un bien en soi.

Eh bien, cette théorie est énorme : elle pourrait signifier qu’un crime est un bien, puisqu’il exprime la liberté du criminel ou son autonomie personnelle. Et l’on pourrait multiplier les exemples. Certes, notre jésuite prend la précaution d’invoquer l’ordre public comme juste limite à la liberté, mais cette notion est bien vague ! Qu’est-ce que l’ordre public lorsqu’on constate aujourd’hui qu’il est troublé par une procession au saint sacrement... et qu’il ne l’est pas par les Gay pride et autres techno-parades ? Est-ce donc l’ordre public qui décidera de la justice ou de l’injustice d’un comportement religieux ? Vraiment, cette réserve du Père de Broglie sur les justes limites est bien faible. L’actualité nous montre tous les jours que l’ordre public n’est pas forcément un ordre juste.

Mais ce repli de l’Eglise derrière l’ordre public démocratique a une autre conséquence. Si ces justes limites sociales constituent la pierre de touche du bien et du mal, cela signifie que toutes les religions admises dans le nouvel ordre démocratique devront être d’une manière ou d’une autre des religions d’Etat, c’est-à-dire qu’elles devront se plier, plier leurs valeurs et leurs croyances s’il le faut, à cet ordre, pour être toutes, oui, des religions d’Etat, rentrant dans les justes limites de l’ordre public. De fait, aujourd’hui, les discussions qui ont lieu entre les autorités islamiques (qu’il est bien difficile de réunir) et le ministère de l’Intérieur ont bien cette signification : devenez une communauté docile, pénétrée des valeurs de la démocratie, et l’on vous donnera toutes facilités, on construira vos mosquées, on formera vos imams s’il le faut. Vous ne serez pas plus gênants pour la République que ne le sont les catholiques d’aujourd’hui, enfin ceux qui reconnaissent docilement les évêques dont nous avons approuvé la nomination.

Reconnaître le droit individuel à la liberté religieuse dans une sphère raisonnable d’autonomie, c’est, de facto, laisser l’Etat juge du droit religieux, juge du bien et du mal en matière religieuse : à moyen terme, cela signifie ôter à l’Eglise du Christ toute autorité spirituelle. La problématique inventée par le Père de Broglie et qui servira de base à la rédaction de textes conciliaires définit assez bien le régime sous lequel nous vivons en France. En pratique, elle consiste à remettre à l’Etat démocratique - seul juge de la liberté religieuse des citoyens - l’autorité spirituelle ultime !

Cette thèse jésuitique n’est pas très éloignée de celle de Brian Harrison, qui parvient au même résultat que le Père de Broglie en se livrant (ô paradoxe !) à un examen attentif de la critique de l’abbé Bernard Lucien, intégriste de grands chemins aujourd’hui rallié à Rome. Son livre, paru en français chez DMM, contient un résumé de toutes les horreurs formelles dont on accompagne trop souvent dans nos milieux le traitement de cette question vitale de la liberté religieuse. Dans les pages 52 et 53 de son ouvrage par exemple, il entre dans une polémique qui évoque le Bourgeois gentilhomme de Molière, et son souci de mieux dire en inversant l’ordre des mots : Vos beaux yeux, belle marquise, cela n’a rien à voir avec : Belle marquise, vos beaux yeux... Soulignons que le Père Harrison n’a même pas les beaux yeux de la marquise à mettre dans la balance ! Voici son raisonnement : il est exact de dire que le Concile a affirmé « La personne a un droit naturel ou par soi à la liberté religieuse dans de justes limites (fixées par l’ordre public) ». Mais, s’indigne notre théologien moliéresque, il est faux de dire avec l’abbé Lucien que « par soi, la personne a un droit à la liberté religieuse », car alors on ne fait pas rentrer les « justes limites » (fixées par l’Etat) dans ce droit... Sous la plume de Brian Harrison, un problème vital pour l’avenir du christianisme devient un mystère... aussi difficile à résoudre que la prédestination divine ! C’est absurde. Et le terme de toutes ces chinoiseries scolastiques est toujours le même : il consiste à remettre à l’Etat le pouvoir de dire le juste et l’injuste en ce domaine des religions, au mépris de l’autorité spirituelle, qui appartient évidemment à l’Eglise, et à l’Eglise seule, pour tout chrétien digne de ce nom. La seule différence entre les deux thèses, c’est que l’Etat auquel le Père Harrison donne la préférence n’est pas l’Etat démocratique mais l’Etat monarchique (dont le symbole, pour lui, est la monarchie austro-hongroise).

Mais indépendamment de ces choix politiques personnels, que dire des deux thèses que nous venons d’énoncer : le compromis qu’elles tentent de mettre en place est pire que le mal ; ces deux thèses modérées sont plus dangereuses que les thèses par lesquelles nous avons commencé et qui acceptent franchement de reconnaître que le seul vrai droit est le droit subjectif des individus, c’est-à-dire l’extension de leur liberté personnelle. En pratique, elles nous font parvenir au même résultat, mais en nous garantissant que ce résultat (l’Etat seul juge du bien et du mal) est le meilleur qui soit. Et voilà tout le mal : comment se sortir d’une maladie quand on a décidé que c’était la santé ? C’est tout le problème de l’Eglise conciliaire aujourd’hui.

Traditionaliser Vatican II?

Au-delà de ces thèses que nous venons d’énoncer et que nous avons nommées thèses de compromis ou thèses centristes, sur la droite, certains ont essayé de donner une interprétation encore plus traditionnelle de Dignitatis humanae. Le Père André Vincent et le Père de Margerie estiment, l’un et l’autre, que le droit est bien la norme de la conduite juste. Qu’est-ce qu’une conduite juste en matière religieuse ? Ils ne font pas la même erreur que les deux ecclésiastiques précédents, ils n’affirment pas que la justice c’est la liberté ou une sphère raisonnable d’autonomie individuelle incluant le religieux comme le voulait le Père de Broglie tout à l’heure. Es ne risquent pas, eux, de légaliser le crime, comme expression de la liberté (ou de canoniser l’Etat, comme seul gardien des justes limites du droit à la liberté) !

Plus proche de la Tradition, ces théologiens ne reconnaissent pas un droit à la liberté pure. Ils déclarent simplement que l’on doit s’incliner et reconnaître un droit à la recherche de la vérité. Selon eux - et le Père André Vincent se fonde sur une étude précisé des débats conciliaires pour affirmer cela - la déclaration conciliaire a été votée dans cette perspective et c’est dans cette perspective, très limitée qu’il faut la comprendre et l’admettre. Dans la mesure où l’homme cherche en conscience la vérité à laquelle il est transcendentalement ordonné, il a droit à la liberté religieuse. Cette interprétation de Vatican II constitue ce que l’on peut appeler une interprétation pieuse ou bénigne.

Mais vous voyez bien où le bât blesse : comment peut-on être sûr qu’une conscience s’ordonne à la recherche de la vérité ? On retrouve par un autre biais, moyennant un plus long détour, l’idée qu’il existe un rapport nécessaire entre la liberté et la vérité. En substance, le raisonnement traditionnel du Père André Vincent consiste à dire : Laissons-les libres et ils iront au vrai. Dans la pratique, on nie la nécessité de l’autorité, dont le rôle est d’ordonner au vrai et au bien les esprits naturellement rétifs, et on se contente d’adopter en guise de maxime : laissons faire (et laissons passer) : tout ira bien au but (auquel l’homme est transcendentalement ordonné) ! Tout ira bien au bien ! Comme disait Adam Smith : Une main cachée dirige. Dieu aime le libéralisme ; il limitera lui-même les dégâts "en amont", dans le coeur des hommes ou dans le cours de l’histoire.

Cette attitude est évidemment déraisonnable pour quiconque l’examine sérieusement une seconde.

Notons tout de même ce que cette ultime théorie recèle d’antilibéral : elle permet de marginaliser politiquement l’irréligion, puisqu’un individu qui cherche la vérité ne peut qu’être animé d’un esprit religieux devant la mystérieuse beauté de l’univers. C’est en tout cas dans cet esprit que les Pères conciliaires ont refusé d’adopter l’idée d’un droit naturel de l’homme à l’irréligion.

Notons encore qu’au nom de ce devoir de recherche de la vérité, on peut également réprimer ce que j’appellerais avec le Père Laberthonnière le vice de religion, c’est-à-dire toutes ces manifestations religieuses délirantes qui n’ont évidemment rien à voir avec une recherche de la vérité désintéressée (comme c’est le cas pour ce nouvel esprit religieux, au nom duquel on fait sauter les Boeings 747 sur les immeubles !). Évoquer de telles possibilités de répression contre le vice de religion ou contre l’irréligion militante, cela scandalise plus d’un clerc aujourd’hui, et en particulier le Père Basile, qui souhaite, lui, par exemple, il le dit dans sa thèse, que l’Eglise reconnaisse « étant donné révolution du droit des gens » un droit à l’irréligion, un droit à la propagande antireligieuse!

Force de l’Evangile

Après examen des différentes thèses parues depuis le Concile à propos du §2 de Dignitatis humanae, nous nous retrouvons avec cette

formule, à laquelle nous ne sommes pas parvenu à donner un sens satisfaisant : « Le concile du Vatican déclare que la personne humaine a droit à la liberté religieuse. » Nous n’avons pas les moyens d’affirmer ici que la liberté religieuse de Vatican II, c’est exactement ce que le pape Grégoire XVI appelait la liberté de conscience, en en parlant comme d’un délire. Mais en tout cas nous pouvons affirmer que tous les théologiens qui ont essayé de montrer qu’il existe une différence de principe entre la liberté de conscience et la liberté religieuse n’ont pas fourni d’explication satisfaisante. Ils achoppent tous sur le rapport entre vérité et liberté : peut-on dire que la vérité est postérieure à la liberté ? Peut-on dire : « La liberté vous rendra vrais ? » Malgré toutes sortes de finesses spéculatives, ils ne parviennent pas à le montrer.

Il m’a paru bon, face à ces théologiens qui discutent de liberté religieuse comme d’autres du sexe des anges, de prendre un point d’ancrage dans l’Evangile lui-même. Concernant le rapport entre vérité et liberté, il existe une formule célèbre dans l’Evangile de saint Jean, à laquelle on se rapportera tout naturellement : « La vérité vous rendra libre » (Jo VIII, 38). Il apparaît clairement à travers ce mot que c’est dans la mesure où l’homme, en écoutant la Parole sacrée, reconnaît sa véritable fin et y adhère comme à son bien que l’on peut déclarer qu’il est libre. La liberté évangélique (qui pour un chrétien, en principe, s’identifie avec la liberté religieuse) n’est ni un dû ni une possession inaliénable et quasi raciale, comme l’imaginent les juifs. Leur polémique avec le Christ -qui fait l’occasion de cette péricope - est particulièrement significative, et elle nous ramène tout droit à notre sujet : « Nous sommes la semence d’Abraham et n’avons jamais été esclaves de personne, et toi, tu prétends nous libérer ? », déclarent-ils à Jésus en réponse. Leur attitude fait fortement penser à celle de nos démocrates droit-de-l’hommistes : « Nous sommes nés libres. » (eux, les juifs, c’est parce qu’ils sont nés fils d’Abraham. Nous, c’est parce que nous sommes libérés de naissance en tant que futurs citoyens de la République). Si donc nous sommes nés libres, nous ne voulons pas de la liberté que ce Messie nous apporte. Leur idée est très proche de celle d’aujourd’hui ; ils disent au Christ ce que disent aussi aujourd’hui un grand nombre de citoyens français : « Nous, nous n’avons pas besoin d’être libérés par vous ; nous sommes nés libres. » C’est la meilleure façon de se fermer à l’Evangile que de se prétendre ainsi libres de naissance. « En vérité en vérité je vous le dis, rétorque Notre Seigneur face à leur prétention, quiconque commet le péché est un esclave ». Comme souvent dans l’Evangile (et en particulier dans l’Evangile de saint Jean), le Christ ne cherche pas à adapter son discours à ses interlocuteurs ou à entrer dans leur perspective, il leur explique que cette prétention qu’ils ont d’être libres de naissance est la racine de leur péché et de leur esclavage, il me semble qu’il y a dans ce court dialogue évangélique de quoi nous guérir de l’esprit de liberté religieuse et de quoi nous convertir.

Si nous nous prétendons libres face à la vérité divine, libres avant elle, nous démontrons simplement que nous sommes incapables d’apercevoir à quel niveau se situe en nous cette vérité. En quelque sorte, nous nous déclarons incapables de la moindre foi. Si nous avions la foi, comme un grain de sénevé, nous comprendrions que nous n’avons aucun droit à la liberté, tout simplement parce que nous ne la possédons pas. Pour seul titre à cette liberté, nous ne pouvons exciper que de cette foi, que nous avons reçue de Dieu et qui nous affranchit du péché. Il est impossible d’être chrétien autrement.

C’est dans cette perspective que je voudrais maintenant me situer : puis-je raisonnablement considérer que ma liberté est un droit de ma personne, un droit que je possède de naissance, et "en même temps prétendre que j’ai la foi catholique ? Il me semble que non.

Parvenus à ce point de notre réflexion, nous sommes obligés de considérer que l’attitude de celui qui a la foi d’une part et l’attitude de celui qui considère que sa liberté individuelle est un droit et le premier but de sa vie ne sont pas compatibles. Non pas que la foi supprime la liberté. C’est justement parce qu’elle la confère qu’il est impossible de prétendre en jouir avant de l’avoir reçue de Dieu.

Est-ce là jouer sur les mots ? Pas du tout si l’on réfléchit à ce qu’est la liberté. Comment pouvons-nous prétendre être libres ? Soit nous considérons que nous sommes libres à partir du moment où nous nous épanouissons à notre guise, dans le jaillissement spontané de notre nature. Cette liberté, souvent rêvée, s’avère en réalité donner à vivre le contraire de ce qu’elle promet. Depuis Platon, on ne compte plus les philosophes ou les écrivains qui s’en sont rendu compte et l’ont exprimé chacun à leur manière. « La liberté absolue, c’est le despotisme absolu », déclare par exemple Dostoïevski dans Les Possédés. Il existe depuis Aristote une autre théorie de la liberté : être libres, d’après le Stagyrite, c’est avoir trouvé sa fin et s’appuyer sur cette découverte de vérité pour vivre, c’est-à-dire pour trouver les moyens à mettre en œuvre de manière à se rapprocher de ce qui nous semble bon. Le propre de l’esclave, affirme Aristote au début de sa Politique, c’est justement qu’il est incapable de déterminer la fin qui lui est propre et que, du coup, il est utilisé par les autres au service de leurs propres objectifs. Et Aristote ajoute cette distinction qui fait scandale : soit l’esclave a été rendu tel par la prise, par la guerre et la conquête ; il est alors injuste qu’il demeure esclave ; soit l’esclave se trouve ainsi, parce que, par nature, il est incapable de s’élever à la considération de sa fin ; et dans ce cas, son sort n’a rien d’injuste. Et Richard Bodéüs, spécialiste mondialement reconnu, après avoir exposé cette théorie, conclut qu’il existe aujourd’hui beaucoup d’esclaves par nature, incapables de s’élever à la considération de leur fin et qui servent simplement de moyens à d’autres, plus fortunés, plus motivés.

Ce qui vaut dans le domaine des rapports sociaux entre le droit du martre et celui de son esclave d’après Aristote peut s’appliquer analogiquement au rapport entre les croyances humaines et la foi chrétienne. Celui qui croit qu’il est né libre a pour finalité ultime la réalisation maximale de sa propre liberté. Il a un droit absolu sur tous les objets de sa croyance, qui se trouvent uniment soumis à cette question préalable : cela va-t-il pour moi dans le sens d’une liberté plus grande ? Dieu se vit ainsi au gré de l’homme, qui accepte d’avoir une religion, du moment que cela se solde pour lui par plus de confort moral, plus de prospérité, plus de... liberté, c’est-à-dire plus de droit. Mais ce droit absolu qu’il s’arroge le rend esclave de ses impressions, de ses envies, de ses foucades ou tocades... Parfois, jusqu’à l’autodestruction (drogue etc.) ou à l’esclavage.

Au contraire, celui qui reconnaît le droit qu’a sur sa conduite le lambeau de vérité qu’il a reçu en héritage ou qu’il a parfois (plus rarement) découvert par lui-même, celui-là peut fonder sa liberté sur un objectif entrevu, il est libre, parce qu’il a une fin, un but. Il est libre, comme le disait Notre Seigneur dans saint Jean, parce que la vérité le rend libre.

Il s’agit de redécouvrir de quelle manière nous devons être des inconditionnels, non pas en perdant notre liberté, dans une conduite sectaire, mais en recevant la grâce du libre arbitre de notre adhésion à cette Vérité dont il est dit qu’elle nous rend libres.

Le droit à la liberté religieuse est-il undroit civil ?

On me dira que le §2 que nous citions tout à l’heure stipule que la liberté dont parle le Concile, c’est simplement l’immunité de toute contrainte au for civil « dans de justes limites ». Mais justement, je crois avoir montré combien la réduction de la liberté religieuse à sa dimension politique aboutissait - en pratique - à donner à l’Etat un droit divin sur toutes les religions. Rien n’est plus calamiteux que cette interprétation politique de Vatican II. Elle relève de ce totalitarisme démocratique que Jean-Paul II lui-même a condamné à plusieurs reprises, et d’abord dans l’encyclique Centesimus annus en 1991. C’est au nom de cette imposition de justes limites par l’Etat lui-même, que la République peut perquisitionner l’officiali-té du diocèse de Lyon, ainsi que cela s’est passé en novembre 2001. C’est au nom du droit divin de l’Etat sur les religions que des fonctionnaires s’arrogent la liberté de décider de ce qui est secte et de ce qui ne l’est pas, etc.

On peut ajouter que dans la rédaction du Concile, en plusieurs paragraphes (n°7 et 12 par exemple) qui éclairent le fameux paragraphe 2 sur lequel nous travaillons, c’est très clairement d’un droit naturel qu’il s’agit et non pas seulement d’un droit civil. Le fait de mentionner les justes limites de ce droit naturel dans l’ordre civil constitue une simple modulation du texte, modulation qui va de soi, mais qui ne transforme pas le principe qu’elle se contente de nuancer. Ainsi, le paragraphe 7 de la déclaration affirme l’origine de ces « justes limites » : « C’est dans la société humaine que s’exerce le droit à la liberté religieuse, aussi son usage est-il soumis à certaines règles qui le tempèrent. » Les justes limites qui tempèrent l’exercice du droit à la liberté religieuse ne sont pas en soi comprises dans ce droit ; elles proviennent des circonstances concrètes dans lesquelles il s’exerce. « La règle qu’il faut observer, c’est de reconnaître à l’homme le maximum de liberté » poursuivent les Pères dans le même paragraphe 7. Ici, clairement, c’est bien la liberté qui est le principe dérivant de la nature même de l’homme ; les restrictions apportées à l’exercice de cette liberté ne proviennent que de la vie en société (et non du droit en soi). On tirerait le même genre de remarque du paragraphe 12.

NB : Il s’agit du script de la conférence donnée, le 10 novembre dernier, au colloque organisé à Bordeaux par l’abbé Héry pour le Xème anniversaire de la mort de Mgr Lefebvre. Nous avons conservé à ce texte le style parlé.