Il
y a deux manières d’aborder le problème de la liberté religieuse :
je peux prendre la suite des innombrables commentateurs du § 2 de Dignitatis
humanae, et j’ajoute une finasserie de plus à la masse
impressionnante des commentaires et des thèses qui tentent de déterminer
le sens des quelques lignes fameuses par lesquelles l’Assemblée des Pères
a défini la liberté religieuse : « Le concile Vatican II déclare
que la personne humaine a droit à ta liberté religieuse. Cette liberté
consiste en ce que tous les hommes doivent être exempts de contrainte
de la part tant des individus que des groupes sociaux et de quelque
pouvoir humain que ce soit, de telle sorte qu’en matière religieuse
nul ne soit contraint d’agir contre sa conscience, ni empêché
d’agir selon sa conscience, en privé ou en public, seul ou associé
à d’autres, dans les limites dues ». Ce texte est un patchwork
de diverses influences ; son interprétation en est rendue très
complexe. Et si l’on veut comprendre un texte - sauf à vouloir lui
faire dire à toute force que c’est un texte hérétique, et cela nous
ne le disons pas -, il faut le remettre dans son contexte.
Il
me semble donc qu’au lieu d’inventer une énième interprétation,
puisque ce texte est historique et qu’il faut en tenir compte, le
meilleur parti à prendre est d’en faire une lecture distanciée, en rétablissant
son contexte interprétatif... Pour comprendre sa signification, au lieu
de faire semblant de se trouver, soi, en tête à tête avec les Pères,
à un Matin du monde, on va brosser ici à grands traits l’histoire de
sa réception, il est instructif de voir avec un peu de recul qui a dit
quoi sur un des passages les plus controversés de Vatican II.
Pour
bien comprendre l’enjeu de la polémique, je voudrais d’abord
distinguer clairement deux sortes de droit. Si j’affirme que la
personne a droit à la liberté religieuse, je peux vouloir dire deux
choses : soit j’évoque un droit que j’appellerais normatif, parce
qu’il indique simplement la norme de la conduite juste - et tel est,
depuis le Moyen Age, la conception traditionnelle du droit ; soit je me
fonde sur un droit dit subjectif, et lorsque j’affirme que j’ai
droit, je dis simplement que ma liberté s’étend jusque-là. Ainsi le
veut l’expression : « C’est mon droit », par exemple. C’est mon
droit, non pas parce que c’est juste, non pas parce que c’est bien,
mais parce que je suis libre de le désirer.
La
thèse ordinaire
Certains
dans l’Eglise ont accepté cette dernière conception du droit, ns
estiment par conséquent que la liberté religieuse doit être absolue («
je suis libre de ma religion »). Plus largement et en allant au fond
des choses, cela signifie que la liberté est le premier ou le seul
bien. C’est ce qu’écrivait à peu près Lamennais dans son fameux
journal L’Avenir, et c’est ainsi aujourd’hui que beaucoup
de prêtres ou d’évêques comprennent la déclaration conciliaire.
Dans cette perspective, la liberté est la seule vérité définitive,
le seul absolu.
Parmi
les catholiques traditionalistes qui ont commenté la Déclaration, seul
le Père Basile Valuet, moine au Barroux, peut être considéré comme
l’un des tenants de cette thèse. Selon lui, au concile Vatican II,
nous assistons à un phénomène d’évolution du dogme. Basile estime
qu’à travers l’évolution du droit des gens, (mot savant pour désigner
les relations entre les nations, c’est-à-dire, en nos temps de
mondialisation, l’idéologie dominante), l’Eglise situe mieux la
liberté dans son propre message ; elle a davantage pris conscience de
sa Tradition, qui n’est pas fixée définitivement, parce qu’elle
est vivante. Le Père Basile a écrit trois mille pages sur la liberté
religieuse pour nous expliquer ce qui pourrait tenir en une phrase bien
connue : il faut évoluer !
La
plupart des interprètes catholiques
de la Déclaration sont plus prudents que Basile, ns ne peuvent pas se résoudre
à affirmer que la liberté personnelle est l’absolu que doit reconnaître
la Religion elle-même ; ils ne peuvent pas se résoudre à laisser
censurer l’Evangile au nom de la vérité démocratique, comme si
l’Eglise désormais devait accepter de subordonner son message à
cette Vérité première, seul absolu, seule norme, la liberté de
l’homme.
Les
thèses de compromis
Le
Père de Broglie, d’abord, avait fourni, juste avant le débat
conciliaire sur la liberté religieuse, un travail important pour
permettre d’équilibrer le texte déjà proposé aux Pères
conciliaires dans un schéma encore officieux s’inscrivant dans cette
perspective du triomphe métaphysique de la démocratie sur
l’Evangile. Rejetant dédaigneusement sur sa gauche les tenants de la
liberté absolue, dont il rappelle qu’ils tombent sous le coup des
condamnations de Grégoire XVI et de Pie IX, ce jésuite, rejeton
d’une illustre famille libérale française, tente de montrer en quoi
la liberté religieuse peut apparaître
comme cette « norme de la conduite juste », c’est-à-dire
comme un droit au sens traditionnel du terme.
De
manière à s’inscrire dans une vision traditionnelle du droit comme
norme de la conduite juste, Broglie estime donc que la liberté
religieuse, c’est simplement ce qu’il appelle la sphère raisonnable
de l’autonomie individuelle. Déclarer que la liberté religieuse est
un droit, c’est simplement affirmer qu’il est inscrit dans la nature
de l’homme que l’Etat ne doit ni contraindre ni empêcher quiconque
d’adopter quelque attitude religieuse que ce soit, du moment que cela
ne constitue pas une menace pour l’ordre social.
Notre
jésuite a beau présenter les choses de la manière la plus benoîte
qui soit : il n’empêche que, du point de vue des principes, il a
sacrifié à une problématique moderne. Pour lui, la liberté est posée
comme une fin, avant toute vérité. On a le droit d’être libre, et
(dans sa perspective, difficilement soutenable quand on y regarde de près)
ce droit d’être libre est toujours un bien (du moment, ajoute notre jésuite,
qu’il s’inscrit dans de justes limites). Saint Thomas avait
explicitement précisé au contraire que notre fin, que notre destin,
que notre but sur la terre n’est pas libre : ce dont nous sommes
libres, c’est des moyens à utiliser pour réaliser ce bien. La
perspective que nous propose le Père de Broglie va tout à l’opposé
: notre liberté devient une fin en soi, un bien en soi.
Eh
bien, cette théorie est énorme : elle pourrait signifier qu’un crime
est un bien, puisqu’il exprime la liberté du criminel ou son
autonomie personnelle. Et l’on pourrait multiplier les exemples.
Certes, notre jésuite prend la précaution d’invoquer l’ordre
public comme juste limite à la liberté, mais cette notion est
bien vague ! Qu’est-ce que l’ordre public lorsqu’on constate
aujourd’hui qu’il est troublé par une procession au saint
sacrement... et qu’il ne l’est pas par les Gay pride et autres
techno-parades ? Est-ce donc l’ordre public qui décidera de la
justice ou de l’injustice d’un comportement religieux ? Vraiment,
cette réserve du Père de Broglie sur les justes limites est bien
faible. L’actualité nous montre tous les jours que l’ordre public
n’est pas forcément un ordre juste.
Mais
ce repli de l’Eglise derrière l’ordre public démocratique a une
autre conséquence. Si ces justes limites sociales constituent la
pierre de touche du bien et du mal, cela signifie que toutes les
religions admises dans le nouvel ordre démocratique devront être
d’une manière ou d’une autre des religions d’Etat, c’est-à-dire
qu’elles devront se plier, plier leurs valeurs et leurs croyances
s’il le faut, à cet ordre, pour être toutes, oui, des religions
d’Etat, rentrant dans les justes limites de l’ordre public. De fait,
aujourd’hui, les discussions qui ont lieu entre les autorités
islamiques (qu’il est bien difficile de réunir) et le ministère de
l’Intérieur ont bien cette signification : devenez une communauté
docile, pénétrée des valeurs de la démocratie, et l’on vous
donnera toutes facilités, on construira vos mosquées, on formera vos
imams s’il le faut. Vous ne serez pas plus gênants pour la République
que ne le sont les catholiques d’aujourd’hui, enfin ceux qui
reconnaissent docilement les évêques dont nous avons approuvé la
nomination.
Reconnaître
le droit individuel à la liberté religieuse dans une sphère
raisonnable d’autonomie, c’est, de facto, laisser l’Etat juge du
droit religieux, juge du bien et du mal en matière religieuse : à
moyen terme, cela signifie ôter à l’Eglise du Christ toute autorité
spirituelle. La problématique inventée par le Père de Broglie et qui
servira de base à la rédaction de textes conciliaires définit assez
bien le régime sous lequel nous vivons en France. En pratique, elle
consiste à remettre à l’Etat démocratique - seul juge de la liberté
religieuse des citoyens - l’autorité spirituelle ultime !
Cette
thèse jésuitique n’est pas très éloignée de celle de Brian
Harrison, qui parvient au même résultat que le Père de Broglie en se
livrant (ô paradoxe !) à un examen attentif de la critique de
l’abbé Bernard Lucien, intégriste de grands chemins aujourd’hui
rallié à Rome. Son livre, paru en français chez DMM, contient un résumé
de toutes les horreurs formelles dont on accompagne trop souvent dans
nos milieux le traitement de cette question vitale de la liberté
religieuse. Dans les pages 52 et 53 de son ouvrage par exemple, il entre
dans une polémique qui évoque le Bourgeois gentilhomme de Molière,
et son souci de mieux dire en inversant l’ordre des mots : Vos
beaux yeux, belle marquise, cela n’a rien à voir avec : Belle
marquise, vos beaux yeux... Soulignons que le Père Harrison n’a même
pas les beaux yeux de la marquise à mettre dans la balance ! Voici son
raisonnement : il est exact de dire que le Concile a affirmé « La
personne a un droit naturel ou par soi à la liberté religieuse dans de
justes limites (fixées par l’ordre public) ». Mais, s’indigne
notre théologien moliéresque, il est faux de dire avec l’abbé
Lucien que « par soi, la personne a un droit à la liberté religieuse
», car alors on ne fait pas rentrer les « justes limites » (fixées
par l’Etat) dans ce droit... Sous la plume de Brian Harrison, un problème
vital pour l’avenir du christianisme devient un mystère... aussi
difficile à résoudre que la prédestination divine ! C’est absurde.
Et le terme de toutes ces chinoiseries scolastiques est toujours le même
: il consiste à remettre à l’Etat le pouvoir de dire le juste et
l’injuste en ce domaine des religions, au mépris de l’autorité
spirituelle, qui appartient évidemment à l’Eglise, et à l’Eglise
seule, pour tout chrétien digne de ce nom. La seule différence entre
les deux thèses, c’est que l’Etat auquel le Père Harrison donne la
préférence n’est pas l’Etat démocratique mais l’Etat
monarchique (dont le symbole, pour lui, est la monarchie
austro-hongroise).
Mais
indépendamment de ces choix politiques personnels, que dire des deux thèses
que nous venons d’énoncer : le compromis qu’elles tentent de mettre
en place est pire que le mal ; ces deux thèses modérées sont plus
dangereuses que les thèses par lesquelles nous avons commencé et qui
acceptent franchement de reconnaître que le seul vrai droit est le
droit subjectif des individus, c’est-à-dire l’extension de leur
liberté personnelle. En pratique, elles nous font parvenir au même résultat,
mais en nous garantissant que ce résultat (l’Etat seul juge du bien
et du mal) est le meilleur qui soit. Et voilà tout le mal : comment se
sortir d’une maladie quand on a décidé que c’était la santé ?
C’est tout le problème de l’Eglise conciliaire aujourd’hui.
Traditionaliser
Vatican II?
Au-delà
de ces thèses que nous venons d’énoncer et que nous avons nommées thèses
de compromis ou thèses centristes, sur la droite, certains
ont essayé de donner une interprétation encore plus traditionnelle de Dignitatis
humanae. Le Père André Vincent et le Père de Margerie estiment,
l’un et l’autre, que le droit est bien la norme de la conduite
juste. Qu’est-ce qu’une conduite juste en matière religieuse ? Ils
ne font pas la même erreur
que les deux ecclésiastiques précédents, ils n’affirment pas que la
justice c’est la liberté ou une sphère raisonnable d’autonomie
individuelle incluant le religieux comme le voulait le Père de Broglie
tout à l’heure. Es ne risquent pas, eux, de légaliser le crime,
comme expression de la liberté (ou de canoniser l’Etat, comme seul
gardien des justes limites du droit à la liberté) !
Plus
proche de la Tradition, ces théologiens ne reconnaissent pas un droit
à la liberté pure. Ils déclarent simplement que l’on doit
s’incliner et reconnaître un droit à la recherche de la vérité.
Selon eux - et le Père André Vincent se fonde sur une étude précisé
des débats conciliaires pour affirmer cela - la déclaration
conciliaire a été votée dans cette perspective et c’est dans cette
perspective, très limitée qu’il faut la comprendre et l’admettre.
Dans la mesure où l’homme cherche en conscience la vérité à
laquelle il est transcendentalement ordonné, il a droit à la liberté
religieuse. Cette interprétation de Vatican II constitue ce que
l’on peut appeler une interprétation pieuse ou bénigne.
Mais
vous voyez bien où le bât blesse : comment peut-on être sûr qu’une
conscience s’ordonne à la recherche de la vérité ? On retrouve par
un autre biais, moyennant un plus long détour, l’idée qu’il existe
un rapport nécessaire entre la liberté et la vérité. En substance,
le raisonnement traditionnel du Père André Vincent consiste à dire :
Laissons-les libres et ils iront au vrai. Dans la pratique, on nie la nécessité
de l’autorité, dont le rôle est d’ordonner au vrai et au bien les
esprits naturellement rétifs, et on se contente d’adopter en guise de
maxime : laissons faire (et laissons passer) : tout ira bien au but
(auquel l’homme est transcendentalement ordonné) ! Tout ira bien au
bien ! Comme disait Adam Smith : Une main cachée dirige. Dieu aime le
libéralisme ; il limitera lui-même les dégâts "en amont",
dans le coeur des hommes ou dans le cours de l’histoire.
Cette
attitude est évidemment déraisonnable pour quiconque l’examine sérieusement
une seconde.
Notons
tout de même ce que cette ultime théorie recèle d’antilibéral :
elle permet de marginaliser politiquement l’irréligion, puisqu’un
individu qui cherche la vérité ne peut qu’être animé d’un esprit
religieux devant la mystérieuse beauté de l’univers. C’est en tout
cas dans cet esprit que les Pères conciliaires ont refusé d’adopter
l’idée d’un droit naturel de l’homme à l’irréligion.
Notons
encore qu’au nom de ce devoir de recherche de la vérité, on peut également
réprimer ce que j’appellerais avec le Père Laberthonnière le vice
de religion, c’est-à-dire toutes ces manifestations religieuses délirantes
qui n’ont évidemment rien à voir avec une recherche de la vérité désintéressée
(comme c’est le cas pour ce nouvel esprit religieux, au nom duquel on
fait sauter les Boeings 747 sur les immeubles !). Évoquer de
telles possibilités de répression contre le vice de religion ou contre
l’irréligion militante, cela scandalise plus d’un clerc
aujourd’hui, et en particulier le Père Basile, qui souhaite, lui, par
exemple, il le dit dans sa thèse, que l’Eglise reconnaisse « étant
donné révolution du droit des gens » un droit à l’irréligion, un
droit à la propagande antireligieuse!
Force
de l’Evangile
Après
examen des différentes thèses parues depuis le Concile à propos du §2
de Dignitatis humanae, nous nous retrouvons avec cette
formule,
à laquelle nous ne sommes pas parvenu à donner un sens satisfaisant :
« Le concile du Vatican déclare que la personne humaine a droit à la
liberté religieuse. » Nous n’avons pas les moyens d’affirmer
ici que la liberté religieuse de Vatican II, c’est exactement ce que
le pape Grégoire XVI appelait la liberté de conscience, en en parlant
comme d’un délire. Mais en tout cas nous pouvons affirmer que tous
les théologiens qui ont essayé de montrer qu’il existe une différence
de principe entre la liberté de conscience et la liberté religieuse
n’ont pas fourni d’explication satisfaisante. Ils achoppent tous sur
le rapport entre vérité et liberté : peut-on dire que la vérité est
postérieure à la liberté ? Peut-on dire : « La liberté vous rendra
vrais ? » Malgré toutes sortes de finesses spéculatives, ils ne
parviennent pas à le montrer.
Il
m’a paru bon, face à ces théologiens qui discutent de liberté
religieuse comme d’autres du sexe des anges, de prendre un point
d’ancrage dans l’Evangile lui-même. Concernant le rapport entre vérité
et liberté, il existe une formule célèbre dans l’Evangile de saint
Jean, à laquelle on se rapportera tout naturellement : « La vérité
vous rendra libre » (Jo VIII, 38). Il apparaît clairement à travers
ce mot que c’est dans la mesure où l’homme, en écoutant la Parole
sacrée, reconnaît sa véritable fin et y adhère comme à son bien que
l’on peut déclarer qu’il est libre. La liberté évangélique (qui
pour un chrétien, en principe, s’identifie avec la liberté
religieuse) n’est ni un dû ni une possession inaliénable et quasi
raciale, comme l’imaginent les juifs. Leur polémique avec le Christ
-qui fait l’occasion de cette péricope - est particulièrement
significative, et elle nous ramène tout droit à notre sujet : « Nous
sommes la semence d’Abraham et n’avons jamais été esclaves de
personne, et toi, tu prétends nous libérer ? », déclarent-ils
à Jésus en réponse. Leur attitude fait fortement penser à celle de
nos démocrates droit-de-l’hommistes : « Nous sommes nés libres. »
(eux, les juifs, c’est parce qu’ils sont nés fils d’Abraham.
Nous, c’est parce que nous sommes libérés de naissance en tant que
futurs citoyens de la République). Si donc nous sommes nés libres,
nous ne voulons pas de la liberté que ce Messie nous apporte. Leur idée
est très proche de celle d’aujourd’hui ; ils disent au Christ ce
que disent aussi aujourd’hui un grand nombre de citoyens français :
« Nous, nous n’avons pas besoin d’être libérés par vous ; nous
sommes nés libres. » C’est la meilleure façon de se fermer à
l’Evangile que de se prétendre ainsi libres de naissance. « En vérité
en vérité je vous le dis, rétorque Notre Seigneur face à leur prétention,
quiconque commet le péché est un esclave ». Comme souvent dans
l’Evangile (et en particulier dans l’Evangile de saint Jean), le
Christ ne cherche pas à adapter son discours à ses interlocuteurs ou
à entrer dans leur perspective, il leur explique que cette prétention
qu’ils ont d’être libres de naissance est la racine de leur péché
et de leur esclavage, il me semble qu’il y a dans ce court dialogue évangélique
de quoi nous guérir de l’esprit de liberté religieuse et de quoi
nous convertir.
Si
nous nous prétendons libres face à la vérité divine, libres avant
elle, nous démontrons simplement que nous sommes incapables
d’apercevoir à quel niveau se situe en nous cette vérité. En
quelque sorte, nous nous déclarons incapables de la moindre foi. Si
nous avions la foi, comme un grain de sénevé, nous comprendrions que
nous n’avons aucun droit à
la liberté,
tout simplement parce que nous ne la possédons pas. Pour seul titre à
cette liberté, nous ne pouvons exciper que de cette foi, que nous avons
reçue de Dieu et qui nous affranchit du péché. Il est impossible d’être
chrétien autrement.
C’est
dans cette perspective que je voudrais maintenant me situer : puis-je
raisonnablement considérer que ma liberté est un droit de ma personne,
un droit que je possède de naissance, et "en même temps prétendre
que j’ai la foi catholique ? Il me semble que non.
Parvenus
à ce point de notre réflexion, nous sommes obligés de considérer que
l’attitude de celui qui a la foi d’une part et l’attitude de celui
qui considère que sa liberté individuelle est un droit et le premier
but de sa vie ne sont pas compatibles. Non pas que la foi supprime la
liberté. C’est justement parce qu’elle la confère qu’il est
impossible de prétendre en jouir avant de l’avoir reçue de Dieu.
Est-ce
là jouer sur les mots ? Pas du tout si l’on réfléchit à ce
qu’est la liberté. Comment pouvons-nous prétendre être libres ?
Soit nous considérons que nous sommes libres à partir du moment où
nous nous épanouissons à notre guise, dans le jaillissement spontané
de notre nature. Cette liberté, souvent rêvée, s’avère en réalité
donner à vivre le contraire de ce qu’elle promet. Depuis Platon, on
ne compte plus les philosophes ou les écrivains qui s’en sont rendu
compte et l’ont exprimé chacun à leur manière. « La liberté
absolue, c’est le despotisme absolu », déclare par exemple Dostoïevski
dans Les Possédés. Il existe depuis Aristote une autre
théorie de la liberté : être libres, d’après le Stagyrite, c’est
avoir trouvé sa fin et s’appuyer sur cette découverte de vérité
pour vivre, c’est-à-dire pour trouver les moyens à mettre en œuvre
de manière à se rapprocher de ce qui nous semble bon. Le propre de
l’esclave, affirme Aristote au début de sa Politique, c’est
justement qu’il est incapable de déterminer la fin qui lui est propre
et que, du coup, il est utilisé par les autres au service de leurs
propres objectifs. Et Aristote ajoute cette distinction qui fait
scandale : soit l’esclave a été rendu tel par la prise, par la
guerre et la conquête ; il est alors injuste qu’il demeure esclave ;
soit l’esclave se trouve ainsi, parce que, par nature, il est
incapable de s’élever à la considération de sa fin ; et dans ce
cas, son sort n’a rien d’injuste. Et Richard Bodéüs, spécialiste
mondialement reconnu, après avoir exposé cette théorie, conclut
qu’il existe aujourd’hui beaucoup d’esclaves par nature,
incapables de s’élever à la considération de leur fin et qui
servent simplement de moyens à d’autres, plus fortunés, plus motivés.
Ce
qui vaut dans le domaine des rapports sociaux entre le droit du martre
et celui de son esclave d’après Aristote peut s’appliquer
analogiquement au rapport entre les croyances humaines et la foi chrétienne.
Celui qui croit qu’il est né libre a pour finalité ultime la réalisation
maximale de sa propre liberté. Il a un droit absolu sur tous les objets
de sa croyance, qui se trouvent uniment soumis à cette question préalable
: cela va-t-il pour moi dans le sens d’une liberté plus grande ? Dieu
se vit ainsi au gré de l’homme, qui accepte d’avoir une religion,
du moment que cela se solde pour lui par plus de confort moral, plus de
prospérité, plus de... liberté, c’est-à-dire plus de droit. Mais
ce droit absolu qu’il s’arroge le rend esclave de ses impressions,
de ses envies, de ses foucades ou tocades... Parfois, jusqu’à
l’autodestruction (drogue etc.) ou à l’esclavage.
Au
contraire, celui qui reconnaît le droit qu’a sur sa conduite le
lambeau de vérité qu’il a reçu en héritage ou qu’il a parfois
(plus rarement) découvert par lui-même, celui-là peut fonder sa
liberté sur un objectif entrevu, il est libre, parce qu’il a une fin,
un but. Il est libre, comme le disait Notre Seigneur dans saint Jean,
parce que la vérité le rend libre.
Il
s’agit de redécouvrir de quelle manière nous devons être des
inconditionnels, non pas en perdant notre liberté, dans une conduite
sectaire, mais en recevant la grâce du libre arbitre de notre adhésion
à cette Vérité dont il est dit qu’elle nous rend libres.
Le
droit à la liberté religieuse est-il undroit civil ?
On
me dira que le §2 que nous citions tout à l’heure stipule que la
liberté dont parle le Concile, c’est simplement l’immunité de
toute contrainte au for civil « dans de justes limites ». Mais
justement, je crois avoir montré combien la réduction de la liberté
religieuse à sa dimension politique aboutissait - en pratique - à
donner à l’Etat un droit divin sur toutes les religions. Rien n’est
plus calamiteux que cette interprétation politique de Vatican II. Elle
relève de ce totalitarisme démocratique que Jean-Paul II lui-même a
condamné à plusieurs reprises, et d’abord dans l’encyclique Centesimus
annus en 1991. C’est au nom de cette imposition de justes limites
par l’Etat lui-même, que la République peut perquisitionner l’officiali-té
du diocèse de Lyon, ainsi que cela s’est passé en novembre 2001.
C’est au nom du droit divin de l’Etat sur les religions que des
fonctionnaires s’arrogent la liberté de décider de ce qui est secte
et de ce qui ne l’est pas, etc.
On
peut ajouter que dans la rédaction du Concile, en plusieurs paragraphes
(n°7 et 12 par exemple) qui éclairent le fameux paragraphe 2 sur
lequel nous travaillons, c’est très clairement d’un droit naturel
qu’il s’agit et non pas seulement d’un droit civil. Le fait de
mentionner les justes limites de ce droit naturel dans l’ordre civil
constitue une simple modulation du texte, modulation qui va de soi, mais
qui ne transforme pas le principe qu’elle se contente de nuancer.
Ainsi, le paragraphe 7 de la déclaration affirme l’origine de ces «
justes limites » : « C’est dans la société humaine que s’exerce
le droit à la liberté religieuse, aussi son usage est-il soumis à
certaines règles qui le tempèrent. » Les justes limites qui tempèrent
l’exercice du droit à la liberté religieuse ne sont pas en soi
comprises dans ce droit ; elles proviennent des circonstances concrètes
dans lesquelles il s’exerce. « La règle qu’il faut observer,
c’est de reconnaître à l’homme le maximum de liberté »
poursuivent les Pères dans le même paragraphe 7. Ici, clairement,
c’est bien la liberté qui est le principe dérivant de la nature même
de l’homme ; les restrictions apportées à l’exercice de cette
liberté ne proviennent que de la vie en société (et non du droit en
soi). On tirerait le même genre de remarque du paragraphe 12.
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