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Frédéric Mistral : « la branco dis aucèu »

Antoine Clapas

Nouvelle revue CERTITUDES - octobre-novembre-décembre 2001 - n°08

« Cette force est la résistance de la vie et de l’esprit à tout ce qui les menace »

André Chamson

Frédéric Mistral est certainement l’un des poètes les plus méconnus. Son rayonnement ne nous arrive la plupart du temps qu’à travers un opéra, Mireille de Gounod, pourtant très différente de son modèle, et inférieure à lui ; ou bien depuis les statues, et les noms de places et de rues qui parcourent le Midi. Certains n’ont pas compris Mistral, l’ont accusé de pittoresque, ou bien l’ont traité comme une espèce d’étranger ; d’autres redoutent en lui le contempteur du Progrès, le «réactionnaire» qui a inspiré Maurras et que la Révolution Nationale a instrumentalisé pour faire pièce au germanisme des Collaborateurs. Sous ces sédimentations, qui est au fond Mistral ? Cette gloire ne demande qu’à être rappelée, pour élargir l’horizon de l’esprit à « la branco dis aucèu », la branche des oiseaux, ce merveilleux symbole trouvé par le poète pour désigner l’inspiration.

Plaçons-nous d’abord sur son chemin rhodanien. Ses ancêtres, installés à Maillane depuis le XVème siècle, comptent surtout des agriculteurs propriétaires — des ménagers. Lorsque le grand-père Antoine Mistral achète le Mas du Juge, sur la route de Saint-Rémy, en 1803, les Mistral possèdent vingt hectares. Le père du poète, François, est séduit par « les idées nouvelles » ; sa position sous la Révolution sera celle de nombreux Provençaux : modérée dans un premier temps, conservatrice ensuite, il épouse Adélaïde Poullinet, venue un jour glaner du blé au Mas du Juge pour pouvoir s’acheter « de la parure ». De ce mariage naît Frédéric Mistral, le 8 septembre 1830.

L’enfance au Mas du Juge

Le milieu paysan dans lequel on élève l’enfant est aisé ; lorsqu’il lui arrive de côtoyer de pauvres gens, travailleurs saisonniers ou itinérants, ces derniers n’ont rien à voir avec la misère effrayante que l’on trouve en milieu urbain. Toute sa jeunesse, Frédéric voit ses parents travailler : tandis que le père s’occupe du labourage, des semailles, des moissons, la mère est en train de filer. Comme de nombreux Provençaux, elle ne parle pas un mot de français. Les Mémori e Raconte (Mémoires et Récits) nous présentent une enfance particulièrement joyeuse, dans une Provence élevées aux teintes virgiliennes des Géorgiques. Les premières lectures de Frédéric sont les Ecritures Saintes et Don Quichotte : sa vie se fraiera un passage entre ces deux grandes découvertes.

Trois mois après l’entrée au collège, le jeune Frédéric effectue son rituel « plantié » (fugue), qu’il raconte avec humour dans ses Memori - en ce temps, les gamins de quinze ans partaient à l’aventure quelques jours, dans la campagne. En 1839 on l’envoie dans la vieille pension de Saint-Michel de Frigolet. C’est là probablement qu’il commence à écrire en provençal. Le voici ensuite au Collège d’Avignon, plongé dans un milieu différent du sien. « A Avignon, écrit son biographe Claude Mouron, comme dans toutes les villes du Midi, le provençal tend à se corrompre, à se dégrader, et des instructions officielles en interdisent tout usage dans le cadre scolaire. » Mistral se rappellera plus tard le scandale de cette situation : « Habitué à n’entendre autour de moi que la langue de Provence, je fus, je dois le dire, très vivement contrarié de me voir interdire au collège l’idiome de ma famille et de mon pays, et cette interdiction m’était d’autant plus douloureuse que tout ce qui, dans ma bouche, rappelait le cru, était tourné en ridicule. Je n’aspirais qu’à une chose : venger un jour et réhabiliter cette langue maternelle sacro-sainte que l’on nous apprenait à mépriser, à oublier. » La scolarisation n’est certes pas encore obligatoire, mais l’esprit uninlinguiste précède et annonce la même République, y comprit dans les écoles religieuses.

Heureusement, au Pensionnat Dupuy, à Avignon, Mistral rencontre un surveillant avec qui il va sympathiser et qui devient un Mentor extraordinairement précieux : Joseph Roumanille. Celui-ci est un Blanc du Midi, il sera surtout l’un des plus grands prosateurs de langue provençale, l’auteur des Contes provençaux dont Alphonse Daudet traduira l’une des principales pièces, « Lou Curat de Cucugnan ». En 1847, Roumanille publie une petite anthologie de poèmes provençaux, Li Margarideto, où l’on trouve la signature de Mistral. De retour à Maillane pour une année, Frédéric est emporté par la fièvre républicaine, la rhétorique enflammée d’Alphonse de Lamartine ; son amour de la liberté croit alors que la Révolution de 1848 apportera un changement radical en France et en Provence, et certaines de ses lettres se terminent par « Vive la République ! » Or très vite, il va déchanter, pour éprouver finalement de la méfiance pour la politique, méfiance qui ne se démentira plus. Ce qui se précise en revanche, c’est la vocation qui le tiendra toute sa vie : la Poésie, il a raconté lui-même ce saisissement dans un passage devenu anthologique dans les Lettres d’Oc : « Le pied sur le seuil du mas paternel, les yeux vers les Alpilles, en moi et de moi-même, je pris la résolution : premièrement, de relever, de raviver en Provence le sentiment de race que je voyais s’annihiler sous l’éducation fausse et anti-naturelle de toutes les écoles ; secondement, de provoquer cette résurrection par la restauration de la langue naturelle et historique du pays à laquelle les écoles font toutes une guerre à mort ; troisièmement, de rendre la vogue au provençal par l’influx et la flamme de la divine poésie. »

Rencontre avec Joseph Roumanille

Avant de se mettre à ce travail de Romain, il lui faut avancer dans ses études. De 1848 à 1851, il étudie le droit à Aix-en-Provence ; c’est dans la fameuse Bibliothèque Méjanes, fréquentée plus tard par Maurras et Joseph d’Arbaud, que Mistral approfondit sa connaissance de la littérature. L’année suivante, il collabore au nouveau recueil publié par Roumanille à Avignon, intitulé Li Prouvençalo. Il écrit ici et là dans la presse, et participe tour à tour au Congrès des poètes provençaux à Arles (le 29 avril 1852), puis au Roumavàgi deis Troubaires à Aix (le 21 août 1853). Années fécondes, où surgissent dans tout le Midi prosateurs, journalistes, historiens, musiciens, tous animés par l’esprit local, tâchant de faire revivre d’anciennes traditions et de les réinsuffler dans une population modifiée par les mœurs de Paris, les nouveaux codes sociaux de la bourgeoisie et les conditions de l’industrialisation.

Quelques-uns d’entre eux s’unissent et décident de s’organiser en société littéraire, qui prend le nom de Félibrige. Là encore, le témoignage de Mistral a nourri la légende : « Il fut écrit au ciel qu’un dimanche fleuri, le 21 mai 1854, en pleine primevère de la vie et de l’an, sept poètes devaient se rencontrer au Castel de Font-Ségune : Paul Giéra, un esprit railleur ; Roumanille, un propagandiste qui, sans en avoir l’air, attisait incessamment le feu sacré autour de lui ; Aubanel, que Roumanille avait conquis à notre langue et qui, au soleil d’amour, ouvrait en ce moment le frais corail de sa grendade ; Mathieu, ennuagé dans les visions de la Provence redevenue, comme jadis, chevaleresque et amoureuse ; Brunet, le paysan Tavan qui, ployé sous la houe, chantonnait au soleil comme le grillon sur la glèbe ; et Frédéric, tout prêt à jeter au mistral, comme les pâtres des montagnes, le cri de race pour héler, tout prêt à planter le gonfalon sur le

Ventoux... ». Le Félibrige connaîtra deux statuts ; le premier, en 1867, le second, en 1876. On nommera un « Capoulié » (chef), qui sera élu par cinquante mainteneurs (les majoraux), responsables d’une « maintenance », une région des pays d’Oc. Tous les ans se tiendra une fête, la Sainte-Estelle, où les lauréats de poésie et de prose reçoivent les prix et boivent à la coupe offerte en 1867 par les poètes catalans ; on y élit aussi la Reine du Félibrige, qui préside les banquets. En 1854, cependant, le Félibrige n’est encore qu’une association peu développée.

Mistral habille en princesse la langue provençale

L’œuvre du poète constitue bien sûr le monument de cette renaissance. En 1859, Mistral termine son premier chef d’oeuvre, Mirèio. Dès le début « il a voulu donner à la littérature provençale le monument qui lui manquait pour être admise au rang des grandes littératures » (Charles Rostaing). Epopée provençale en douze chants, d’une inspiration plus virgilienne encore qu’homérique, elle retrace les amours contrariées de Mireille et de Vincent, conduisant le lecteur dans les plaines de la Crau, au bord du Rhône, au pèlerinage de la Sainte-Baume, puis aux Saintes-Mariés. Maître en lyrisme, formidable peintre de fresques populaires, Mistral habille en princesse la langue provençale qu’il a trouvée en paysanne, la dotant d’un vocabulaire rutilant et d’inflexions subtilement expressives. « Beau livre d’un amour enfant, écrit Maurras, de l’amour éprouvé et vérifié, couronné par la mort, qui semble survenir comme une récompense. Mireille ne mourra jamais, elle continuera de suggérer aux hommes la même idée d’un monde enfin épuré de tout mal. » Mais ce poème, il faut encore le faire connaître. L’auteur possède pour cela des appuis. Il comprend qu’il lui faut utiliser Paris pour se faire connaître en Provence. C’est ainsi qu’il adresse Mirèio à Victor Hugo, Lamartine, Vigny, Michelet, Sainte Beuve, Thiers, Mérimée. Après avoir découvert le poème, Lamartine écrit à son ami Reboul : « J’ai crié comme vous : c’est Homère ! J’ai été tellement frappé à l’esprit et au coeur que j’écris un entretien sur Mirèio : dites-le à M. Mistral. » Le Maillanais de 29 ans monte alors à Paris. Alfred de Vigny l’accueille en l’embrassant. Avec Lamartine, qui lui consacre son Quarantième entretien de littérature, il trouve un second père. Barbey d’Aurevilly écrit dans Le Pays : « Depuis André Chénier, on n’a rien vu d’une telle pureté de galbe antique, rien qui soit plus gracieux et plus fort. » Rue de Tournon, Mistral fait la connaissance d’un jeune journaliste, Alphonse Daudet, qui restera son ami. A compter de cette campagne triomphale, Mistral est à la fois reconnu et lancé. Comme l’écrit Alphonse Dumas, un ami de Lamartine : « il serait maintenant aussi impossible d’arrêter le succès de Mistral que d’arrêter le Rhône avec le pont Saint-Bénézet»...

Génie septennaire

Le succès de Mirèio pousse Mistral à écrire une seconde œuvre. Ce sera Calendau, publié en 1867. « Le poète Mistral » dans les Lettres de mon moulin, évoque une lecture que Mistral a faite à Alphonse : « les coudes sur la nappe, des larmes dans les yeux, j’écoutais l’histoire du petit pêcheur provençal ». Cette épopée raconte comment le héros Calendal, pêcheur à Cassis, délivre Estérelle du comte Sévéran, capitaine de brigands qu’elle a épousé contre son gré. Pour obtenir Estérelle, Calendal devra tour à tour exceller dans la pêche, l’abattage des arbres, la capture des bandits, la conciliation, ce qui fait que l’on a tôt parlé d’un Hercule provençal. Bien que l’action se situe à la fin du XVIIIème siècle, la facture du poème renouvelle habilement l’amour courtois. « Ce qu’il y a avant tout dans le poème, écrit Daudet, c’est la Provence, — la Provence de la mer, la Provence de la montagne, — avec son histoire, ses moeurs, ses légendes, ses paysages. » Une certaine colère et impatience de Mistral vis-à-vis de la centralisation qui se renforce sous le Second Empire l’entraîne à teinter son oeuvre d’un certain nationalisme provençal. Une note de Calendal affirme en effet, à propos de la Croisade des Albigeois, que « sous le prétexte religieux, se cachait un antagonisme de race. » Malgré les protestations réitérées de Mistral, cet excès sera souvent monté en épingle pour fonder l’accusation de séparatisme. La délivrance d’Estérelle par Calendal symbolise avant tout la délivrance de la langue provençale face à l’uniformisation, la victoire de la vie contre la mort.

Superstitieux comme un paysan, mais savant comme un alchimiste. Mistral cultivait le chiffre sept comme son chiffre sacré. Les fondateurs du Félibrige étaient sept. Tous les sept ans, on élit le Capoulier. Tous les sept ans, Mistral produit un chef d’oeuvre. En 1884, c’est la nouvelle Nerto, quatre mille vers monosyllabiques, écrits à la manière des romans provençaux du XIIIè siècle, et évoquant l’aventure amoureuse d’une jeune fille dans le contexte de la guerre menée conte le dernier Pape d’Avignon, Benoît XIII — ce poème vaudra à Mistral la bénédiction apostolique de Pie X, en 1910. En 1896, il publie Lou Pouemo dou Rose (Le Poème du Rhône), vaste fresque des mariniers du Rhône, en butte au bateau à vapeur et où surgissent des personnages fantastiques (le Drac). C’est enfin la Reino Jano, tragédie en vers sur l’un des plus grands personnages historiques de Provence, rappelant les Cours d’amour autour du Roi René. A côté de ces grandes épopées, que l’on étudie aujourd’hui davantage aux Etats-Unis et en Allemagne qu’en France, Mistral écrit des pièces poétiques plus brèves, comme Le Bâtiment et Le Rocher de Sisyphe, recueillis dans Les Iles d’Or (1889). Toute la poésie mistralienne se nourrit de l’histoire et du folklore provençal, élevant chaque fois le local et le particulier à l’universel ou à l’éternel grâce au génie lyrique de sa langue. Quoi de plus délicat que le petit conte poétique intitulé La Communioun di Sant ? Au cloître Saint-Trophime d’Arles, les saints de pierre se mettent à parler entre eux, doucement, d’une belle jeune fille de Provence qui vient de descendre les escaliers. La dernière strophe dit : « Le lendemain de bon matin/ La belle fille s’est levée.../ Et elle parle à tous d’un festin/ où elle s’est trouvée en songe :/ elle dit que les Anges étaient dans l’air,/ que saint Trophime était le clerc/ et que le Christ disait la messe. » (« Que sont Trefume éro fou clerc/ E que lou Crist disié la messo »).

Indifférence ou impuissance politique ?

Depuis 1853, et jusqu’en 1886, Mistral prépare le monument qui reste comme son grand œuvre de savant : le Trésor du Félibrige. Ces deux volumes de plus de deux milles pages chacun demeurent le principal dictionnaire provençal-français, comptant presque trois fois plus de mots que le dictionnaire français. Sa grande richesse de citations fait penser au Littré. Mistral y donne d’abord la forme rhodanienne des mots, ensuite leurs diverses formes dialectales, languedociennes, gasconnes, niçoises, rouergates, etc. Ce Trésor est aussi une encyclopédie ethnographique, où l’on retrouve les usages, les coutumes, les croyances de la Provence, trésor d’une culture et d’une civilisation.

Les menaces qui pèsent sont nombreuses : à l’extérieur, une Allemagne militariste puissante, qui a arraché deux provinces ; à l’intérieur, un déracinement causé par l’urbanisation progressive, les prestiges de la capitale, la démocratisation sociale, l’industrialisme, à quoi s’ajoute la politique de la République à l’égard des langues locales, il ne faut pas perdre de vue en effet que le but de l’école sous la IIIème République est, comme le dit Mona Ozouf dans L’Ecole en France, « la construction de l’homme universel ». Pour l’idéologie jacobine, toute différence constitue une menace pour l’unité nationale. En 1925 encore, Anatole de Monzie, Ministre de l’Instruction Publique, écrit : « Pour l’unité linguistique de la France, la langue bretonne doit disparaître. » En ce qui concerne Jules Ferry, contemporain de Mistral et des principaux efforts félibréens, son discours n’attaque pas frontalement les langues régionales ; il est en revanche évident que le développement de l’instruction primaire, la scolarisation obligatoire promeuvent un modèle d’enseignement totalement unilingue. En 1875 Mistral revendique l’instauration d’une épreuve de provençal au bac : il faudra attendre 1984 pour qu’elle soit mise en place — quand cette langue sera devenue marginale ou « minoritaire ». Pour faire pièce aux revendications linguistiques du Félibrige, les journaux hostiles ne manquent pas de déformer ses propos. Lorsque Mistral écrit en 1888 qu’il entend faire respecter « le provençal dans les écoles », un journal écrit : « Mistral souhaiterait qu’à l’école primaire on n’enseignât aux jeunes fils de Provence que la langue de leur pays natal. » Pourtant, le modèle défendu par Mistral et ses disciples ne sera jamais unilingue, mais bien bilingue, et ils défendent même un modèle français où les parlers locaux seraient intégrés. N’oublions pas qu’en 1900, 80% des Français comprennent leurs langues et dialectes, et que 30% d’entre eux ne pratiquent pas le français.

Dans les années 80, Mistral durcit donc sa polémique contre le jacobinisme, et se trouve de plus en plus poussé à droite de l’échiquier politique, il adhère ainsi à la Ligue de la patrie française en 1899. Cette année-là, il écrit à Maurras : « Qu’a fait, depuis cent ans, la loi française pour la conservation des moeurs et des coutumes qui entretiennent l’amour du foyer, l’attachement au sol natal ? Moins que rien. » Le poème L’Epouscado (l’Eclaboussure), écrit en 1888, est la réponse du grand poète provençal à l’Ecole républicaine de Jules Ferry.

Le fédéralisme français est en définitive son idée politique la plus stable - même s’il n’est pas un penseur politique. Déjà, en 1870, il écrit à Alphonse Tavan : « Si je participais au travail d’une constitution nouvelle, je ferais tous mes efforts pour faire triompher le principe fédératif. » S’il a été nourri très partiellement par Le Fédéralisme de Proudhon, ou encore par Léon de Berluc-Pérussis et Charles de Ribbe, Mistral a trouvé dans le jeune Maurras le dialecticien politique, le penseur, le bras séculier dont il a besoin. On le voit nettement dès ses premières rencontres avec le Martégal, et dans leurs premiers échanges de lettres. La politique fédéraliste se précise grâce à l’éclosion d’une nouvelle génération de poètes et prosateurs qui laisseront un nom dans l’histoire : à côté de Maurras, Frédéric Amouretti, et à Avignon, Marius André et le manadié Folco de Baroncelli. C’est avec Baroncelli et Marius André que Mistral créé le journal hebdomadaire l’Aïoli, intégralement écrit en provençal. Journal littéraire de haute tenue, où lui-même écrit abondamment sous divers pseudonymes. Maurras participe de Paris à ce lancement. Et lorsque les jeunes félibres fédéralistes terrorisent les vieilles barbes du Félibrige de Paris, à la séance historique du 22 février 1892, Mistral s’empresse de les soutenir. En témoigne la réaction de Marius André, qui écrit à Maurras pour le féliciter : « Ah ! double nom de Dieu, mon cher Maurras (c’est le cas de jurer comme un vieil Albigeois) laisse-moi te féliciter, et Amouretti aussi. Mistral, qui était hier ici, en était enchanté ; tu as vu dans l’Aïoli comme il en parle, et votre manifeste sera en tête au prochain numéro, s’est beaucoup amusé en pensant à l’air ahuri qu’ont dû prendre tous les fonctionnaires qui vous entouraient et dont il connaît l’esprit, oh si peu aventureux. » Dans cette aventure, prolongée à Paris par l’Ecole parisienne du Félibrige (1893-1898), Mistral a véritablement joué le rôle d’un Père Joseph, soutenant ses jeunes amis dans leur effort. Cependant, les devoirs de la politique française retenant de plus en plus Maurras à partir de 1898, Mistral verra disparaître la dernière chance politique du Félibrige. De son côté, Maurras ne cessera de célébrer le Maillanais comme le principal de ses maîtres. « On ne saura jamais ce que Mistral a fait de nous si l’on n’a lu quelques extraits de ces poèmes majeurs : force de pensée, rythme de la parole, essor du chant, tout était réuni pour cette céleste fascination. »

Le scepticisme politique, le désespoir de Mistral sont tels, autour des années 1900, que la Provence à laquelle il aspire ne paraît plus se tenir que dans un rêve sublime. La Provence n’a pas connu le même destin que la Catalogne : les catalanistes ont été plus chanceux que les félibres. Ces derniers n’ont peut-être pas assez mesuré la situation historique de la France au début de leur effort ; mais n’oublions pas, comme le dit Daniel Halévy, que l’historien est un « tard venu », qui dispose du recul et des documents les plus significatifs pour interpréter une période, alors que les contemporains sont immergés dans la nuit du présent. Lorsque Maurras sollicite Mistral pour l’Enquête sur la Monarchie, le Maillanais lui répond par ces lignes pourtant peu démocratiques : « Mon cher ami, j’ai suivi la discussion supérieure que vous avez provoquée et brillamment soutenue dans la Gazette. Vous vous êtes révélé là comme un futur directeur de règne, si les dieux pitoyables révélaient à la France quelque retour de bon sens. Mais pour répondre tout de suite à votre aimable demande, je vous prie de me laisser dans le silence où je vis, car je ne veux à aucun prix et à aucun titre remettre le pied dans la politique. Dans les populations qu’on nous a faites, je constate trop de signes d’incapacité ou de sottise criminelle pour que je leur souhaite l’autonomie de nos rêves. Plus l’instruction moderne se répand dans les masses, plus les élus de ces masses sont choisis parmi les obtus et les vandales raisonneurs. »

A la fin de sa vie, Mistral prend une stature olympienne, il passe à travers l’Affaire Dreyfus sans se prononcer, laissant ces fatorgo à Paris... Il reçoit le Prix Nobel en 1904. Deux ans plus tard, il organise le Museon Arlaten, musée des traditions provençales, installé dans le palais de Laval à Arles. Après le dictionnaire des mots, c’est, comme l’a écrit Paul Souchon, un « dictionnaire des choses ». A l’orée du nouveau siècle, Mistral n’est plus seulement un poète. Il est devenu un personnage historique venant d’un autre temps, plus proche peut-être de l’Ancien Régime que nous ne le sommes de ce poète. On le surnomme « le Maillanais » ou bien « le Sage de Maillane ». Adulé ou adoré, il n’est pas jusqu’à Jean Jaurès qui ne soit capable de réciter des pages entières de sa Mirèio dans la langue originale. Restaurateur de la langue provençale en littérature, Frédéric Mistral a dominé la poésie de tout l’Oc, et il est perçu de son vivant comme l’un des plus grands poètes français et européens. De multiples signes traduisent cette gloire finale. D’abord, les statues de Mistral se multiplient. En 1909, il reçoit le titre de Commandeur de la Légion d’honneur, alors qu’il travaille à sa traduction de la Genèse en provençal. En octobre 1913, le Président Raymond Poincaré fait arrêter son train en gare de Graveson, où il invite l’illustre poète à déjeuner dans son wagon.

Maurras a pu témoigner de la noblesse des dernières années de Mistral, de ce couchant éperdu de lumière. « Tous les jours que le bon Dieu faisait, écrit Maurras, Monsieur et Madame Mistral sortaient de leur maison pour la promenade. Pas un arbre qu’il ne connût, pas un buisson qui ne lui parlât, pas un caillou qui ne rayonnât mémoire et réflexion pour ses yeux et pour sa pensée. Il pouvait fermer portes et fenêtres, clore les yeux, dormir, rêver, cette Provence maillannaise lui était inculquée au plus profond de l’âme, elle ne pouvait le quitter. » Le bon Dieu le rappela le 25 mars 1914.

Maurras, qui fut l’un des principaux disciples et témoins de la vie d’esprit de Mistral, pouvait écrire avec raison : « Seul un Mistral pourrait nous dire tout ce que la Provence doit à Mistral. » On est frappé de l’écart entre l’ambition poétique et politique de Mistral et la fragilité politique de la Provence dont il a été le contemporain. Et il faut lire ceci, tiré de ses derniers textes : « Moi, à l’aspect du déluge qui monte, antichrétien, rageur, universel, pour la sauver du fléau, de ses hontes, j’ai confiné ma foi que rien ne dompte dans la vedette d’un château provençal. [...] Sur la mer de l’histoire, pour moi, tu fus, ô ma Provence, un pur symbole, un mirage de gloire et de victoire, qui, dans l’écoulement ténébreux des siècles, nous laisse voir un éclair de Beauté. »

Ces lignes désabusées décrivent aussi le mouvement de son oeuvre. Comme l’a bien vu Thibon, la poésie de Mistral soustrait le temps à la mort. La contemplation mistralienne de la Provence répond au passage du temps, au douloureux déclin de son pays, à cette dissociation progressive qui s’est effectuée entre l’homme et le rythme de la nature. Mistral, il faut en convenir, était moins attaché aux formes politiques qu’aux formes sociales et aux mœurs, coutumes et traditions. Républicain dans sa jeunesse, monarchisant dans sa vieillesse, il est avant tout l’inventeur d’une Provence poétique, par là immortelle, à partir de laquelle nous pouvons récapituler tout ce qui a été perdu dans la disparition de la vie paysanne. Sans doute l’idéalise-t-il en retenant ses traits les plus sublimes et en la mêlant à des intrigues bouleversantes, mais la nostalgie alimente son oeuvre comme les visions bibliques nourrissent celles de Victor Hugo. Nostalgie sacrée, par laquelle Mirèio, Calendal et Le Poème du Rhône parlent à la tendresse, à la beauté, au tragique, au désir de consolation, à la misère et à la foi de l’homme. C’est cette espérance nostalgique, ce regret d’un Banquet perpétuel, par-delà les effluves de l’histoire, que comprit et assimila Maurras : « Religieuse ou patriotique, humaine ou divine, la pensée de Mistral, toujours mêlée à la vie réelle dont elle part pour y revenir sous la forme de l’action, ressemble à cette Idée de Joachim du Bellay et de Platon, qui ennoblit les choses et retient l’homme dans un état de fidélité si constante qu’il se reconnaît éternel. »

L’avoine bien grenée

« Maître Elme ne partait pas du premier coup et, comme dit le proverbe : il pensait neuf fois avant de dire quelque chose. Il demeurait à Noves. Un jour - il y a de cela de belles années - il fit le voyage d’Arles avec mon grand-père. Comme ils sortaient du village, il y avait un champ d’avoine le long du chemin. Mon aïeul dit : « Terre de Dieu ! maître Eyme, voilà une belle avoine ! »

Maître Eyme ne répondit pas. Ils continuèrent leur route, balin-balan, patin-patan. Ils rencontrèrent pas mal de gens : « Bonjour ! - Bonjour ! - Adieu ! -Adieu ! » De Noves à Arles, il peut y avoir sept lieues, plutôt que moins. Comme ils arrivaient au portail de la Cavalerie : « Et bien grenée ! » fit maître Eyme, en se tournant vers mon grand-père. Il avait pensé sept heures à la beauté de l’avoine. »

Et Maurras commente ce petit conte mistralien : « Il avait pensé sept heures à la beauté de l’avoine. Pas un mot de plus. Cette simple ligne suffit à égaler le paysan de Noves au rustique éternel et lui faire toucher du front les étoiles. »

Bibliographie : Mireille (Gamier-Flammarion). Les oeuvres de Mistral ont été rééditées aux Editions Marcel Petit, Aix-en-Provence.

Claude Mouron : Frédéric Mistral, Fayard, 1993 ; Charles Maurras : Mistral ; (1941), Paysages mistraliens (1944) ; Stéphane Giocanti : Charles Maurras félibre (1995).