Frédéric
Mistral est certainement l’un des poètes les plus méconnus. Son
rayonnement ne nous arrive la plupart du temps qu’à travers un opéra,
Mireille de Gounod, pourtant très différente de son modèle, et
inférieure à lui ; ou bien depuis les statues, et les noms de
places et de rues qui parcourent le Midi. Certains n’ont pas compris
Mistral, l’ont accusé de pittoresque, ou bien l’ont traité comme
une espèce d’étranger ; d’autres redoutent en lui le
contempteur du Progrès, le «réactionnaire» qui a inspiré Maurras et
que la Révolution Nationale a instrumentalisé pour faire pièce au
germanisme des Collaborateurs. Sous ces sédimentations, qui est au fond
Mistral ? Cette gloire ne demande qu’à être rappelée, pour élargir
l’horizon de l’esprit à « la branco dis aucèu », la
branche des oiseaux, ce merveilleux symbole trouvé par le poète pour désigner
l’inspiration.
Plaçons-nous
d’abord sur son chemin rhodanien. Ses ancêtres, installés à
Maillane depuis le XVème siècle, comptent surtout des agriculteurs
propriétaires — des ménagers. Lorsque le grand-père Antoine
Mistral achète le Mas du Juge, sur la route de Saint-Rémy, en 1803,
les Mistral possèdent vingt hectares. Le père du poète, François,
est séduit par « les idées nouvelles » ; sa position sous la Révolution
sera celle de nombreux Provençaux : modérée dans un premier temps,
conservatrice ensuite, il épouse Adélaïde Poullinet, venue un jour
glaner du blé au Mas du Juge pour pouvoir s’acheter « de la parure
». De ce mariage naît Frédéric Mistral, le 8 septembre 1830.
L’enfance
au Mas du Juge
Le
milieu paysan dans lequel on élève l’enfant est aisé ;
lorsqu’il lui arrive de côtoyer de pauvres gens, travailleurs
saisonniers ou itinérants, ces derniers n’ont rien à voir avec la
misère effrayante que l’on trouve en milieu urbain. Toute sa
jeunesse, Frédéric voit ses parents travailler : tandis que le père
s’occupe du labourage, des semailles, des moissons, la mère est en
train de filer. Comme de nombreux Provençaux, elle ne parle pas un mot
de français. Les Mémori e Raconte (Mémoires et Récits) nous
présentent une enfance particulièrement joyeuse, dans une Provence élevées
aux teintes virgiliennes des Géorgiques. Les premières lectures
de Frédéric sont les Ecritures Saintes et Don Quichotte
: sa vie se fraiera un passage entre ces deux grandes découvertes.
Trois
mois après l’entrée au collège, le jeune Frédéric effectue son
rituel « plantié » (fugue), qu’il raconte avec humour dans
ses Memori - en ce temps, les gamins de quinze ans partaient à
l’aventure quelques jours, dans la campagne. En 1839 on l’envoie
dans la vieille pension de Saint-Michel de Frigolet. C’est là
probablement qu’il commence à écrire en provençal. Le voici ensuite
au Collège d’Avignon, plongé dans un milieu différent du sien. « A
Avignon, écrit son biographe Claude Mouron, comme dans toutes les
villes du Midi, le provençal tend à se corrompre, à se dégrader, et
des instructions officielles en interdisent tout usage dans le cadre
scolaire. » Mistral se rappellera plus tard le scandale de cette
situation : « Habitué à n’entendre autour de moi que la langue de
Provence, je fus, je dois le dire, très vivement contrarié de me voir
interdire au collège l’idiome de ma famille et de mon pays, et cette
interdiction m’était d’autant plus douloureuse que tout ce qui,
dans ma bouche, rappelait le cru, était tourné en ridicule. Je
n’aspirais qu’à une chose : venger un jour et réhabiliter cette
langue maternelle sacro-sainte que l’on nous apprenait à mépriser,
à oublier. » La scolarisation n’est certes pas encore
obligatoire, mais l’esprit uninlinguiste précède et annonce la même
République, y comprit dans les écoles religieuses.
Heureusement,
au Pensionnat Dupuy, à Avignon, Mistral rencontre un surveillant avec
qui il va sympathiser et qui devient un Mentor extraordinairement précieux
: Joseph Roumanille. Celui-ci est un Blanc du Midi, il sera surtout
l’un des plus grands prosateurs de langue provençale, l’auteur des Contes
provençaux dont Alphonse Daudet traduira l’une des principales pièces,
« Lou Curat de Cucugnan ». En 1847, Roumanille publie une petite
anthologie de poèmes provençaux, Li Margarideto, où l’on
trouve la signature de Mistral. De retour à Maillane pour une année,
Frédéric est emporté par la fièvre républicaine, la rhétorique
enflammée d’Alphonse de Lamartine ; son amour de la liberté
croit alors que la Révolution de 1848 apportera un changement radical
en France et en Provence, et certaines de ses lettres se terminent par
« Vive la République ! » Or très vite, il va déchanter,
pour éprouver finalement de la méfiance pour la politique, méfiance
qui ne se démentira plus. Ce qui se précise en revanche, c’est la
vocation qui le tiendra toute sa vie : la Poésie, il a raconté lui-même
ce saisissement dans un passage devenu anthologique dans les Lettres
d’Oc : « Le pied sur le seuil du mas paternel, les yeux vers les
Alpilles, en moi et de moi-même, je pris la résolution : premièrement,
de relever, de raviver en Provence le sentiment de race que je voyais
s’annihiler sous l’éducation fausse et anti-naturelle de toutes les
écoles ; secondement, de provoquer cette résurrection par la
restauration de la langue naturelle et historique du pays à laquelle
les écoles font toutes une guerre à mort ; troisièmement, de
rendre la vogue au provençal par l’influx et la flamme de la divine
poésie. »
Rencontre
avec Joseph Roumanille
Avant
de se mettre à ce travail de Romain, il lui faut avancer dans ses études.
De 1848 à 1851, il étudie le droit à Aix-en-Provence ; c’est
dans la fameuse Bibliothèque Méjanes, fréquentée plus tard par
Maurras et Joseph d’Arbaud, que Mistral approfondit sa connaissance de
la littérature. L’année suivante, il collabore au nouveau recueil
publié par Roumanille à Avignon, intitulé Li Prouvençalo. Il
écrit ici et là dans la presse, et participe tour à tour au Congrès
des poètes provençaux à Arles (le 29 avril 1852), puis au Roumavàgi
deis Troubaires à Aix (le 21 août 1853). Années fécondes, où
surgissent dans tout le Midi prosateurs, journalistes, historiens,
musiciens, tous animés par l’esprit local, tâchant de faire revivre
d’anciennes traditions et de les réinsuffler dans une population
modifiée par les mœurs de Paris, les nouveaux codes sociaux de la
bourgeoisie et les conditions de l’industrialisation.
Quelques-uns
d’entre eux s’unissent et décident de s’organiser en société
littéraire, qui prend le nom de Félibrige. Là encore, le témoignage
de Mistral a nourri la légende : « Il fut écrit au ciel qu’un
dimanche fleuri, le 21 mai 1854, en pleine primevère de la vie et de
l’an, sept poètes devaient se rencontrer au Castel de Font-Ségune :
Paul Giéra, un esprit railleur ; Roumanille, un propagandiste qui,
sans en avoir l’air, attisait incessamment le feu sacré autour de lui ;
Aubanel, que Roumanille avait conquis à notre langue et qui, au soleil
d’amour, ouvrait en ce moment le frais corail de sa grendade ;
Mathieu, ennuagé dans les visions de la Provence redevenue, comme
jadis, chevaleresque et amoureuse ; Brunet, le paysan Tavan qui,
ployé sous la houe, chantonnait au soleil comme le grillon sur la glèbe ;
et Frédéric, tout prêt à jeter au mistral, comme les pâtres des
montagnes, le cri de race pour héler, tout prêt à planter le gonfalon
sur le
Ventoux...
». Le Félibrige connaîtra deux statuts ; le premier, en 1867, le
second, en 1876. On nommera un « Capoulié » (chef), qui sera élu par
cinquante mainteneurs (les majoraux), responsables d’une «
maintenance », une région des pays d’Oc. Tous les ans se tiendra une
fête, la Sainte-Estelle, où les lauréats de poésie et de prose reçoivent
les prix et boivent à la coupe offerte en 1867 par les poètes catalans ;
on y élit aussi la Reine du Félibrige, qui préside les banquets. En
1854, cependant, le Félibrige n’est encore qu’une association peu développée.
Mistral
habille en princesse la langue provençale
L’œuvre
du poète constitue bien sûr le monument de cette renaissance. En 1859,
Mistral termine son premier chef d’oeuvre, Mirèio. Dès le début
« il a voulu donner à la littérature provençale le monument qui lui
manquait pour être admise au rang des grandes littératures » (Charles
Rostaing). Epopée provençale en douze chants, d’une inspiration plus
virgilienne encore qu’homérique, elle retrace les amours contrariées
de Mireille et de Vincent, conduisant le lecteur dans les plaines de la
Crau, au bord du Rhône, au pèlerinage de la Sainte-Baume, puis aux
Saintes-Mariés. Maître en lyrisme, formidable peintre de fresques
populaires, Mistral habille en princesse la langue provençale qu’il a
trouvée en paysanne, la dotant d’un vocabulaire rutilant et
d’inflexions subtilement expressives. « Beau livre d’un amour
enfant, écrit Maurras, de l’amour éprouvé et vérifié, couronné
par la mort, qui semble survenir comme une récompense. Mireille ne
mourra jamais, elle continuera de suggérer aux hommes la même idée
d’un monde enfin épuré de tout mal. » Mais ce poème, il faut
encore le faire connaître. L’auteur possède pour cela des appuis. Il
comprend qu’il lui faut utiliser Paris pour se faire connaître en
Provence. C’est ainsi qu’il adresse Mirèio à Victor Hugo,
Lamartine, Vigny, Michelet, Sainte Beuve, Thiers, Mérimée. Après
avoir découvert le poème, Lamartine écrit à son ami Reboul : «
J’ai crié comme vous : c’est Homère ! J’ai été tellement
frappé à l’esprit et au coeur que j’écris un entretien sur Mirèio
: dites-le à M. Mistral. » Le Maillanais de 29 ans monte alors à
Paris. Alfred de Vigny l’accueille en l’embrassant. Avec Lamartine,
qui lui consacre son Quarantième entretien de littérature, il
trouve un second père. Barbey d’Aurevilly écrit dans Le Pays :
« Depuis André Chénier, on n’a rien vu d’une telle pureté de
galbe antique, rien qui soit plus gracieux et plus fort. » Rue de
Tournon, Mistral fait la connaissance d’un jeune journaliste, Alphonse
Daudet, qui restera son ami. A compter de cette campagne triomphale,
Mistral est à la fois reconnu et lancé. Comme l’écrit Alphonse
Dumas, un ami de Lamartine : « il serait maintenant aussi impossible
d’arrêter le succès de Mistral que d’arrêter le Rhône avec le
pont Saint-Bénézet»...
Génie
septennaire
Le
succès de Mirèio pousse Mistral à écrire une seconde œuvre.
Ce sera Calendau, publié en 1867. « Le poète Mistral » dans
les Lettres de mon moulin, évoque une lecture que Mistral a
faite à Alphonse : « les coudes sur la nappe, des larmes dans les
yeux, j’écoutais l’histoire du petit pêcheur provençal ». Cette
épopée raconte comment le héros Calendal, pêcheur à Cassis, délivre
Estérelle du comte Sévéran, capitaine de brigands qu’elle a épousé
contre son gré. Pour obtenir Estérelle, Calendal devra tour à tour
exceller dans la pêche, l’abattage des arbres, la capture des
bandits, la conciliation, ce qui fait que l’on a tôt parlé d’un
Hercule provençal. Bien que l’action se situe à la fin du XVIIIème
siècle, la facture du poème renouvelle habilement l’amour courtois.
« Ce qu’il y a avant tout dans le poème, écrit Daudet, c’est la
Provence, — la Provence de la mer, la Provence de la montagne, —
avec son histoire, ses moeurs, ses légendes, ses paysages. » Une
certaine colère et impatience de Mistral vis-à-vis de la
centralisation qui se renforce sous le Second Empire l’entraîne à
teinter son oeuvre d’un certain nationalisme provençal. Une note de Calendal
affirme en effet, à propos de la Croisade des Albigeois, que «
sous le prétexte religieux, se cachait un antagonisme de race. » Malgré
les protestations réitérées de Mistral, cet excès sera souvent monté
en épingle pour fonder l’accusation de séparatisme. La délivrance
d’Estérelle par Calendal symbolise avant tout la délivrance de la
langue provençale face à l’uniformisation, la victoire de la vie
contre la mort.
Superstitieux
comme un paysan, mais savant comme un alchimiste. Mistral cultivait le
chiffre sept comme son chiffre sacré. Les fondateurs du Félibrige étaient
sept. Tous les sept ans, on élit le Capoulier. Tous les sept ans,
Mistral produit un chef d’oeuvre. En 1884, c’est la nouvelle Nerto,
quatre mille vers monosyllabiques, écrits à la manière des romans
provençaux du XIIIè siècle, et évoquant l’aventure amoureuse
d’une jeune fille dans le contexte de la guerre menée conte le
dernier Pape d’Avignon, Benoît XIII — ce poème vaudra à Mistral
la bénédiction apostolique de Pie X, en 1910. En 1896, il publie Lou
Pouemo dou Rose (Le Poème du Rhône), vaste fresque des mariniers
du Rhône, en butte au bateau à vapeur et où surgissent des
personnages fantastiques (le Drac). C’est enfin la Reino Jano, tragédie
en vers sur l’un des plus grands personnages historiques de Provence,
rappelant les Cours d’amour autour du Roi René. A côté de ces
grandes épopées, que l’on étudie aujourd’hui davantage aux
Etats-Unis et en Allemagne qu’en France, Mistral écrit des pièces poétiques
plus brèves, comme Le Bâtiment et Le Rocher de Sisyphe, recueillis
dans Les Iles d’Or (1889). Toute la poésie mistralienne se
nourrit de l’histoire et du folklore provençal, élevant chaque fois
le local et le particulier à l’universel ou à l’éternel grâce au
génie lyrique de sa langue. Quoi de plus délicat que le petit conte poétique
intitulé La Communioun di Sant ? Au cloître Saint-Trophime
d’Arles, les saints de pierre se mettent à parler entre eux,
doucement, d’une belle jeune fille de Provence qui vient de descendre
les escaliers. La dernière strophe dit : « Le lendemain de bon matin/
La belle fille s’est levée.../ Et elle parle à tous d’un festin/ où
elle s’est trouvée en songe :/ elle dit que les Anges étaient
dans l’air,/ que saint Trophime était le clerc/ et que le Christ
disait la messe. » (« Que sont Trefume éro fou clerc/ E que lou
Crist disié la messo »).
Indifférence
ou impuissance politique ?
Depuis
1853, et jusqu’en 1886, Mistral prépare le monument qui reste comme
son grand œuvre de savant : le Trésor du Félibrige. Ces deux
volumes de plus de deux milles pages chacun demeurent le principal
dictionnaire provençal-français, comptant presque trois fois plus de
mots que le dictionnaire français. Sa grande richesse de citations fait
penser au Littré. Mistral y donne d’abord la forme rhodanienne
des mots, ensuite leurs diverses formes dialectales, languedociennes,
gasconnes, niçoises, rouergates, etc. Ce Trésor est aussi une encyclopédie
ethnographique, où l’on retrouve les usages, les coutumes, les
croyances de la Provence, trésor d’une culture et d’une
civilisation.
Les
menaces qui pèsent sont nombreuses : à l’extérieur, une Allemagne
militariste puissante, qui a arraché deux provinces ; à l’intérieur,
un déracinement causé par l’urbanisation progressive, les prestiges
de la capitale, la démocratisation sociale, l’industrialisme, à quoi
s’ajoute la politique de la République à l’égard des langues
locales, il ne faut pas perdre de vue en effet que le but de l’école
sous la IIIème République est, comme le dit Mona Ozouf dans L’Ecole
en France, « la construction de l’homme universel ». Pour l’idéologie
jacobine, toute différence constitue une menace pour l’unité
nationale. En 1925 encore, Anatole de Monzie, Ministre de
l’Instruction Publique, écrit : « Pour l’unité linguistique de la
France, la langue bretonne doit disparaître. » En ce qui concerne
Jules Ferry, contemporain de Mistral et des principaux efforts félibréens,
son discours n’attaque pas frontalement les langues régionales ;
il est en revanche évident que le développement de l’instruction
primaire, la scolarisation obligatoire promeuvent un modèle
d’enseignement totalement unilingue. En 1875 Mistral revendique
l’instauration d’une épreuve de provençal au bac : il faudra
attendre 1984 pour qu’elle soit mise en place — quand cette langue
sera devenue marginale ou « minoritaire ». Pour faire pièce
aux revendications linguistiques du Félibrige, les journaux hostiles ne
manquent pas de déformer ses propos. Lorsque Mistral écrit en 1888
qu’il entend faire respecter « le provençal dans les écoles », un
journal écrit : « Mistral souhaiterait qu’à l’école primaire on
n’enseignât aux jeunes fils de Provence que la langue de leur pays
natal. » Pourtant, le modèle défendu par Mistral et ses disciples ne
sera jamais unilingue, mais bien bilingue, et ils défendent même un
modèle français où les parlers locaux seraient intégrés.
N’oublions pas qu’en 1900, 80% des Français comprennent leurs
langues et dialectes, et que 30% d’entre eux ne pratiquent pas le français.
Dans
les années 80, Mistral durcit donc sa polémique contre le jacobinisme,
et se trouve de plus en plus poussé à droite de l’échiquier
politique, il adhère ainsi à la Ligue de la patrie française en 1899.
Cette année-là, il écrit à Maurras : « Qu’a fait, depuis cent
ans, la loi française pour la conservation des moeurs et des coutumes
qui entretiennent l’amour du foyer, l’attachement au sol natal ?
Moins que rien. » Le poème L’Epouscado (l’Eclaboussure), écrit
en 1888, est la réponse du grand poète provençal à l’Ecole républicaine
de Jules Ferry.
Le
fédéralisme français est en définitive son idée politique la plus
stable - même s’il n’est pas un penseur politique. Déjà, en 1870,
il écrit à Alphonse Tavan : « Si je participais au travail d’une
constitution nouvelle, je ferais tous mes efforts pour faire triompher
le principe fédératif. » S’il a été nourri très
partiellement par Le Fédéralisme de Proudhon, ou encore par Léon
de Berluc-Pérussis et Charles de Ribbe, Mistral a trouvé dans le jeune
Maurras le dialecticien politique, le penseur, le bras séculier dont il
a besoin. On le voit nettement dès ses premières rencontres avec le
Martégal, et dans leurs premiers échanges de lettres. La politique fédéraliste
se précise grâce à l’éclosion d’une nouvelle génération de poètes
et prosateurs qui laisseront un nom dans l’histoire : à côté de
Maurras, Frédéric Amouretti, et à Avignon, Marius André et le manadié
Folco de Baroncelli. C’est avec Baroncelli et Marius André que
Mistral créé le journal hebdomadaire l’Aïoli, intégralement
écrit en provençal. Journal littéraire de haute tenue, où lui-même
écrit abondamment sous divers pseudonymes. Maurras participe de Paris
à ce lancement. Et lorsque les jeunes félibres fédéralistes
terrorisent les vieilles barbes du Félibrige de Paris, à la séance
historique du 22 février 1892, Mistral s’empresse de les soutenir. En
témoigne la réaction de Marius André, qui écrit à Maurras pour le féliciter
: « Ah ! double nom de Dieu, mon cher Maurras (c’est le cas de
jurer comme un vieil Albigeois) laisse-moi te féliciter, et Amouretti
aussi. Mistral, qui était hier ici, en était enchanté ; tu as vu
dans l’Aïoli comme il en parle, et votre manifeste sera en tête
au prochain numéro, s’est beaucoup amusé en pensant à l’air ahuri
qu’ont dû prendre tous les fonctionnaires qui vous entouraient et
dont il connaît l’esprit, oh si peu aventureux. » Dans cette
aventure, prolongée à Paris par l’Ecole parisienne du Félibrige
(1893-1898), Mistral a véritablement joué le rôle d’un Père
Joseph, soutenant ses jeunes amis dans leur effort. Cependant, les
devoirs de la politique française retenant de plus en plus Maurras à
partir de 1898, Mistral verra disparaître la dernière chance politique
du Félibrige. De son côté, Maurras ne cessera de célébrer le
Maillanais comme le principal de ses maîtres. « On ne saura jamais ce
que Mistral a fait de nous si l’on n’a lu quelques extraits de ces
poèmes majeurs : force de pensée, rythme de la parole, essor du chant,
tout était réuni pour cette céleste fascination. »
Le
scepticisme politique, le désespoir de Mistral sont tels, autour des
années 1900, que la Provence à laquelle il aspire ne paraît plus se
tenir que dans un rêve sublime. La Provence n’a pas connu le même
destin que la Catalogne : les catalanistes ont été plus chanceux que
les félibres. Ces derniers n’ont peut-être pas assez mesuré la
situation historique de la France au début de leur effort ; mais
n’oublions pas, comme le dit Daniel Halévy, que l’historien est un
« tard venu », qui dispose du recul et des documents les plus
significatifs pour interpréter une période, alors que les
contemporains sont immergés dans la nuit du présent. Lorsque Maurras
sollicite Mistral pour l’Enquête sur la Monarchie, le
Maillanais lui répond par ces lignes pourtant peu démocratiques :
« Mon cher ami, j’ai suivi la discussion supérieure que vous
avez provoquée et brillamment soutenue dans la Gazette. Vous
vous êtes révélé là comme un futur directeur de règne, si les
dieux pitoyables révélaient à la France quelque retour de bon sens.
Mais pour répondre tout de suite à votre aimable demande, je vous prie
de me laisser dans le silence où je vis, car je ne veux à aucun prix
et à aucun titre remettre le pied dans la politique. Dans les
populations qu’on nous a faites, je constate trop de signes
d’incapacité ou de sottise criminelle pour que je leur souhaite
l’autonomie de nos rêves. Plus l’instruction moderne se répand
dans les masses, plus les élus de ces masses sont choisis parmi les
obtus et les vandales raisonneurs. »
A
la fin de sa vie, Mistral prend une stature olympienne, il passe à
travers l’Affaire Dreyfus sans se prononcer, laissant ces fatorgo
à Paris... Il reçoit le Prix Nobel en 1904. Deux ans plus tard, il
organise le Museon Arlaten, musée des traditions provençales, installé
dans le palais de Laval à Arles. Après le dictionnaire des mots,
c’est, comme l’a écrit Paul Souchon, un « dictionnaire des choses
». A l’orée du nouveau siècle, Mistral n’est plus seulement un poète.
Il est devenu un personnage historique venant d’un autre temps, plus
proche peut-être de l’Ancien Régime que nous ne le sommes de ce poète.
On le surnomme « le Maillanais » ou bien « le Sage de Maillane ».
Adulé ou adoré, il n’est pas jusqu’à Jean Jaurès qui ne soit
capable de réciter des pages entières de sa Mirèio dans la
langue originale. Restaurateur de la langue provençale en littérature,
Frédéric Mistral a dominé la poésie de tout l’Oc, et il est perçu
de son vivant comme l’un des plus grands poètes français et européens.
De multiples signes traduisent cette gloire finale. D’abord, les
statues de Mistral se multiplient. En 1909, il reçoit le titre de
Commandeur de la Légion d’honneur, alors qu’il travaille à sa
traduction de la Genèse en provençal. En octobre 1913, le Président
Raymond Poincaré fait arrêter son train en gare de Graveson, où il
invite l’illustre poète à déjeuner dans son wagon.
Maurras
a pu témoigner de la noblesse des dernières années de Mistral, de ce
couchant éperdu de lumière. « Tous les jours que le bon Dieu faisait,
écrit Maurras, Monsieur et Madame Mistral sortaient de leur maison pour
la promenade. Pas un arbre qu’il ne connût, pas un buisson qui ne lui
parlât, pas un caillou qui ne rayonnât mémoire et réflexion pour ses
yeux et pour sa pensée. Il pouvait fermer portes et fenêtres, clore
les yeux, dormir, rêver, cette Provence maillannaise lui était inculquée
au plus profond de l’âme, elle ne pouvait le quitter. » Le bon Dieu
le rappela le 25 mars 1914.
Maurras,
qui fut l’un des principaux disciples et témoins de la vie d’esprit
de Mistral, pouvait écrire avec raison : « Seul un Mistral pourrait
nous dire tout ce que la Provence doit à Mistral. » On est frappé de
l’écart entre l’ambition poétique et politique de Mistral et la
fragilité politique de la Provence dont il a été le contemporain. Et
il faut lire ceci, tiré de ses derniers textes : « Moi, à l’aspect
du déluge qui monte, antichrétien, rageur, universel, pour la sauver
du fléau, de ses hontes, j’ai confiné ma foi que rien ne dompte dans
la vedette d’un château provençal. [...] Sur la mer de l’histoire,
pour moi, tu fus, ô ma Provence, un pur symbole, un mirage de gloire et
de victoire, qui, dans l’écoulement ténébreux des siècles, nous
laisse voir un éclair de Beauté. »
Ces
lignes désabusées décrivent aussi le mouvement de son oeuvre. Comme
l’a bien vu Thibon, la poésie de Mistral soustrait le temps à la
mort. La contemplation mistralienne de la Provence répond au passage du
temps, au douloureux déclin de son pays, à cette dissociation
progressive qui s’est effectuée entre l’homme et le rythme de la
nature. Mistral, il faut en convenir, était moins attaché aux formes
politiques qu’aux formes sociales et aux mœurs, coutumes et
traditions. Républicain dans sa jeunesse, monarchisant dans sa
vieillesse, il est avant tout l’inventeur d’une Provence poétique,
par là immortelle, à partir de laquelle nous pouvons récapituler tout
ce qui a été perdu dans la disparition de la vie paysanne. Sans doute
l’idéalise-t-il en retenant ses traits les plus sublimes et en la mêlant
à des intrigues bouleversantes, mais la nostalgie alimente son oeuvre
comme les visions bibliques nourrissent celles de Victor Hugo. Nostalgie
sacrée, par laquelle Mirèio, Calendal et Le Poème du Rhône
parlent à la tendresse, à la beauté, au tragique, au désir de
consolation, à la misère et à la foi de l’homme. C’est cette espérance
nostalgique, ce regret d’un Banquet perpétuel, par-delà les effluves
de l’histoire, que comprit et assimila Maurras : « Religieuse ou
patriotique, humaine ou divine, la pensée de Mistral, toujours mêlée
à la vie réelle dont elle part pour y revenir sous la forme de
l’action, ressemble à cette Idée de Joachim du Bellay et de Platon,
qui ennoblit les choses et retient l’homme dans un état de fidélité
si constante qu’il se reconnaît éternel. »
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