Au
cours des années 1920, après la terrible guerre de 14-18, où
l’Europe a laissé son âme, on découvre un courant antimoderne, en
pleine expansion. Face à la crise du monde moderne, des intellectuels
de différents horizons se mobilisent : Jacques Bainville s’inquiète
de L’avenir de la civilisation (1922), Léon Daudet fustige le
stupide XIXème siècle (1922) et René Guenon condamne les
illusions occidentales dans Orient et Occident (1924). Quant à
Jacques Maritain, il se proclame tout simplement Antimoderne
(1922). De son côté, Gonzague Truc présente une analyse sévère de Notre
Temps (1925).
Le
concept « d’antimodernité » n’est donc pas le domaine réservé
des catholiques néothomistes. L’Action française brille alors de
tous ses feux, groupant des esprits très divers, et puis, un peu en
marge déjà, René Guenon, spécialiste des doctrines orientales,
attire l’attention d’un public sérieux et cultivé, qui n’a rien
à voir avec la vogue des pseudo-orientalistes comme Maurice Maeterlinck
ou Mme Blavatsky.
C’est
avec Orient et Occident que René Guenon connaît une large
audience, en particulier dans les milieux catholiques. Le succès est
favorisé par la Première page de l’Action Française qui lui
a été consacrée[i]
: Léon Daudet rend un hommage appuyé à son diagnostic sur la
modernité et, sur cette base, il effectue un rapprochement entre
l’orientaliste et Jacques Maritain. Comment un René Guenon, éminent
penseur hindou, attaché à la tradition du Veda, a-t-il pu être apprécié
par Bainville, Maritain, ou Daudet ? La question vaut d’être posée,
d’autant que le cursus du penseur est complexe et le rend particulièrement
difficile à cerner.
Nommé
évêque gnostique en 1909, sous le nom de Palengenius, affilié à la
Grande loge de France de rite écossais, initié au soufisme en 1912 par
John Gustaf Agélii, sous le nom d’Abdel Wahêd Yahia (le « Serviteur
de l’Unique »), Guenon n’apparaît pas très proche de l’ultra-catholique
Maritain. Certes leur pensée s’accordent d’une certaine manière
sur l’antimodernité, mais en même temps, sur fond de conflit entre
Orient et Occident, ils s’opposent sur l’ésotérisme, sur la nature
de la contemplation, ou même en métaphysique pure, sur la notion de
puissance.
En
1916, nos deux philosophes se rencontrent pour la première fois grâce
à Noële Maurice-Denis Boulet, la fille du célèbre peintre. René
Guenon semble déçu par les milieux francs-maçons, et il dénonce
l’université et son laïcisme scientiste. C’est donc tout
naturellement en quelque sorte qu’il sympathise avec des catholiques
comme Maritain, à qui il devra bientôt la publication de ses premiers
livres : l’Introduction générale à l’étude des doctrines
hindoues et Le Théosophisme, Histoire d’une pseudo-religion. Très
vite, il élabore sa critique du monde moderne, avec ces chefs
d’oeuvre que sont Orient et Occident (1924) et La crise du
monde moderne (1927) ; un peu plus tard il ajoutera à ces deux
essais un troisième brûlot : Le règne de la quantité et les
signes du temps (1945).
Contre
le scientisme
La
dénonciation de l’absolutisme des sciences est le premier point
d’accord entre Guenon et Maritain. « Savoir d’ordre inférieur, qui
se tient tout entier au niveau de la plus basse réalité, et savoir
ignorant de tout ce qui le dépasse, ignorant de toute fin supérieure
à lui-même, comme de tout principe qui pourrait lui assurer une place
légitime, si humble soit-elle, parmi les divers ordres de la
connaissance intégrale »[ii],
René Guenon est clair, il reproche à la science de s’attacher aux phénomènes
en abolissant tout savoir dépassant la réalité sensible.
L’empirisme, l’agnosticisme et le positivisme sont ici condamnés.
Certes, le savoir scientifique est légitime, mais c’est dans la
mesure où il conserve sa place dans la hiérarchie des savoirs. La
science doit être au service des connaissances supérieures, les
réalités sensibles étant le support de l’analogie qui permet de
connaître le divin : « En vertu de la correspondance qui existe entre
tous les ordres de la réalité, les vérités d’un ordre inférieur
peuvent être considérées comme un symbole de celles des ordres supérieurs,
et, par suite, servir de "support" pour arriver analogiquement
à la connaissance de ces dernières ; c’est là ce qui confère
à toute science un sens supérieur ou "anagogique» "[iii]
Nous
trouvons la même analyse chez Maritain. La hiérarchie des savoirs et
la supériorité de la métaphysique appelée « connaissance ananoétique
» sont longuement étudiées dans son oeuvre magistrale, Les degrés
du savoir. Le premier chapitre d’Antimoderne qui
s’intitule « La science moderne et la raison » confirme cette
conception.
Pour
nos deux philosophes, la négation de la métaphysique est la raison
majeure de tous les maux de la modernité ; ils se rejoignent du
reste sur l’identification de ces maux intellectuels, le rationalisme
de Descartes, le criticisme de Kant, ou encore le pragmatisme d’un
William James, voire le sentimentalisme de Rousseau, et
l’intuitionnisme de Bergson.
Pour
l’un comme pour l’outre, ces déviations n’ont qu’une seule
origine : l’individualisme, défini par Guenon comme « la négation
de tout principe supérieur à l’individualité, et, par suite, la réduction
de la civilisation, dans tous les domaines, aux seuls éléments
purement humains »[iv].
Lorsqu’il est métaphysique, cet individualisme suppose que la vérité
n’existe pas indépendamment de celui qui la pense, qu’elle est façonnée
par notre esprit ou notre entendement, et cela, au moyen de catégories
formelles ou d’idées innées. Et lorsqu’il quitte la scène de la
philosophie première, l’individualisme donne naissance à
l’utilitarisme, ou bien - dans une autre version - il canonise les délires
du subconscient.
Descartes
et Luther
Pour
Guenon comme pour Maritaux la décadence de la philosophie a son origine
dans le cartésianisme. Certes, Descartes ne nie pas la métaphysique,
mais il transforme la véritable intuition intellectuelle, il y a bien
une intuition dans la métaphysique cartésienne, mais elle reste enfermée
dans la raison. Maritain écrit : « L’authentique intuition nourricière
de la connaissance humaine et de la philosophie, ce n’est pas une
intuition angélistique... accessible à tous comme l’intuition cartésienne
de la pensée et des idées claires... C’est une intuition
intellectuelle humaine, l’intellection de l’être, qui, de soi
suprasensible, est saisie directement dans le sensible auquel il est
immanent, et poursuivie jusque dans le pur spirituel analogiquement
atteint[v].
»
Descartes
définit l’intuition comme un acte immédiat par lequel l’esprit conçoit
clairement une idée innée. Cette clarté est donc subjective, puisque
l’intelligence ne se mesure pas à l’être, mais à l’idée.
L’intuition thomiste au contraire « est une propriété de l’être,
fulgor objecti, et elle se manifeste à notre esprit », elle n’est
pas nativement dans notre esprit. « L’évidence cartésienne, écrit
finalement Maritain, c’est la substitution de la facilité à la vérité,
la substitution à la vérité mesurée par l’être, de la facilité
rationnelle et de la maniabilité des idées »[vi].
Guenon
utilise un autre biais, mais c’est également Descartes qui met en
cause. Selon lui, le subjectivisme cartésien se manifeste à travers
son système hypothético-déductif, l’intelligence devient une
fabricatrice de système. « Système individuel, écrit Guenon, posant
plus de problèmes qu’il n’en résout ». La raison, faculté
purement humaine, s’affranchit des principes supérieurs à elle et de
la métaphysique universelle. Le rationalisme a bien son origine dans
l’individualisme.
Cependant,
aussi bien pour Maritain que pour Guénon, le cartésianisme n’est pas
apparu spontanément, il a fallu des prémices : « Un mouvement aussi
apparent que l’a été le cartésianisme est toujours une résultante
plus qu’un point de départ ; il n’est pas quelque chose de
spontané, il est le produit de tout un travail lent et diffus »[vii].
Ce travail se manifeste à partir de la Renaissance et de la Réforme.
Ainsi, Maritain, dans Trois réformateurs, met Luther à la première
place.
La
critique de nos deux philosophes est cinglante : Luther, c’est «
l’avènement du moi ». Le protestantisme est individualiste par son
rejet de l’autorité spirituelle. La tradition religieuse laissée à
la libre interprétation d’un chacun, c’est la porte ouverte à de
multiples discussions. En raison de cette dispersion de la tradition, la
doctrine est mise de côté. La religion devient alors un moralisme, une
"religiosité", la foi se complaît en de vagues aspirations
sentimentales qui ne débouchent sur aucune connaissance réelle. « La
théologie est pour Luther, écrit Maritain, un abominable scandale ».
Rousseau est un rêveur, mais Luther est un actif, un volontariste. A
cause du péché originel, la raison est blessée, elle ne peut avoir
qu’une fonction pratique ; la contemplation, cette intelligence
de la foi, paraît bien négligée.
Cette
critique du protestantisme - présente chez Guenon comme chez Maritain -
s’étend au modernisme qui sévit au sein même de l’Eglise
catholique. Mais là où Maritain s’appuie sur la solide théologie du
pape saint Pie X, Guenon récuse la modernité en tant que telle, le
temps qui passe et nous éloigne du principe. Un chrétien ne peut
admettre cette idée d’une désacralisation fatale de l’histoire ;
pour lui, tous les temps sont également proches de Dieu.
Autour
du naturalisme
Cependant,
le protestantisme et le rationalisme ne sont qu’une première étape
dans la décadence des temps modernes : l’individualisme va entraîner
le naturalisme, puisque tout ce qui est au-delà de la nature n’existe
pas. Nous pensons bien sûr à notre « promeneur solitaire » :
Rousseau, le dernier des « réformateurs » dans la triade
maritainienne. Il est qualifié par le philosophe catholique de
"philosophe du sentiment" ou de "saint de la
nature". Le naturalisme et la négation de la métaphysique
reviennent d’ailleurs au même, note René Guénon de son côté. La métaphysique
va devenir une science de plus en plus compromise. La critique de Kant
va l’achever tout à fait ; le positivisme d’Auguste Comte en
fait la caractéristique d’un âge révolu de l’histoire humaine. En
perdant avec la métaphysique toute ambition d’unité spirituelle, la
philosophie s’en remet au Devenir ; c’est la signification de
l’intuitionnisme de Bergson. René Guenon, a décrit cette décadence
de la sagesse : « Un naturalisme conséquent avec lui-même ne peut
donc être qu’une de ces philosophies du devenir et dont le type spécifiquement
moderne est l’évolutionnisme ». Petit à petit, la philosophie est
arrivée ainsi à la négation de l’intelligence, le critère de
l’utilité remplaçant purement et simplement celui de la vérité.
Cette chute va finalement se terminer en dessous de l’intelligence
dans le subconscient animal de Freud, qui marque, continue Guénon, «
le renversement complet de toute hiérarchie normale».
L’individualisme
est ainsi à l’origine de toutes les erreurs modernes. Citons
simplement Maritain demeurant aussi limpide que René Guénon : « Le
problème c’est l’individualisme. Voyez ce kantien crispé sur son
autonomie, ce protestant tourmenté du souci de sa liberté intérieure,
ce freudien qui cultive ses complexes et sublimise sa libido, ce
disciple de Gide qui se contemple avec une douloureuse ferveur dans le
miroir de sa gratuité...»
Du
refus de la contemplation à régalitarisme
Après
l’absolutisme des sciences et la décadence de la philosophie,
Maritain et Guenon soulignent un troisième fléau de la modernité : le
matérialisme donnant lieu à la supériorité de l’action sur la
contemplation. Déjà, les sciences, par leur absolutisme, considèrent
comme scientifique, uniquement, l’étude du monde matériel. Quant à
l’idéalisme, il n’est qu’un matérialisme transposé dans la
mesure où tout ce qui n’est pas susceptible de représentation est
impensable. L’individualisme refuse les principes supérieurs à
l’homme, ainsi seul le matériel reste, et la contemplation ne trouve
plus sa place. Le critère est celui de la quantité, or la
contemplation n’apporte rien de quantifiable, de productif. Elle est dès
lors inutile. Et pourtant, pour Guénon comme pour Maritaux elle reste
le seul moyen de relever le monde moderne : « L’homme doit rencontrer
la contemplation sur les chemins » nous dit Maritain dans le Paysan de
la Garonne, « au risque de se dissiper selon le rythme de la matière.[viii] »
Enfin,
pour terminer, le dernier fléau de notre monde moderne réside dans le
"chaos social". René Guenon refuse ce pseudo-principe de l’égalitarisme,
méprisant la nature des individus. Toute hiérarchie sociale est dès
lors exclue, la démocratie niveleuse vient remplacer ces monarchies qui
ne se concevaient pas sans aristocratie. La notion d’élite disparaît
totalement pour laisser place à cette idée irrationnelle de
souveraineté absolue, devant laquelle tous les citoyens sont à égalité.
A ce «mythe du démocratisme», comme l’appelle Maritain, Guenon
oppose un argument simple : « Le supérieur ne peut émaner de l’inférieur,
parce le plus ne peut sortir du moins[ix].
» La démocratie est finalement le pouvoir temporel se rendant
indépendant par rapport au pouvoir spirituel. Guenon et Maritain préconisent
alors un retour à la politique du Moyen-âge donnant la primauté au
spirituel, en l’adaptant aux circonstances nouvelles : « Une
politique chrétienne doit choisir son analogue historique dans la
civilisation théologale du Moyen Age » explique Maritain. L’unité
sociale s’effectuera alors, non pas autour de cette idée utopique de
fraternité universelle, mais autour du spirituel. La démocratie
n’est finalement qu’un matérialisme politique dans lequel la loi du
nombre et de la quantité, force brutale, écrase tout sur son passage.
Toute
cette critique du monde moderne aboutit à cette conclusion que ce monde
est loin du prétendu progrès. Ce dernier reste purement matériel, et
dessert l’homme plus qu’il ne le met en valeur. C’est tout le
paradoxe du culte de l’homme, qualifié par Maritain
"d’humanisme anthropocentrique". En voulant mettre en valeur
son humanité, l’homme moderne n’a réussi qu’à glorifier son
animalité, il n’a pas compris que l’unique moyen d’actualiser son
humanité consistait à s’humilier devant Dieu, auteur de l’ordre
humain.
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