Certitudes
Accueil
Articles en ligne

Centre St Paul

MetaBlog

TradiNews

La liturgie du cardinal - Le sacrifice de l’esprit

Abbé Christophe Héry

Nouvelle revue CERTITUDES - octobre-novembre-décembre 2001 - n°08

« La plupart des dérives théologiques modernes se font à l’insu de leurs auteurs et au moment même où, croient-ils, ils progressent dans l’intelligence de la foi. »

Alain Besançon, Trois tentations dans l’Eglise.

Les éditions suisses Ad Solem poursuivent leurs parutions dédiées à la liturgie catholique. La Toussaint 2001 y apporte une couronne aromatique et fleurie : le cardinal Ratzinger honore la maison genevoise de la traduction française, supervisée par l’abbé Bruno Le Pivain, de son essai L’esprit de la liturgie paru en langue allemande en l’an 2000 (Der Geist der Liturgie, Herder Verlag). Le cardinal adopte pour modèle l’ouvrage de Guardini paru en 1918, et duquel il emprunte le titre. Romano Guardini est considéré comme l’initiateur du fameux « Mouvement liturgique[i] ».

L’intention du préfet pour la Congrégation de la foi est ambitieuse : « Donner naissance à un nouveau "Mouvement liturgique", ou aider à retrouver une manière digne de célébrer la liturgie (avant-propos). »

Mais de quelle liturgie s’agit-il ? D’un rite qui s’était laissé recouvrir, telle une fresque ancienne sous un fatras de couches successives (rubriques, prières privées...) et qui fort heureusement fut dégagée « de façon plus nette lors du concile Vatican II (Avant-propos). » Cependant, continue le cardinal, cette fresque incomparable, sitôt sa fraîcheur retrouvée, fut altérée et salie par « les conditions climatiques » de l’après-concile et les erreurs de restauration commises par les réformateurs. Il faut donc recommencer le travail. Dont acte.

L’argument du livre développé au long de ses quatre parties repose sur cette aporie : la réforme demandée par le concile Vatican II fut excellente « pendant un instant » (Avant-propos), mais aussitôt, les dégradations successives ont tout fait manquer. D’emblée, on entrevoit la difficulté d’une telle vue de l’esprit de la liturgie : comment apprécier cet « instant », somme toute mystique, voire irréel, qui aurait fugitivement laissé apercevoir, lors du concile, une liturgie dite originelle et authentique ? Evanescence auto-suggestive ? Fulguration d’un flash ? Eclair de chaleur confondu avec la Lumière céleste?…

Un parfum d’orthodoxie : salutaire remise en formes

En apparence, Mgr Ratzinger se tourne sans conteste vers la Tradition lorsqu’il juge que la liturgie post-conciliaire - serait-elle anorexique ? - doit retrouver ses formes, il s’oppose heureusement à l’idée d’une liturgie créative et informelle, amaigrie et fatiguée de s’être livrée durant trente ans au manque d’imagination harcelant des prêtres animateurs. Aujourd’hui, le cœur n’y est plus. Le dessein du cardinal est de « redécouvrir l’essence de la liturgie chrétienne, c’est-à-dire ce qui garantit la permanence de sa forme à travers le temps (p. 70). » Son idée directrice est qu’il existerait en quelque sorte une Urliturgie sous-jacente à tous les changements - y compris ceux de 1969 : c’est cette forme qu’aurait mise en lumière, avec fulgurance, le concile Vatican II.

Le Préfet pour la Congrégation de la foi se montre lucide et rigoureux à rencontre de maints bouleversements introduits de façon autoritaire en 1969 par la réforme de Paul VI. Pour chaque suppression, pour chaque nouveauté dénoncée, un chapitre met en perspective le nouveau rite avec l’usage, le symbole ou le geste sacré tels que la Tradition l’a conçu.

Par exemple, Mgr Ratzinger démontre l’absurdité du retournement des autels et de la célébration « face au peuple », un contresens liturgique qui concentre le rite sur l’animateur/célébrant au lieu de le diriger vers l’orient, c’est-à-dire vers le Christ. Selon ce « nouveau concept » et pour appliquer la « consigne de la participation active », « l’autel (...) devait être disposé de telle sorte que prêtre et peuple se regardent l’un l’autre pour former ensemble le cercle des célébrants (p. 65). » Mais il s’agit pour le cardinal d’une « cléricalisation comme il n’en a jamais existé auparavant (...) Tout se rapporte au prêtre. C’est sa personnalité qui porte toute l’action (p.67). » En outre, « la position du prêtre tourné vers le peuple a fait de l’assemblée priante une communauté refermée sur elle-même. Celle-ci n’est plus ouverte ni vers le monde ni vers le Ciel (p. 67-68). » A la commune adoration s’est substitué le dialogue - « avec pour résultat la désintégration de la liturgie (p. 69) » - le mot est fort !

Senteurs traditionnelles : rhabiller la liturgie

Tout aussi vigoureusement, en troisième partie du livre (ch.1-2), se trouve dénoncé l’iconoclasme souvent brutal qui, en vertu d’une pauvreté affectée, fit régner « l’abstinence culturelle » (p. 107) et délogea des églises la musique et l’art sacrés (chant grégorien, statues, ornements, tableaux, vases sacrés... allègrement brocantés et brocardés). La crise de l’art sacré selon le cardinal est une crise de l’art tout court. Un flot d’images visuelles, verbales et sonores s’est arbitrairement substitué à l’image sainte et au chant sacré. L’expression de la subjectivité religieuse et profane est venue meubler le vide des célébrations. Or, nous dit encore le cardinal, « l’arbitraire n’a pas sa place dans l’art sacré (p. 110). » Sa fonction est liturgique ; il se doit de représenter le Mystère pascal. Cette analyse, pertinente et saine, rétablit en beauté la dignité de l’art dans le sanctuaire.

Après quoi, sous le titre La forme de la liturgie, la quatrième partie du livre propose un rhabillage complet de la liturgie. Le ton et l’allure sont traditionnels. Pour un peu, le cardinal citerait Mgr Lefebvre évoquant le sacrifice et la « messe de toujours » : « Ici encore, une fois pour toutes et toujours vont de pair (...) Les rites ne sont pas en premier lieu le résultat d’une acculturation. Ils sont l’aboutissement de la tradition apostolique et de son épanouissement dans les grands champs de la Tradition» (p. 132).

Le rite n’est donc pas « un mécanisme démontable et réparable à volonté » (p. 133), il est bon de l’entendre, il ne peut être « fabriqué » de toutes pièces - comme il le fut pourtant - ni soumis à la « créativité des fidèles (...) : cette notion appartient à une vision marxiste de l’univers (p. 134). » Il fallait l’écrire.

Sont ensuite passées au crible les interprétations erronées de la « participation active[ii] » : gestuelle prétendue adulte qui s’autorise à prier sans signes et fait fi de l’agenouillement, de l’inclination, des ornements liturgiques et même du signe de croix. Le préfet de la Congrégation de la foi rappelle enfin la nécessité de respecter la matière du sacrement, pain de froment et jus de raisin fermenté, pour confectionner l’Eucharistie - ce qui exclut la messe au pain de manioc et à l’alcool d’orge.

Le prélat entend donc en finir avec les expériences innovantes et la permissivité qui sévit et domine dans les célébrations post conciliaires. Ce faisant, il avalise néanmoins un certain darwinisme liturgique : selon le cardinal, les lois de l’évolution seraient inscrites dans la Tradition, elle-même vivante... car le rite est « un organisme vivant dont les lois internes déterminent les modalités de son futur développement (p. 134). »

Effluves marcioniens : un sacrifice sans corps ?

La réflexion qui nourrit la deuxième partie de l’ouvrage : Le temps et l’espace dans la liturgie aborde la question cruciale de la liturgie dans son rapport au sacrifice historique de la croix, « offert une fois pour toutes » (Epître aux Hébreux). La doctrine rappelée d’abord est celle du concile de Trente : « Dans le cas de la croix et de la résurrection, "une fois pour toutes" ne signifie pas "passé" (p.47). » « La liturgie chrétienne nous rend contemporains les événements qui forment son fondement ; c’est là la véritable grandeur de la célébration de l’Eucharistie, qui est, faut-il le répéter, bien davantage qu’un repas (...) Dans le culte chrétien, le sacrifice (...) actualise, rend présent le sacrifice du Christ sur la croix (p. 48). »

L’option théologique du cardinal sur la permanence du Mystère pascal adopte au départ une doctrine classique, par ailleurs discutable[iii] : le sacrifice du Christ est à la fois historique et intemporel car « la volonté humaine de Jésus est plongée dans le "oui" éternel du Fils au Père (p. 47). » La liturgie associe les fidèles à ce « oui ». De là, l’auteur déduit que la liturgie est avant tout leur sacrifice, de ce fait toujours actuel, et qu’en ce sens seulement elle « accomplit » le sacrifice du Christ : « La liturgie (...) fait se rejoindre mon offrande intérieure avec celle du Christ (p.49). » Plus loin, le cardinal développe davantage encore cette conséquence, valable non seulement pour les baptisés, mais pour l’ensemble de l’humanité : « Le sacrifice est l’offrande de l’humanité devenue tout amour par le Christ (p. 65). »

Or, cette nouvelle approche du sacrifice, d’apparence orthodoxe et séduisante, engage sur une déclivité périlleuse et glissante. Elle amorce un grand saut doctrinal qui soulève à l’atterrissage de graves questions. Ainsi, au-delà du contour classique et traditionnel des mots, si la liturgie n’est un sacrifice qu’au sens où le sujet de ce sacrifice (celui qui offre et qui est offert) n’est plus le Christ en croix, mais l’ensemble des fidèles devenus célébrants, voire « l’humanité devenue tout amour par le Christ » et indistinctement tournée avec le prêtre vers Dieu, alors peut-on encore parler de messe catholique?

Préalablement, on peut s’interroger sur l’hypothèse d’un sacrifice défini comme la seule offrande intérieure des fidèles, associée au « oui » éternel du Logos devant le Père : cette belle et pieuse hypothèse suffit-elle à maintenir la foi catholique, la foi de Nicée ? Si le sacrifice évoqué n’est plus celui du corps du Christ offert en croix, ne s’engage-t-on pas sur les voies aventureuses ouvertes autrefois par Marcion et le docétisme d’un côté et par Nestorius de l’autre ? Marcion, au IIe siècle, s’il reconnaissait la réalité de la passion du Christ, rompait avec l’idée sacrificielle de l’Ancien Testament (Abraham, Melchisédech, agneau pascal...). Touchant l’incarnation, le docétisme évacuait carrément le corps du Christ et annulait ainsi le sacrifice réel, ramené seulement à une offrande intérieure du Fils au Père. Quant à Nestorius, il considérait que l’humanité de Jésus n’était que l’instrument de sa divinité, et par suite, le sacrifice se réduisait essentiellement au « oui » éternel du Fils Logos au Père - non distingué du « oui » de la volonté humaine du Christ, devenue inutile et inerte, ou pur instrument. Distinction également omise, systématiquement, par le cardinal Ratzinger.

Vapeurs jansénisantes

Sur ce premier point, on peut dire que la messe du cardinal désincarné l’offrande du Christ en la projetant dans une intériorité pure, confondue d’abord avec l’éternité trinitaire du décret divin (la soumission du Logos au Père), puis avec l’Histoire cosmique elle-même chosifiée, et enfin avec l’Humanité entière, reconsidérée, elle aussi, comme instrument de la divinité qui lui est désormais immanente. Même si par ailleurs la liturgie que souhaite Mgr Ratzinger se recentre sur des symboles sensibles, hautement traditionnels, le sens de ces symboles paraît bien changé, subverti de l’intérieur et dans leur esprit même.

D’autant qu’en second lieu, par-delà les fidèles et les âmes de bonne volonté, Mgr Ratzinger affirme que c’est l’humanité entière qui se trouve mécaniquement intégrée, et comme malgré elle, dans ce nouveau sacrifice éternel et cosmique.

La théologie ratzingérienne dégage sur ce point une vapeur janséniste, inversée, qui est une pure émanation de l’esprit de Vatican II : la grâce du sacrifice céleste offert par le Logos est « efficace », de manière systématique. Elle rend automatiquement bonne la volonté de l’homme et divinise sa conscience religieuse, quels que soient par ailleurs ses oeuvres et ses choix, lesquels n’interviennent à aucun moment dans l’argument. Mais alors que Jansénius limite à un petit nombre les élus touchés par cette grâce, Mgr Ratzinger l’étend à l’humanité entière.

C’est l’Homme qui serait désormais, bon gré mal gré, à la fois l’offrande et le prêtre du sacrifice, par la vertu efficace du « oui » éternel du Fils au Père, dont le Christ en croix est le signe universel. Voilà ce que devrait exprimer essentiellement la liturgie, et en quoi elle redeviendrait un vrai sacrifice, en cessant d’être un sacrement au sens propre. Le mot « sacrement » n’apparaît pas dans ce livre, pas plus que le mot « messe ». Il semble que la liturgie du cardinal actualise le sacrifice du Christ en croix, mais non point au sens traditionnel du sacrement qui opère ce qu’il signifie, Pour lui, la liturgie est le simple signe qui représente l’actualité permanente du sacrifice cosmique, lequel est par lui-même universellement efficace.

Cette interprétation est non seulement permise mais suggérée par le cardinal lui-même dans le chapitre Espace et temps dans la liturgie. Tout d’abord, par les conséquences cosmiques et universelles qu’il tire des considérations précédentes - ce qu’il appelle « la tension entre le sacrifice du Christ et notre parfaite conformité avec lui (p.50). » Par cette tension, explique-t-il, « l’action liturgique entre dans notre présent pour ensuite saisir la vie des fidèles et finalement la réalité historique tout entière (ibid.). »

La perspective ratzingérienne du sacrifice englobe tout : elle absorbe par enchantement jusqu’à la prétendue marche irréversible de l’Histoire. L’indéniable traditionalisme du cardinal fait nœud avec l’idéologie romantique du progrès et la théologie des bons sentiments. Selon lui, la liturgie annexe le mouvement cosmique du progrès de l’humanité auquel rien n’échapperait : « Nous sommes pris dans le grand processus historique qui mène le monde vers l’accomplissement de la promesse :"Dieu tout en tous" (p. 50)[iv] ».

Fragrances romantiques - Le point Oméga : « Dieu tout en tous »

L’idée d’un « processus historique qui mène le monde » existe depuis longtemps dans la pensée allemande. Shelling, par exemple : « L’histoire comme Totalité est une révélation continuée qui se découvre graduellement de l’Absolu (Le Système de l’idéalisme transcendantal, 1800, Werke, III, 603). » Selon Hegel, « il faut dire de l’Absolu, qu’il est essentiellement Résultat », « il est seulement à la tin ce qu’il est en vérité ». Dieu se réalise dans le mouvement de l’histoire, qu’il mène avec le monde jusqu’à être Totalité et tout en tous.

Une telle vue, si toutefois je la comprends, ne me semble ni cohérente ni chrétienne. Elle estompe d’abord la responsabilité de l’homme et finit par subvertir sa liberté devant l’Histoire[v]. Pour magnifier la toute puissante générosité de Dieu conduisant cette Histoire, elle prive les événements et les actes humains de leur poids. Le mérite, la conversion, le baptême, la grâce... ne servent plus à rien. Le cardinal n’en parle pas.

De plus, la perspective d’un « Dieu tout en tous » conçu comme le point Oméga de la quête religieuse et de l’Histoire humaine est une inversion de la vision de saint Jean dans l’Apocalypse. La théorie d’un salut inéluctable qui adviendrait progressivement pour toute l’humanité jette par-dessus bord non seulement l’histoire concrète, mais surtout la Révélation et l’histoire du salut, l’Ancien et le Nouveau Testament.

Cette utopie romantique est sans cesse contredite par les évangiles[vi] : « Celui qui croit en lui n’est pas condamné. Celui qui ne croit pas est déjà condamné (Jean 3,18). » Par les anges de la Nativité, la paix est promise non point à tous, mais seulement aux hommes de bonne volonté. Certes, la promesse du salut s’adresse à chacun, mais elle ne concerne effectivement que ceux qui, acceptant la grâce, choisissent d’adhérer au Christ. La grâce n’enlève pas à l’homme la responsabilité de son choix.

A l’instar de Teilhard, Mgr Ratzinger ne tente rien de moins que de christianiser à nouveau la vision germanique - schellingienne, hégélienne, - de l’Histoire (« le grand processus historique qui mène le monde »). Mais une telle tentative est impossible et tourne court, car au regard de la foi comme de la raison, cette vision est « intrinsèquement perverse ». La foi au Verbe fait chair recule ici au profit d’une croyance nouvelle : le Verbe s’est fait histoire. Ou plutôt, Dieu est lui-même éternellement Histoire : il est le processus de l’offrande éternelle du Fils au père. Telle serait la tragédie de son sacrifice partout visible dans l’espace et le temps - principalement sur la croix - mais dont l’effet serait de conduire l’Histoire sur le chemin du retour au Père.

La forme fondamentale de la liturgie

La théorie de l’ancien archevêque de Munich, enrichie par ailleurs de maints rappels traditionnels contre les mascarades liturgiques ou contre la gnose, vient donc échouer contre cet écueil : le sacrifice. Si le mot est sans cesse invoqué par le cardinal, continuellement, ce dernier en accommode le sens selon une nouvelle théologie des mystères, une nouvelle christologie qui ressemble à la doctrine catholique, mais qui se sépare au bout du compte de la foi des évangiles, des conciles de Nicée, de Trente ou de l’encyclique Mediator Dei.

Sans aucun doute, le préfet pour la Congrégation de la foi se sent plus proche de la Tradition que l’Eglise ne l’a été durant vingt siècles. Pourtant, il révise l’idée sans doute trop tridentine du sacrifice. Dans l’enthousiasme, à la lumière du credo romantique et humanitaire, il prive la messe de sa substance, il la renverse même de fond en comble.

Le chapitre décisif de son essai (Partie I, ch. 3) s’intitule La forme fondamentale de la liturgie. Plus encore que le reste de l’ouvrage, ce chapitre entremêle théologie et philosophie des religions, disserte du Logos ou des éons, et fourmille d’interprétations originales de l’Ecriture, mobilisée au service de la nouvelle théorie du sacrifice.

Ainsi, « le rideau déchiré du temple n’est autre que le rideau déchiré entre ce monde et la face de Dieu (p. 39). » On peut s’interroger si, du même coup, n’est pas déchirée l’interprétation unanime des Pères sur ce passage.

Tous y ont vu signifiée la fin du Judaïsme et la rupture avec l’ancienne religion du Temple. Il s’agit bien d’une citation à contre-emploi : désormais, insiste le prélat germanique, « c’est ainsi qu’elle (la liturgie) se présente à nous dans toute sa majesté, sans rupture avec la quête religieuse des hommes à travers l’histoire, et sans se couper des grandes religions du monde, dont elle a recueilli les motifs essentiels (p. 29) » De même, la brebis égarée de l’évangile de saint Luc signifie à ses yeux l’humanité tout entière, que le Christ a prise sur ses épaules et ramenée au bercail : « Le berger qui porte la brebis sur ses épaules est pour eux (les Pères) le Logos, le Verbe éternel, le Sens éternel de l’univers (...) Prenant la brebis sur ses épaules, c’est-à-dire adoptant la nature humaine, l’Homme-Dieu ramène la créature à la maison du Père (p. 29) ». Cette interprétation "spirituelle" ressemble en effet à celle de certains Pères platonisants. Mais selon la doctrine de Nicée, c’est la nature humaine concrète et individuelle du Christ qui est assumée par le Verbe, et non l’idée "homme", dans son acception universelle. L’interprétation glisse de l’homme pécheur, brebis égarée personnellement poursuivie par la miséricorde du Bon Pasteur, à l’idée abstraite de "nature humaine", devenue sujet universel du salut. Et voilà la nature humaine universellement sauvée, par principe et en soi, sans que soit mentionné le problème de la réception de la grâce, c’est-à-dire l’intervention concrète de la liberté personnelle, du mérite ou de la responsabilité.

Exhalaisons gnostiques : « L’homme est le sacrifice véritable »

Saint Paul, enfin, essuiera le même traitement qui consiste à transformer une citation de l’Ecriture pour étayer une pensée personnelle. Voici le verset incriminé : « Je vous exhorte donc, frères, par la miséricorde de Dieu, à offrir vos personnes en hostie vivante, sainte, agréable à Dieu ; c’est là le culte spirituel qu’il vous faut rendre (Rom 12,1). » Dans ce petit passage, selon le commentaire de la Bible de Jérusalem, l’Apôtre exhorte au « culte spirituel - ten logiken latreian », « par opposition aux sacrifices juifs et païens ». La Vulgate donne une autre traduction : "rationabile obse-quium" - « le culte qu’il est raisonnable de rendre ».

Le préfet pour la Congrégation de la foi fait subir à ce verset une exégèse originale : il traduit "logike latreïa" (culte spirituel, selon l’esprit ou la raison) par "adoration selon le Logos". Sans qu’il y prenne garde, son enthousiasme lui fait substituer le nom propre Logos à l’adjectif logike, finalement désapproprié de son sens. Le cardinal dévoile ainsi son secret d’alchimiste du Verbe, et livre l’arcane qui sous-tend toute sa théorie liturgique. Aussitôt vient, en effet, sa définition singulière du sacrifice, laquelle éclaire l’ouvrage entier : « Le sacrifice est maintenant celui de la "Parole" (Logos ou Verbe éternel), prière jaillie du fond de l’homme, qui traverse toute son existence et le transforme en "logos". L’homme créé par le Logos, devenu logos par et dans la prière vocale, est le sacrifice véritable, la vraie gloire de Dieu dans ce monde (p. 38). »

Il est difficile de démêler les saveurs de ce bouillon de mots. Le sens est peu ou prou le suivant :

1- Le sacrifice type, c’est celui qu’offre au Père le Logos (le Verbe, la Parole ou le Fils), éternellement.

2- Mais toute prière vocale est aussi au sens propre un sacrifice.

3- Car n’importe quelle prière de l’homme est identiquement le Logos (Le Fils) qui jaillit au fond de lui.

4- Or cette prière transforme l’homme lui-même en "logos"

5- Conclusion : « L’homme est le sacrifice véritable ! »

6- Voilà ce que doit exprimer la liturgie.

Un point est clair, une définition aussi évanescente et vaporeuse du sacrifice englobe tout, sauf la messe : quête du divin, sentiment religieux, prière, à la rigueur offrande, mais surtout pas renoncement ni immolation. Au sens propre, l’histoire, les religions, l’homme ... tout est actuellement sacrifice, tout est liturgie actualisant l’offrande du Christ, et, à la limite, peu importe le baptême et la foi, puisque l’homme comme tel est devenu sacrifice !

La pensée du cardinal entre ainsi dans la nébulosité de l’immanentisme : s’étant fait Homme, le Verbe de Dieu (Logos) s’est fait Histoire, il est désormais immanent à tout homme, et à toute l’histoire des hommes. C’est immanquablement le Logos qui se manifeste, dès lors qu’un homme aspire à prier — quel que soit son dieu, sa religion et quelle que soit la vie qu’il mène. Tout ce qu’il y a d’humain dans l’homme devient donc liturgie et "adoration selon le Logos". On est loin de la théologie paulinienne de la grâce et du culte rendu à la gloire du Père en esprit et en vérité selon le Nouveau Testament . On comprend que Mgr Ratzinger n’évoque pas une seule fois le mot " messe " en 186 pages, ni l’idée de grâce, distinguée de la nature. Le sacrifice, ce n’est plus la messe, sacrement de la croix. Celle-ci, comme telle, n’existe plus dans L’esprit de la Liturgie, ni peut-être dans l’esprit du cardinal.

A ce point, on a déjà bifurqué vers une autre religion, une sorte de christianisme hégélianisé, nestorianisé puis orphisé. C’est une forme de gnosticisme progressiste où tous sont élus d’avance. Du christianisme, est issue une certaine croyance au Christ, manifestation du Logos et symbole d’un salut universel accessible à tous. Mais une histoire est introduite au sein même de Dieu, qui est l’archétype de l’Histoire humaine : celle du sacrifice du Logos à son Père, dont celui du Christ et celui de la liturgie ne sont que la manifestation dans le temps terrestre.

Alors que le Christ auquel croit l’Eglise, par la passion et la croix, avait manifesté le mensonge idolâtre et rendu vaine toute autre forme de sacrifice que le sien — en particulier humain — le cardinal Ratzinger, au contraire, réhabilite sans y prendre garde le concept des sacrifices anciens (et à venir...), tout en les intériorisant au fond de la conscience religieuse de l’humanité. Sa religion est celle-ci : non plus celle du Verbe fait chair, au sens d’un être singulier, Jésus, mais au sens où s’étant uni à l’humanité globale, il s’est fait Histoire. C’est donc d’une religion de l’homme qu’il s’agit : de l’homme qui est fait "logos" et "sacrifice".

Pour discerner l’esprit

Or ceci sent le soufre : L’homme, universellement rejoint par le jaillissement du Logos en tous (gnosticisme), et instrument inconscient de la Divinité qui l’habite (nestorianisme étendu à tout homme), est lui-même le nouveau culte rendu à la louange divine et « la vraie gloire de Dieu dans ce monde (p. 38). » Sous rhabillage des mots et des symboles traditionnels, la croix n’est-elle pas retournée ? La messe inversée ? le christianisme subverti ?...

J’ignore si beaucoup effeuilleront L’esprit de la liturgie, livre essentiel, salué par certains (par exemple La Nef) comme l’hirondelle annonçant le printemps de la Tradition. Je crains d’avoir montré, malheureusement, que les gelées de l’hiver n’ont pas franchement reculé. Une fois humés les premiers bouquets printaniers et les subtiles senteurs traditionnelles dissipées, le nez catholique ne laissera pas de fleurer dans ces pages l’haleine douteuse, l’émanation fétide d’un mélange d’essences hétérodoxes. Ce livre embaume la liturgie : il la momifie dans une essence rare, venue d’ailleurs : l’idéologie gnosticisante ou esprit de gnose.

Il s’agit d’un ouvrage essentiel, parce qu’il donne à saisir le mécanisme intérieur et l’esprit subtil de la nouvelle liturgie, par-delà les excès et les abus partout enregistrés durant trente ans, et que l’auteur condamne. Mais refusant de traiter le mal par sa cause, puisqu’il l’encourage, le cardinal Ratzinger ne propose que l’habillage d’un régime superficiel. D’une autre façon, à partir d’une critique lucide des bouleversements liturgiques dus à la réforme de Paul VI, dont il souligne qu’ils ne sont pas conformes à la lettre de Vatican II, le prélat germanique montre en revanche que l’esprit de ce concile n’a pas disparu : il constitue selon lui cette essence secrète et cette forme permanente de la liturgie qui apportera la solution.

Après s’être emparé de la réforme de 1969, L’esprit de la liturgie a pris possession aujourd’hui de la pensée totale du cardinal, tout en revêtant cette fois les ornements la Tradition. La nouveauté de ce livre consiste dans le réemploi du mot sacrifice dépossédé de son sens. N’est-ce pas là plus dangereux et plus subversif encore pour la foi des honnêtes catholiques ? Louis Bouyer, que pourtant le cardinal Ratzinger aime à citer, en avait parfaitement jugé lorsqu’il écrivait en 1973 (Mon métier de théologien, éd. France Empire, p.57-58) : « On en arrive à une pseudo-liturgie qui n’est que la simple consécration de l’humanité telle qu’elle est (...). C’est une espèce de culte de l’homme qui s’est substitué au culte de Dieu. »


[i] Voir Abbé Didier Bonneterre, Le mouvement liturgique, éd. Clovis-Fideliter.

[ii] Expression déjà employée par saint Pie X, par exemple dans le Motu Proprio sur la musique sacrée.

[iii] Ce n’est pas exactement la doctrine de saint Thomas ni de Cajetan. Pour la discussion de cette doctrine, voir l’article La messe et le Mystère pascal, Certitudes n° 6, p. 84. Voir aussi Charles Journet, La messe.

[iv] On notera la référence claire au n° 47 de la déclaration Sacrosanctum Concilium du concile Vatican II : « (Que) de jour en jour ils soient consommés, par la médiation du Christ, dans l’unité avec Dieu et entre eux pour que, finalement. Dieu soit tout en tous. » Par son autorité, Mgr Ratzinger semble vouloir livrer ici l’interprétation authentique de ce grand texte conciliaire.

[v] Au chapitre 2, p. 29, Mgr Ratzinger pose cette antinomie : « L’histoire trouve son sens dans la liberté : celle de Dieu qui a librement créé le cosmos, et celle de l’homme qu’il a reçue de Dieu et qu’il exerce dans l’histoire. Cependant cosmos et histoire forment une seule et même réalité. C’est pourquoi la liturgie chrétienne est et restera toujours à la fois historique et cosmique (...) sans se couper des grandes religions du monde, dont elle a recueilli les motifs essentiels. »

[vi] Voir Ceslas Spicq, Le ciel et l’enfer, in Théologie morale du Nouveau Testament, Gabalda, t. 1, p. 473-79.