Certitudes
Accueil
Articles en ligne

Centre St Paul

MetaBlog

TradiNews

L’homme divisé ou les aveux de la littérature

François Huguenin

Nouvelle revue CERTITUDES - octobre-novembre-décembre 2001 - n°08

Dans la continuité de sa belle étude sur Henry James, Mona Ozouf investit le roman français du XIXe siècle pour faire comprendre la manière dont, en France, s’est déroulée la transition entre l’Ancien Régime et la Révolution. Ce qui en ressort à l’évidence, c’est que la lecture tocquevillienne du grand passage est corroborée par les plus grands romanciers de son siècle, que la littérature a été plus à l’aise pour exprimer ce que l’histoire et l’idéologie ont parfois masqué.

De quoi s’agit-il ou juste ? D’emblée, Mona Ozouf pointe l’inquiétude qui nourrit le roman français du XIXe siècle, qui fut aussi celle de Tocqueville : « L’incompatibilité de la littérature avec le jacobinisme (et même, au-delà, son allergie à une démocratie qui découragerait toute velléité d’établir une supériorité quelconque). » La fracture entre deux France, dont l’ancienne semble, par sa légèreté, ses valeurs aristocratiques, plus en phase avec un monde coloré et contrasté (celui du roman) que l’uniformité monochrome du nouveau monde. Le roman dit d’abord la tentative d’une transaction entre l’ancien et le nouveau régime. Dès Madame de Staël se manifestent les caractéristiques sinistres de l’époque : « Le ton majeur de cette littérature est alors la mélancolie, et sa passion reine la pitié. » L’homme désormais égal aux autres ne peut s’en prendre qu’à lui-même s’il est malheureux ; et chaque homme insatisfait devient digne de compassion, parce qu’il est le miroir du moi blessé. Mais, corollairement, le ressentiment de l’homme pour autrui se généralise. Madame de Staël a bien retenu la leçon par laquelle Rousseau se montre juste et perspicace : l’envie est la passion de l’homme démocratique. Passion dévorante, destructrice de tout lien social, verrou inviolable fermant définitivement la porte au bonheur. Au moment même, voudrait-on ajouter ici, où l’homme croit inventer le bonheur, il crée les conditions qui le mettent rigoureusement hors d’atteinte. « Le principe d’égalité l’a déjà emporté dans les esprits, mais il n’a pas encore pénétré les âmes », conclut justement Mona Ozouf, à la lecture du Delphine de Madame de Staël. Ce qu’on voudrait ajouter, c’est que ce principe ne peut pas pénétrer l’âme. Ce sera te rôle du communisme et du goulag d’en tenter la greffe au cœur de l’homme ; en vain, et à quel prix!

Un des aspects les plus passionnants de ce livre est de montrer que si les écrivains ont, à l’instar de Tocqueville, pleuré sur la beauté des diversités aristocratiques enfuies, aucun n’a un instant considéré qu’un retour à l’Ancien Régime était possible. On ne s’étonne pas de cette posture chez Stendhal, avant tout inquiet de voir que toute vie intime est devenue impossible. Mais si Stendhal est bien le peintre caustique et désenchanté de cet univers gouverné par « le bourgeois, cruel, sordide, vulgaire, balourd, fermé aux choses de l’intelligence » (seul Mourras, en 1905, dans L’Avenir de l’intelligence, saura donner à ce thème sa profondeur philosophique), il n’en tire aucune leçon politique. Balzac, en revanche, et surtout Barbey d’Aurevilly, sont bien, en politique, des réactionnaires, loin de la frivolité grave de Stendhal. Ce sont justement eux qui peignent, de la manière la plus féroce qui soit, la superficialité arrogante d’une aristocratie moribonde. Balzac et Barbey savent que la France d’Ancien Régime est morte bien avant la Révolution ; que la religion est depuis longtemps un paravent, voire un bouclier social. Ils savent ce qu’ont apporté au monde ancien la foi et l’Eglise, et ils ne s’illusionnent pas des chimères du sentimentalisme religieux, quiétisme ou religion de l’homme, cultivées par Madame de Staël ou Victor Hugo. Aucune compromission possible entre l’ancien et le nouveau régime (ce que dit aussi Stendhal montrant que cette fracture traverse un individu divisé). Aucun espoir de retour non plus, avec chez Barbey, la conception maistrienne de la juste punition des hommes par la Providence.

Les romans du XIXe siècle montrent combien ce n’est pas tant la lutte entre l’Ancien Régime et la Révolution qui a marqué ce temps, mais la tentative de survivre à ce changement, la mutation de l’homme et de la société. Dans Bouvard et Pécuchet, Flaubert donne naissance au héros démocratique, bourgeois et médiocre. Il s’agit, analyse finement Mona Ozouf, « d’un roman sur la neutralisation de l’existence opérée par la démocratie, sur l’aboutissement de ce travail de l’égalité dont Tocqueville avait pressenti qu’il serait aussi un travail de l’insignifiance ». Anatole France poursuivra cette démarche jusqu’à la parodie. Mona Ozouf conclut en évoquant la dualité du destin de l’individu moderne : « L’un est celui où brille le désir d’être soi, de se créer une personnalité singulière [...] Le second, à l’inverse, est celui de l’individu atome de la démocratie [...], anxieux non de se distinguer mais de consentir à l’imitation servile que dénonce Baudelaire ». Elle ne souligne pas assez que ces deux facettes se tiennent, se nourrissent l’une et l’autre. L’absolutisation de l’individu, émancipé de toute autre loi que celle qu’il se donne à lui-même, suppose nécessairement la réciprocité de cette posture qui doit être également valable pour tous afin d’être absolue. Et dans un monde où l’inégalité est désormais insupportable car sans fondements, la seule manière de préserver la certitude que le moi n’est soumis à aucun ordre supérieur est d’établir la conformité avec autrui. Comme l’a montré René Girard, le monde de l’égalité est celui dans lequel la rivalité mimétique entre les hommes s’exerce entre des pairs. Se distinguer d’autrui devient alors un besoin ardent que seul l’argent pourra assouvir (à moins que ce ne soit la reconnaissance des pairs qui ruinera cette distinction absolue). L’homme moderne souffre d’une crise profonde d’identité. Ainsi que le disait récemment le même Girard, cette identité est un terme contradictoire qui signifie à la fois être identique à tout le monde et être différent de tous les autres. L’individualisme métaphysique a divisé intérieurement l’homme. C’est de cette fracture dont parle toute la littérature moderne.

Mona Ozouf, les Aveux du roman. Le dix-neuvième siècle entre Ancien Régime et Révolution, Fayard, 348p., 138,40 F (21,10 euros)