De
quoi s’agit-il ou juste ? D’emblée, Mona Ozouf pointe
l’inquiétude qui nourrit le roman français du XIXe siècle, qui fut
aussi celle de Tocqueville : « L’incompatibilité de la littérature
avec le jacobinisme (et même, au-delà, son allergie à une démocratie
qui découragerait toute velléité d’établir une supériorité
quelconque). » La fracture entre deux France, dont l’ancienne semble,
par sa légèreté, ses valeurs aristocratiques, plus en phase avec un
monde coloré et contrasté (celui du roman) que l’uniformité
monochrome du nouveau monde. Le roman dit d’abord la tentative d’une
transaction entre l’ancien et le nouveau régime. Dès Madame de Staël
se manifestent les caractéristiques sinistres de l’époque : « Le
ton majeur de cette littérature est alors la mélancolie, et sa passion
reine la pitié. » L’homme désormais égal aux autres ne peut s’en
prendre qu’à lui-même s’il est malheureux ; et chaque homme
insatisfait devient digne de compassion, parce qu’il est le miroir du
moi blessé. Mais, corollairement, le ressentiment de l’homme pour
autrui se généralise. Madame de Staël a bien retenu la leçon par
laquelle Rousseau se montre juste et perspicace : l’envie est la
passion de l’homme démocratique. Passion dévorante, destructrice de
tout lien social, verrou inviolable fermant définitivement la porte au
bonheur. Au moment même, voudrait-on ajouter ici, où l’homme croit
inventer le bonheur, il crée les conditions qui le mettent
rigoureusement hors d’atteinte. « Le principe d’égalité l’a déjà
emporté dans les esprits, mais il n’a pas encore pénétré les âmes
», conclut justement Mona Ozouf, à la lecture du Delphine de
Madame de Staël. Ce qu’on voudrait ajouter, c’est que ce principe
ne peut pas pénétrer l’âme. Ce sera te rôle du communisme et du
goulag d’en tenter la greffe au cœur de l’homme ; en vain, et
à quel prix!
Un
des aspects les plus passionnants de ce livre est de montrer que si les
écrivains ont, à l’instar de Tocqueville, pleuré sur la beauté des
diversités aristocratiques enfuies, aucun n’a un instant considéré
qu’un retour à l’Ancien Régime était possible. On ne s’étonne
pas de cette posture chez Stendhal, avant tout inquiet de voir que toute
vie intime est devenue impossible. Mais si Stendhal est bien le peintre
caustique et désenchanté de cet univers gouverné par « le bourgeois,
cruel, sordide, vulgaire, balourd, fermé aux choses de l’intelligence
» (seul Mourras, en 1905, dans L’Avenir de l’intelligence, saura
donner à ce thème sa profondeur philosophique), il n’en tire aucune
leçon politique. Balzac, en revanche, et surtout Barbey d’Aurevilly,
sont bien, en politique, des réactionnaires, loin de la frivolité
grave de Stendhal. Ce sont justement eux qui peignent, de la manière la
plus féroce qui soit, la superficialité arrogante d’une aristocratie
moribonde. Balzac et Barbey savent que la France d’Ancien Régime est
morte bien avant la Révolution ; que la religion est depuis
longtemps un paravent, voire un bouclier social. Ils savent ce qu’ont
apporté au monde ancien la foi et l’Eglise, et ils ne
s’illusionnent pas des chimères du sentimentalisme religieux, quiétisme
ou religion de l’homme, cultivées par Madame de Staël ou Victor
Hugo. Aucune compromission possible entre l’ancien et le nouveau régime
(ce que dit aussi Stendhal montrant que cette fracture traverse un
individu divisé). Aucun espoir de retour non plus, avec chez Barbey, la
conception maistrienne de la juste punition des hommes par la
Providence.
Les
romans du XIXe siècle montrent combien ce n’est pas tant la lutte
entre l’Ancien Régime et la Révolution qui a marqué ce temps, mais
la tentative de survivre à ce changement, la mutation de l’homme et
de la société. Dans Bouvard et Pécuchet, Flaubert donne
naissance au héros démocratique, bourgeois et médiocre. Il s’agit,
analyse finement Mona Ozouf, « d’un roman sur la neutralisation de
l’existence opérée par la démocratie, sur l’aboutissement de ce
travail de l’égalité dont Tocqueville avait pressenti qu’il serait
aussi un travail de l’insignifiance ». Anatole France poursuivra
cette démarche jusqu’à la parodie. Mona Ozouf conclut en évoquant
la dualité du destin de l’individu moderne : « L’un est celui où
brille le désir d’être soi, de se créer une personnalité singulière
[...] Le second, à l’inverse, est celui de l’individu atome de la démocratie
[...], anxieux non de se distinguer mais de consentir à l’imitation
servile que dénonce Baudelaire ». Elle ne souligne pas assez que ces
deux facettes se tiennent, se nourrissent l’une et l’autre.
L’absolutisation de l’individu, émancipé de toute autre loi que
celle qu’il se donne à lui-même, suppose nécessairement la réciprocité
de cette posture qui doit être également valable pour tous afin
d’être absolue. Et dans un monde où l’inégalité est désormais
insupportable car sans fondements, la seule manière de préserver la
certitude que le moi n’est soumis à aucun ordre supérieur est d’établir
la conformité avec autrui. Comme l’a montré René Girard, le monde
de l’égalité est celui dans lequel la rivalité mimétique entre les
hommes s’exerce entre des pairs. Se distinguer d’autrui devient
alors un besoin ardent que seul l’argent pourra assouvir (à moins que
ce ne soit la reconnaissance des pairs qui ruinera cette distinction
absolue). L’homme moderne souffre d’une crise profonde d’identité.
Ainsi que le disait récemment le même Girard, cette identité est un
terme contradictoire qui signifie à la fois être identique à tout le
monde et être différent de tous les autres. L’individualisme métaphysique
a divisé intérieurement l’homme. C’est de cette fracture dont
parle toute la littérature moderne.
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