Clément
Rosset veut nous guérir de la maladie (dit-il) qui nous fait doubler le
réel par un « arrière-monde » comme disait Nietzsche, le monde des
Idées de Platon, si l’on préfère, que nous imaginons plus vrai que
le vrai, discréditant sous le nom d’apparence ce qui existe. Comme un
ivrogne en quête de boisson, nous trouvons mille ruses pour satisfaire
notre vilain penchant. Dans cette affaire, le philosophe est
l’infirmier qui veille à nous préserver de la faute, ou l’agent
qui rétablit l’ordre : « Circulez, il n’y a rien à voir. »
Le
réel doit nous suffire. Pourtant, de l’avis même de Rosset, il est décourageant
(ce n’est pas pour rien qu’il définit sa philosophie comme
tragique). Ce monde, impossible de le nier, est inconsistant, éphémère
et pour nous cruel : il n’a ni queue ni tête, et bientôt, c’est la
mort. Reste que notre gloire comme aurait dit Corneille est de
constater cela et de l’approuver. Mieux : de répondre par le rire à
ce néant. Cela s’apprend-il ? C’est plutôt une sorte de grâce.
Rosset rit, et crime à citer des auteurs gais, Molière, Labiche, sans
parler du lustige Nietzsche. Bizet par exemple, crée la musique
d’une gaieté inépuisable, de Carmen, à partir d’un livret
sinistre. « Joie musicale contre les tristesses de la vie ; et
c’est, en fin de compte, la musique qui gagne. Et avec elle, l’amour
de la vie, qui revient de loin, et après en avoir vu, si j’ose dire
de toutes les couleurs. »
Dans
son dernier livre, il s’en prend à la passion, encore un piège qui a
pour but de douter le monde. La passion est la quête d’un irréel,
puisque son objet est inaccessible. « Un but dont la réalisation
serait possible cesserait d’être passionnel ». Le régime des
passions, c’est le régime sec, dit-il encore. Je me demande s’il a
raison. Harpagon a sa cassette et jouit de continuer à la remplir. Don
Juan a des souvenirs de femmes, et en poursuit de nouvelles. De même
pour l’amateur de cartes postales ou de cravates. La passion est irréelle
pour celui qui ne la partage pas. C’est la sagesse de la fable sur
l’Avare qui a perdu son trésor qu’il cite. L’objet crime peut
n’être pas encore possédé ? mais il est bien réel, il peut être
acquis, ou conquis. Rosset oublie le mouvement, il a raison à un
instant donné : la proie n’est pas atteinte. Mais si le film se remet
à tourner, tout change. Pour se référer à un auteur qu’il connaît
bien (il a préfacé les Provinciales) : « On crime mieux la chasse que
la prise. » Ce qui suffirait à justifier la passion même
insatisfaite. Mais la prise peut être un bon moment. Et si elle déçoit,
comme Pascal le dit, nous voilà à raisonner sur le divertissement. Où
cela va-t-il nous mener ?
Avec
cela, je lis toujours avec grand intérêt ces petits livres (Clément
Rosset n’est pas l’homme des traités de 2,5Kg), pour la valeur de
leurs arguments, et aussi parce que l’auteur est un écrivain véritable.
C’est rare.
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