Jean
Madiran, vous êtes directeur-fondateur du journal Présent et vous
venez de publier deux livres coup sur coup, l'un sur la société, que
vous intitulez significativement Une civilisation blessée au coeur
et l'autre sur le concile Vatican II, La Révolution copernicienne
dans l'Eglise. Autant le premier livre ne surprend guère, puisqu'on
y trouve bien des thèmes que vous avez souvent développés, autant le
second, s’inscrivant dans un cadre que vous avez déjà beaucoup
exploré, peut surprendre par sa radicalité. Comment caractérisez-vous
ce deuxième livre ?
Ce
livre est une partie de ma vie et un témoignage. Non pas un témoignage
portant sur des faits et qui consisterait à dire : j'étais là et j'ai
w. Plutôt le témoignage d'un combat spirituel - mon combat - celui
dont Rimbaud disait « Il est plus rude qu'une bataille d'hommes ». Je
suis un témoin à charge contre les procédés de gouvernement et
contre l'« évolution conciliaire » qui depuis 40 ans, ont aggravé la
crise de l’Eglise…
Certain
critique a pensé que vous ne teniez pas assez compte de toutes les améliorations
intervenues durant le pontificat de Jean Paul II. Et voilà que non
seulement vous n'en tenez pas compte, mais vous parlez d’aggravation ?
Je
crois que j'en ai toujours tenu compte. Je me souviens, lorsque
l'encyclique Veritatis splendor est arrivée, en 1993, nous étions
heureux... On ne pouvait que s'en réjouir. On peut dire la même chose
plus récemment avec le document Dominus Jesus, sur l'unicité de
l'Eglise. D'une manière générale, je n'ai pas manqué de faire écho
à ce que vous nommez les améliorations intervenues durant le
pontificat de Jean Paul II, mais on est bien obligé d'observer que ces
améliorations sont restées absolument théoriques. Si vous voulez
comprendre à quel point la situation de l'Eglise se dégrade, regardez
la Bible Bayard. Elle se trouve inscrite dans la tradition catholique
par la Commission doctrinale de l'épiscopat en raison de son apparat
critique. C'est tellement incroyable que cela peut paraître suspect,
alors je cite le texte de l'épiscopat, si vous voulez bien : «
L'appareil critique, comportant introductions, notes et glossaires
permet d'inscrire cette traduction dans la tradition vivante de l'Eglise
catholique ». Et, dans cet appareil critique, nous lisons que les évangélistes
ne sont ni Matthieu, ni Marc, ni Luc, ni Jean, mais des inconnus
beaucoup plus tardifs, qui ont inventé, qui ont fabriqué les paroles
attribuées à Jésus. Appeler cela un appareil critique conforme à la
tradition, c'est se moquer du monde, car le beau résultat c'est qu'il
n'y a aucune parole authentique de Jésus dans l’Evangile. Que cela
puisse paraître sans que personne d'autorisé, sans qu’aucun évêque
ne proteste, c'est le signe clair d'une aggravation de la situation intérieure
de l’Eglise. Je ne cherche pas à brûler les livres, non, mais je
voudrais simplement qu'il y ait des évêques pour mettre en garde. Le
seul qui ait protesté, Mgr Guillaume évêque de Saint-Dié, l'a fait
par le truchement du n° 1 de la revue Képhas, publiée en
Suisse ... En France même, il n'y a eu que le silence... Autre exemple
de cette aggravation de la crise : La Croix, à l'occasion de la rétrospective,
organisée pour les 40 ans du Concile Vatican II, a publié intégralement,
pour le rejeter comme obsolète, le texte de l’Acte de foi (je parle
de la prière que nous apprenons au catéchisme) : elle explique en
ricanant qu'il s'agit de la foi de Vatican I et non de la foi de Vatican
II...
Alors
ce qui est vrai en revanche, c'est qu'il existe ici et là des communautés
qui s'efforcent de garder intégralement la foi, la liturgie, les
sacrements, l'Ecriture, et aussi la philosophie chrétienne et
l’histoire de l'Eglise. Mais cette magnifique germination de la grâce
de Dieu ne change rien à la direction suivie par le grand navire. Voyez
encore l'évêque d'Evry qui nous dit: il faut aimer le monde tel qu'il
est. Comment un évêque peut-il dire une chose pareille ? II faut bien
sûr aimer le monde de la Création pour lequel Dieu a donné son Fils,
mais non le monde de la Révolution tel qu’il est et dont Satan est le
Prince, cela n'a pas de sens pour un chrétien.
Vous
nous offrez des exemples frappants de ce que vous nommez la Révolution
copernicienne dans l’Eglise. Pensez-vous qu'on puisse un jour mettre
Vatican II sous le boisseau ?
Je
ne suis pas le pape, comme dit Mgr Rifan, mais je crois que beaucoup de
gens aujourd'hui aimeraient bien oublier Vatican II. Comment cela se
passera-t-il concrètement ? Je n'en sais rien. Je crois que Vatican II
est susceptible d'une pia interpretatio (comme saint Thomas le
faisait vis-à-vis de certains Pères). Je ne suis pas opposé à l'idée
que le pape - par des documents - rectifie les ambiguïtés du Concile.
Je ne suis pas opposé non plus à l'idée d'une réforme de la réforme,
si dans la réforme, il y a la rectification.
Vous
militez pour la rectification du Concile, mais croyez-vous que nous
verrons une rectification de la liturgie ?
Vous
savez, je crois que le vrai coup de maître de la subversion, c'est la
nouvelle messe. Tant qu’il n'y a pas de distinction extérieure, on
peut rester dans les paroisses et y maintenir la résistance nécessaire
avec respect, humilité et patience. Les familles de tradition
catholique qui sont sortes de « la pratique paroissiale », comme dit
aujourd'hui l'archevêché, ces familles seraient restées dans leurs
paroisses sans la nouvelle messe. La nouvelle messe est vraiment l'arme
de la déchirure. Nous devons corriger, nous devons modifier cela,
disais-je. Mais pour l'instant, nous n'en sommes pas encore là. Pour
l'instant, on peut dire qu’il faut lutter contre le régime odieux de
l'autorisation préalable, auquel est soumise la messe traditionnelle.
Je dis que ce régime est odieux, au regard des titres imprescriptibles
qui sont ceux du rite romain. Il faut ensuite que les évêques rendent
à la messe traditionnelle sa primauté d’honneur. Que tous les
dimanches, les évêques chantent dans leur cathédrale une grand messe
latine grégorienne selon le missel romain de saint Pie V. On ne rétablira
pas la liturgie traditionnelle du jour au lendemain dans toutes les
paroisses. Je crois d'ailleurs qu'il y a quelque chose d'irréversible
dans l'abandon du latin par les prêtres eux-mêmes. Le latin
d’Eglise, c'est un univers! Regardez Henri Charlier, à l'école du
Mesnil Saint Loup, ce village qui avait été entièrement rechristianisé
par le Père Emmanuel. Une ou deux fois par semaine, sous sa férule,
les élèves répétaient le propre du dimanche suivant, qui leur avait
été expliqué au préalable. Ils en vivaient! Cette discipline du
chant choral n'est pas anecdotique, elle existe déjà pour Platon, pour
Aristote. Le chant forme une véritable armure artistique pour les
jeunes gens. Il faut bien reconnaître qu'aujourd'hui, pour les garçons,
quasiment seules les Ecoles de la Fraternité Saint-Pie X ont conservé
cette tradition latine vivante...
Dans
votre livre sur la Révolution copernicienne, vous dénoncez l'intention
viciée de ce concile Vatican II, mais vous croyez vraiment que vous
obtiendrez une réponse des autorités spirituelles à ce sujet ?
Non,
après plus de quarante ans de combat, je n'ai pas cette naïveté de
croire que l'épiscopat français, que son noyau dirigeant, me
gratifiera d'une réponse. Mais quoi qu'il en soit, croire ou ne pas
croire que l'on me répondra, cela relève du pronostic. L'esprit dans
lequel je pose ces questions est au-delà du pronostic. Ce sont des
questions qui se posent, quelles que soient les réponses quelles
obtiennent ou qu'elles n'obtiennent pas. Ceux qui n'y répondent pas
avaient la grave responsabilité d'y répondre. Invariablement nos
questions depuis quarante ans se sont heurtées au silence des
responsables et à l'argument d'autorité. Je reproche à l'épiscopat
d'avoir toujours cherché le choc frontal, en particulier dans l'affaire
du fonds obligatoire pour le catéchisme. Les hommes d'Eglise -
j'allais dire quels qu'ils soient - sont sûrs de leur fait : Pas besoin
d'argumenter vous opposent-ils tous. Prenez Pie XI, le pape de la
condamnation de l'Action Française, lorsqu'on lui indiqua que de
nombreux catholiques, avaient quitté l'Eglise. Il répondit sereinement
: « Ceux qui nous ont quittés n'étaient donc pas des nôtres. »
A
quoi attribuez-vous cette dureté de l'autorité, si sensible ces dernières
années pour tous ceux qui ont cherché à s'opposer au Concile. Est-ce
la vieille centralisation ultramontaine qui fonctionne à rebours ?
Je
ne crois pas. Il est vrai qu'à l'époque du concile Vatican I, le pape
était l'autorité suprême. Mais ce n'était pas une soumission
aveugle. Regardez Dom Guéranger, chaud partisan de la primauté
pontificale de juridiction. Il a refusé de venir au concile Vatican I
parce que Pie IX lui avait fait savoir qu'il serait l'invité personnel
du pape, alors que lui, en tant qu'abbé de Solesmes, tenait à apparaître
comme invité de droit. On ne peut pas taxer de servilité une réaction
si fière. Non, ce qui est vraiment nouveau, c'est que l'autorité
conciliaire n'ajoute pas l'argumentation et l'explication à l'acte
d'autorité, comme cela s'est toujours fait dans le passé. Alors face
à cette autorité qui ne s'explique pas, je veux simplement être un témoin,
le témoin du fait que les questions que je pose se sont posées. Je
souhaite bien sûr et je demande que la trajectoire du navire soit
corrigée, mais je ne m'abuse pas sur mon pouvoir... Je dirais cum
grano salis que l'expérience la plus obvie ne confirme pas la célèbre
sentence conciliaire selon laquelle « la vérité peut et doit
s'imposer par les seules forces de la vérité ». Lorsque j'ai écrit L’hérésie
du XXème siècle, cela a été mon illusion d'imaginer que la vérité
disposait par elle-même d'une force toujours décisive. Mais dans la
post-face de la réédition, je prends acte du fait que je n'ai rien
obtenu, pas même une réponse de ceux qui se trouvaient nommément mis
en cause dans ce livre.
Vous
insistez beaucoup sur l'idée d'un témoignage nécessaire...
Je
parle de mon témoignage qui est un témoignage à charge. Si je devais
donner un titre général à mes livres, je dirais : Témoin à charge
contre mon temps. Je ne répéterais pas la formule de Saint-Exupéry :
« Je hais mon époque, parce qu'on y meurt de soif. » Je ne parlerai
pas de haine car la haine m'est étrangère, mais les charges sont
graves... Peut-être ne suis-je pas digne de prendre un tel titre ? Dans
ma vision, c'est le meilleur qualificatif qu'on puisse donner à
l'oeuvre de Charles Maurras. Maurras, témoin à charge de son temps,
est le défenseur par excellence - y compris au plan religieux. Lui,
l'agnostique, il a défendu l’Eglise, il le répétait « l'Eglise
telle qu'elle se définit elle-même ». Et donc il a défendu Jésus-Christ,
et, comme Pie X le lui a fait dire, il a défendu la foi. C'est « un
beau défenseur de la foi » déclare le pape de Pascendi à Camille
Bellaigue. On dira : il a défendu la foi, peut-être, mais il ne le
savait pas, il n'en était pas conscient. Je réponds : dans l'Evangile,
on lit justement quelque chose comme cela: « Seigneur, quand vous ai-je
donné à manger ? »
On
a l’impression, à vous entendre, que vous vous inscrivez dans la lignée
de Maurras avec ferveur, oserais-je dire avec piété...
Je
crois en effet pouvoir revendiquer l'honneur d'appartenir à l'école
maurrassienne (au sens large si l'on veut) et d'avoir, à l'encontre de
tous interdits, toujours contribue à honorer la haute mémoire de
Charles Maurras. Son « nationalisme » a été beaucoup méconnu,
contesté, calomnié. Or, ce nationalisme consiste simplement à défendre
la réalité de la nation, à montrer le bienfait national, à établir
que « la plus précieuse des libertés temporelles est l'indépendance
de la patrie », tout cela par des arguments tirés de l'expérience
historique et de la philosophie naturelle: ce n'est ni une idéologie ni
une idolâtrie. Le nationalisme maurrassien est un « empirisme
organisateur » qui nous défend contre les utopies de
l'internationalisme et spécialement aujourd'hui contre les prétentions
tyranniques du mondialisme.
Pensez-vous
qu'il existe un rapport entre votre parcours politique et vos prises de
position religieuses ?
Cette
question est vaste. Je puis y répondre en vous racontant comment a été
fondée - en 1956 - la Revue Itinéraires. En 1955, j'avais publié
un livre sur la non-résistance au communisme au sein de la presse
catholique. Cela s'appelait : « Ils ne savent pas ce qu'ils font. » Je
n'y mettais aucunement en cause les épiscopats, mais simplement ces
journalistes catholiques d'une certaine presse, Vous savez à cette époque
- fallais dire à cette époque déjà - il arrivait de trouver dans La
Vie catholique illustrée tel reportage favorable à la Chine de Mao
Tsé Toung. C'est à ce moment-là aussi que le vieux Joseph Folliet, un
pilier de la Démocratie chrétienne, répétait : « II ne faut pas
nous laisser distancer par les communistes sur les chemins de la justice
sociale et de la paix. » Mon livre s'est très bien diffusé, mais il
s'est passé quelque chose que je n avais pas prévu : je croyais
susciter des réactions dans la presse que j’attaquais, mais c'est un
déboulé d'évêques que j'ai trouvé en face de moi. Un seul d'entre
eux a approuvé ce livre, Mgr Le Couedic, évêque de Troye, celui qui,
un peu plus tard, accueillera l'abbé de Nantes dans son diocèse. J'ai
pu rencontrer certains de mes censeurs, comme Mgr Guerry, et c‘était
pour me rendre compte qu'en toute honnêteté cet évêque était foncièrement
à gauche, tout en cultivant une sorte de naïveté sur les réalités
politiques. Dans cette campagne anticommuniste, j'avisai un certain Père
Bigo, qui me paraissait très marqué par le marxisme, allant par
exemple jusqu'à déclarer que du point de vue économique, les
marxistes ont les bonnes solutions quant au système de dévolution des
pouvoirs ; Après l'avoir dûment étrillé, je découvre que ce prêtre
est justement le grand expert de l'épiscopat français concernant la
question sociale. Bref, je constate l'importance de l'infiltration
marxiste au sein de l'Eglise de France. Ces circonstances ont contribué
à conduire le chroniqueur politico-littéraire (et philosophe thomiste)
que j'étais à devenir aussi le chroniqueur politico-religieux que vous
interrogez aujourd’hui.
La
fondation d’Itinéraires s'inscrit dans cette lutte contre les
infiltrations communistes dans l'Eglise de France...
C'est
effectivement sur ces positions fortes de résistance au communisme que
nous fondons la revue Itinéraires. Je dois ajouter que je voyais dans
cette revue un moyen de promouvoir le dialogue entre les catholiques - déjà
très divisés comme vous pouvez l'imaginer. Je lançais l'idée que les
journalistes et les intellectuels catholiques puissent se retrouver une
fois par mois à une messe commune. Je m'attirais cette réponse d'un
important personnage du Centre des Intellectuels Catholiques : « Aller
à la messe avec Madiran, jamais! »
Vous
apparaissiez déjà comme un symbole, comme un chef de file ?
Non
pas du tout! Du reste je ne souhaitais pas être le directeur d'Itinéraires.
Cela va sans doute vous surprendre mais j'avais demandé à André
Frossard d'assurer cette charge, car j'admirais beaucoup son livre Le
sel de la terre. Il avait accepté d'ailleurs, avant de se récuser
très vite. Ce qui est vrai c'est que ce livre sur le communisme dans
l’Eglise, Ils ne savent pas ce qu'ils font, avait eu un impact
énorme sur le public à ce moment-là. J'avais reçu plusieurs milliers
de lettres de gens vraiment soulagés de constater qu'enfin quelqu'un dénonçait
ouvertement le glissement marxisant de l'Eglise de France, C'est du
reste grâce à ce courrier que nous avons pu lancer la revue dans de
bonnes conditions. J'ai envoyé une lettre à tous ceux qui m'avaient écrit
et nous avons pu disposer de 800 préabonnements, ce qui était considérable
! On fondera le quotidien Présent de la même manière, par préabonnements.
A
partir de quel moment avez-vous senti que la foi de l'Eglise elle-même
était attaquée ?
Dans
les premières années d'Itinéraires, alors que Pie XII est un pape
rayonnant et universellement respecté, nous n'avons pas encore senti la
gravité des atteintes à la foi catholique. C'est au cours d'une
conversation avec le Père Fessard que j'ai eu les premiers soupçons.
Le célèbre jésuite m'expliquait que, si les infiltrations communistes
étaient si nombreuses, cela pouvait provenir du thomisme, « qui ne
forme pas à la philosophie de l'histoire ». J'avais trouvé un peu
cavalier cette attaque et je lui demandai si cela ne provenait pas plutôt
d'un affaiblissement de la foi. II sursauta scandalisé. Notons pourtant
que c'est ce même Père Fessard qui dans les années quatre-vingt écrivit
ce livre de mise en garde : Eglise de France, prends garde de perdre
la foi !
Ce
qui nous a fait prendre conscience de la gravité de la situation, c'est
d'abord le sentiment, après la mort de Pie XII en 1958, que les erreurs
et les dysfonctionnements des diocèses - qui jusque-là étaient d'une
manière ou d'une autre réprouvés ou au moins contredits par Rome -
allaient rester sans contradiction ni réprobation venant de la hiérarchie
de l'Eglise. Et puis, ce qui m'a vacciné définitivement, c'est le
scandale de l'encyclique Mater et Magistra, publiée en 1961, qui
écrabouille littéralement l'héritage de Pie XII. Oh! bien sûr, elle
n'a pas été rédigée par Jean XXIII lui-même, qui de son propre
aveu, ne connaissait rien à la doctrine sociale de l’Eglise. Cette
manière de résumer la doctrine sociale de l’Eglise à deux
encycliques, l'une de Léon XIII, Rerum novarum, et l'autre de
Pie XI Quadragesimo anno, cela alors que Pie XII était mort
juste trois ans auparavant, c'était énorme. Certes, Pie XII n'a pas écrit
d'encycliques sociales, mais son oeuvre est considérable, en ce
domaine, elle se compte en milliers de pages. Or Mater et Magistra
cite un seul discours de Pie XII, daté de 1941. Depuis, semble nous
dire Jean XXIII, il n'y a rien eu, il faut donc actualiser tout cela !
Voilà si vous voulez l'origine de mon immunité personnelle à la
crise. J'ai reçu la suite des événements avec chagrin, sévérité,
mais sang-froid ! Je n'ai pas été troublé dans ma foi. Je crois
n'avoir jamais eu vraiment de doutes sur la foi en l'Eglise qui est la
foi en Jésus-Christ.
Pour
ce qui est du Concile lui-même, à partir de quel moment avez-vous eu
la certitude d'un dérapage ?
Le
dérapage, comme vous dites, a été immédiat, il remonte au célèbre
discours d'ouverture, prononcé par Jean XXIII le 11 octobre 1962. Même
si ce n'est pas en ces termes-là que nous l'avons dit à l'époque, on
s'est aperçu tout de suite que l'intention en était contestable, II
apparaissait que le pape souhaitait un concile pastoral, sans aucune définition
infaillible, sans aucune condamnation des erreurs qui circulaient un peu
partout. Par la suite, les partisans de l’évolution conciliaire
eurent un mot pour résumer l'essentielle intention du Concile : ils
parlèrent d'ouverture au monde. Le terme d'ouverture remonte d'ailleurs
à Jean XXIII lui-même. On raconte que pour expliquer à un
interlocuteur ce qu'il voulait que soit le Concile, il était allé à
la fenêtre qu'il avait ouverte à deux battants. S'ouvrir au monde,
c’est donc se mettre à l'école du monde. On parle traditionnellement
de l'Eglise enseignante, tout se passe comme si l'Eglise se considérait
comme enseignée reconnaissant le monde comme enseignant. Pour en
revenir au discours lui-même, nous nous sommes aperçus très vite
d'une faute de traduction, apparente dans la version française. Alors
que le texte latin dit: que la doctrine de l’Eglise soit « exposée
et étudiée selon la méthode que postulent les circonstances actuelles »,
nous trouvions dans le texte officiel en français une version très
différente de l'original latin : « La doctrine de l’Eglise devait être
exposée selon les méthodes de recherche et la présentation dont use
la pensée moderne ». Le cardinal Villot a défendu la version
française en déclarant même que ce passage du discours de Jean XXIII
« a précisé quelle serait la tâche doctrinale du Concile ».
Plus tard le Père Wenger, ancien directeur de La Croix, revenant sur
cette question, a expliqué que le pape avait écrit son discours en
italien et que cela avait été donné ensuite au secrétaire des
lettres latines, pas toujours très scrupuleux. Traduisons : remplaçant
les formules innovantes par des formules traditionnelles, le texte latin
avait souvent protégé la virginité de l'enseignement de l'Eglise
contre des formules contestables... On s'est souvent battu sur le texte
latin, plus traditionnel que les versions françaises : j'ai fini
quant à moi par ne plus attacher d'importance à cas querelles
linguistiques, tant il est patent que l’intention véritable du législateur
ecclésiastique s'exprime manifestement désormais en langue vulgaire...
Votre
démonstration sur l'intention viciée du Concile est effectivement très
forte...
Encore
faut-il la mener jusqu'à son terme. Prenons si vous voulez la
traduction que le cardinal Villot et le Père Wenger prétendent seule
authentique, contre la lettre du latin. II est évident que les méthodes
de recherches et de présentation dont use la science moderne sont des méthodes
intrinsèquement athées ou au moins agnostiques. On constate d'ailleurs
que le développement du pouvoir de l'homme sur la matière correspond
à un grand déclin de la philosophie et des sciences ecclésiastiques.
Comme disait Péguy, « on ne dépasse pas Platon de la même manière
que le caoutchouc creux a dépassé le caoutchouc plein ». Le progrès
en philosophie ou en théologie est dans le sens d'un approfondissement.
II est absurde de penser que c'est en utilisant les sciences modernes
que l'on avancera en théologie... L'hypothèse (bienveillante) que je
formule, c'est que cette prétention à l'usage des sciences modernes et
de leurs méthodes constitue d'abord une sorte d'alibi à l'inculture
...Tant il est vrai que l'inculture de l'épiscopat est la même
aujourd'hui qu'hier : c'est une des seules choses qui ne change pas dans
l'Eglise de France.
M.
Madiran, je vous remercie de ces éclairages passionnants sur la
terrible crise de l’institution ecclésiale : je peux témoigner qu'on
vous écouterait des heures et il n'est pas dit que l'on ne revienne pas
sur cet entretien une autre fois pour le plus grand profit des lecteurs
de Certitudes. Il nous faut conclure pour aujourd'hui et je vous poserai
la question rituelle : voyez-vous une issue ?
Telle
que vous la posez, la question est sans réponse, mais cela ne signifie
pas qu'il n'existe aucune solution. Il faut un début à tout. Quel
serait le signe du vrai renouveau ? Que l'on renonce à l'intention viciée
qui a présidé à la rédaction de Vatican II. Ce que je critique dans
le concile, ce n'est pas une intention secrète, occulte, difficile à
mettre au jour, c'est une intention déclarée. II faut rectifier cette
intention de manière déclarée. En quoi faisant ? Il importe que
l'Eglise retrouve l'autorité d'enseigner comme vérité ce qu'elle a reçu
la charge d'enseigner. Que les gens croient ou qu'ils ne croient pas,
c'est une chose, encore faut-il que l'Eglise croie à la vérité
qu'elle a reçu mission de transmettre. J'ai toujours attaché une
grande importance au problème des catéchismes, car c'est la
transmission de la foi qui est en jeu avec ce concile : la foi ne pourra
se transmettre que si l'Eglise fait à nouveau profession de croire à
l'autorité qu'elle a reçue de Dieu pour enseigner les fidèles. Je
n'ai pas étudié à fond la déclaration sur la liberté religieuse,
mais j'en ai gardé l'impression d'une révolution dans la pédagogie :
au lieu d'enseigner aux enfants (c'est le cas le plus général) les vérités
de foi avec autorité, on semble vouloir conduire les esprits à un
choix adulte, libre, responsable entre les diverses religions, cultures
et philosophies préalablement parcourues par une recherche
respectueuse. Les enfants du catéchisme eux-mêmes, au lieu de recevoir
un enseignement, devront se mettre en recherche. On pourrait quasiment résumer
tout ce que nous avons dit par cette constatation : nos évêques n'ont
plus d'écoles « catholiques », mais des écoles « catholiques non
confessionnelles ». La dénommée « évolution conciliaire » est
embourbée dans des contradictions de ce genre, elles sont suicidaires.
Commençons donc par sortir des contradictions, toutes filles de la
contradiction-clé de notre temps: l'apostasie immanente.
|