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Jean Madiran : « Je suis un témoin à charge contre mon temps »

Entretien réalisé par l'abbé G. de Tanoüarn

Nouvelle revue CERTITUDES - juillet-août-septembre 2002 - n°11

Jean Madiran occupe une place bien particulière - depuis presque un demi siècle - au sein de l'intelligentsia catholique. Refusant toutes les modes, dénonçant à l'avance les grandes illusions qui ont fait le concile Vatican II, il s'est acquis le respect de ses adversaires déclarés. Sa correspondance avec le Père Congar, expert progressiste au Concile, est un modèle du genre et elle fait référence. Polémiste féroce, philosophe rigoureux, il n'a pas peur de répéter que la vraie tradition est critique.

Après avoir soutenu le combat de Mgr Lefebvre - en particulier à travers sa revue Itinéraire - il prend quelque distance en 1988, tout en continuant à suivre attentivement l'évolution du Mouvement. Aujourd'hui, je sais que c'est en toute indépendance et je crois que c'est en toute amitié qu'il nous livre ses réflexions sur le concile et sur l'après-concile, à l'occasion de la parution de son dernier livre La Révolution copernicienne dans l'Eglise.

Jean Madiran, vous êtes directeur-fondateur du journal Présent et vous venez de publier deux livres coup sur coup, l'un sur la société, que vous intitulez significativement Une civilisation blessée au coeur et l'autre sur le concile Vatican II, La Révolution copernicienne dans l'Eglise. Autant le premier livre ne surprend guère, puisqu'on y trouve bien des thèmes que vous avez souvent développés, autant le second, s’inscrivant dans un cadre que vous avez déjà beaucoup exploré, peut surprendre par sa radicalité. Comment caractérisez-vous ce deuxième livre ?

Ce livre est une partie de ma vie et un témoignage. Non pas un témoignage portant sur des faits et qui consisterait à dire : j'étais là et j'ai w. Plutôt le témoignage d'un combat spirituel - mon combat - celui dont Rimbaud disait « Il est plus rude qu'une bataille d'hommes ». Je suis un témoin à charge contre les procédés de gouvernement et contre l'« évolution conciliaire » qui depuis 40 ans, ont aggravé la crise de l’Eglise…

Certain critique a pensé que vous ne teniez pas assez compte de toutes les améliorations intervenues durant le pontificat de Jean Paul II. Et voilà que non seulement vous n'en tenez pas compte, mais vous parlez d’aggravation ?

Je crois que j'en ai toujours tenu compte. Je me souviens, lorsque l'encyclique Veritatis splendor est arrivée, en 1993, nous étions heureux... On ne pouvait que s'en réjouir. On peut dire la même chose plus récemment avec le document Dominus Jesus, sur l'unicité de l'Eglise. D'une manière générale, je n'ai pas manqué de faire écho à ce que vous nommez les améliorations intervenues durant le pontificat de Jean Paul II, mais on est bien obligé d'observer que ces améliorations sont restées absolument théoriques. Si vous voulez comprendre à quel point la situation de l'Eglise se dégrade, regardez la Bible Bayard. Elle se trouve inscrite dans la tradition catholique par la Commission doctrinale de l'épiscopat en raison de son apparat critique. C'est tellement incroyable que cela peut paraître suspect, alors je cite le texte de l'épiscopat, si vous voulez bien : « L'appareil critique, comportant introductions, notes et glossaires permet d'inscrire cette traduction dans la tradition vivante de l'Eglise catholique ». Et, dans cet appareil critique, nous lisons que les évangélistes ne sont ni Matthieu, ni Marc, ni Luc, ni Jean, mais des inconnus beaucoup plus tardifs, qui ont inventé, qui ont fabriqué les paroles attribuées à Jésus. Appeler cela un appareil critique conforme à la tradition, c'est se moquer du monde, car le beau résultat c'est qu'il n'y a aucune parole authentique de Jésus dans l’Evangile. Que cela puisse paraître sans que personne d'autorisé, sans qu’aucun évêque ne proteste, c'est le signe clair d'une aggravation de la situation intérieure de l’Eglise. Je ne cherche pas à brûler les livres, non, mais je voudrais simplement qu'il y ait des évêques pour mettre en garde. Le seul qui ait protesté, Mgr Guillaume évêque de Saint-Dié, l'a fait par le truchement du n° 1 de la revue Képhas, publiée en Suisse ... En France même, il n'y a eu que le silence... Autre exemple de cette aggravation de la crise : La Croix, à l'occasion de la rétrospective, organisée pour les 40 ans du Concile Vatican II, a publié intégralement, pour le rejeter comme obsolète, le texte de l’Acte de foi (je parle de la prière que nous apprenons au catéchisme) : elle explique en ricanant qu'il s'agit de la foi de Vatican I et non de la foi de Vatican II...

Alors ce qui est vrai en revanche, c'est qu'il existe ici et là des communautés qui s'efforcent de garder intégralement la foi, la liturgie, les sacrements, l'Ecriture, et aussi la philosophie chrétienne et l’histoire de l'Eglise. Mais cette magnifique germination de la grâce de Dieu ne change rien à la direction suivie par le grand navire. Voyez encore l'évêque d'Evry qui nous dit: il faut aimer le monde tel qu'il est. Comment un évêque peut-il dire une chose pareille ? II faut bien sûr aimer le monde de la Création pour lequel Dieu a donné son Fils, mais non le monde de la Révolution tel qu’il est et dont Satan est le Prince, cela n'a pas de sens pour un chrétien.

Vous nous offrez des exemples frappants de ce que vous nommez la Révolution copernicienne dans l’Eglise. Pensez-vous qu'on puisse un jour mettre Vatican II sous le boisseau ?

Je ne suis pas le pape, comme dit Mgr Rifan, mais je crois que beaucoup de gens aujourd'hui aimeraient bien oublier Vatican II. Comment cela se passera-t-il concrètement ? Je n'en sais rien. Je crois que Vatican II est susceptible d'une pia interpretatio (comme saint Thomas le faisait vis-à-vis de certains Pères). Je ne suis pas opposé à l'idée que le pape - par des documents - rectifie les ambiguïtés du Concile. Je ne suis pas opposé non plus à l'idée d'une réforme de la réforme, si dans la réforme, il y a la rectification.

Vous militez pour la rectification du Concile, mais croyez-vous que nous verrons une rectification de la liturgie ?

Vous savez, je crois que le vrai coup de maître de la subversion, c'est la nouvelle messe. Tant qu’il n'y a pas de distinction extérieure, on peut rester dans les paroisses et y maintenir la résistance nécessaire avec respect, humilité et patience. Les familles de tradition catholique qui sont sortes de « la pratique paroissiale », comme dit aujourd'hui l'archevêché, ces familles seraient restées dans leurs paroisses sans la nouvelle messe. La nouvelle messe est vraiment l'arme de la déchirure. Nous devons corriger, nous devons modifier cela, disais-je. Mais pour l'instant, nous n'en sommes pas encore là. Pour l'instant, on peut dire qu’il faut lutter contre le régime odieux de l'autorisation préalable, auquel est soumise la messe traditionnelle. Je dis que ce régime est odieux, au regard des titres imprescriptibles qui sont ceux du rite romain. Il faut ensuite que les évêques rendent à la messe traditionnelle sa primauté d’honneur. Que tous les dimanches, les évêques chantent dans leur cathédrale une grand messe latine grégorienne selon le missel romain de saint Pie V. On ne rétablira pas la liturgie traditionnelle du jour au lendemain dans toutes les paroisses. Je crois d'ailleurs qu'il y a quelque chose d'irréversible dans l'abandon du latin par les prêtres eux-mêmes. Le latin d’Eglise, c'est un univers! Regardez Henri Charlier, à l'école du Mesnil Saint Loup, ce village qui avait été entièrement rechristianisé par le Père Emmanuel. Une ou deux fois par semaine, sous sa férule, les élèves répétaient le propre du dimanche suivant, qui leur avait été expliqué au préalable. Ils en vivaient! Cette discipline du chant choral n'est pas anecdotique, elle existe déjà pour Platon, pour Aristote. Le chant forme une véritable armure artistique pour les jeunes gens. Il faut bien reconnaître qu'aujourd'hui, pour les garçons, quasiment seules les Ecoles de la Fraternité Saint-Pie X ont conservé cette tradition latine vivante...

Dans votre livre sur la Révolution copernicienne, vous dénoncez l'intention viciée de ce concile Vatican II, mais vous croyez vraiment que vous obtiendrez une réponse des autorités spirituelles à ce sujet ?

Non, après plus de quarante ans de combat, je n'ai pas cette naïveté de croire que l'épiscopat français, que son noyau dirigeant, me gratifiera d'une réponse. Mais quoi qu'il en soit, croire ou ne pas croire que l'on me répondra, cela relève du pronostic. L'esprit dans lequel je pose ces questions est au-delà du pronostic. Ce sont des questions qui se posent, quelles que soient les réponses quelles obtiennent ou qu'elles n'obtiennent pas. Ceux qui n'y répondent pas avaient la grave responsabilité d'y répondre. Invariablement nos questions depuis quarante ans se sont heurtées au silence des responsables et à l'argument d'autorité. Je reproche à l'épiscopat d'avoir toujours cherché le choc frontal, en particulier dans l'affaire du fonds obligatoire pour le catéchisme. Les hommes d'Eglise - j'allais dire quels qu'ils soient - sont sûrs de leur fait : Pas besoin d'argumenter vous opposent-ils tous. Prenez Pie XI, le pape de la condamnation de l'Action Française, lorsqu'on lui indiqua que de nombreux catholiques, avaient quitté l'Eglise. Il répondit sereinement : « Ceux qui nous ont quittés n'étaient donc pas des nôtres. »

A quoi attribuez-vous cette dureté de l'autorité, si sensible ces dernières années pour tous ceux qui ont cherché à s'opposer au Concile. Est-ce la vieille centralisation ultramontaine qui fonctionne à rebours ?

Je ne crois pas. Il est vrai qu'à l'époque du concile Vatican I, le pape était l'autorité suprême. Mais ce n'était pas une soumission aveugle. Regardez Dom Guéranger, chaud partisan de la primauté pontificale de juridiction. Il a refusé de venir au concile Vatican I parce que Pie IX lui avait fait savoir qu'il serait l'invité personnel du pape, alors que lui, en tant qu'abbé de Solesmes, tenait à apparaître comme invité de droit. On ne peut pas taxer de servilité une réaction si fière. Non, ce qui est vraiment nouveau, c'est que l'autorité conciliaire n'ajoute pas l'argumentation et l'explication à l'acte d'autorité, comme cela s'est toujours fait dans le passé. Alors face à cette autorité qui ne s'explique pas, je veux simplement être un témoin, le témoin du fait que les questions que je pose se sont posées. Je souhaite bien sûr et je demande que la trajectoire du navire soit corrigée, mais je ne m'abuse pas sur mon pouvoir... Je dirais cum grano salis que l'expérience la plus obvie ne confirme pas la célèbre sentence conciliaire selon laquelle « la vérité peut et doit s'imposer par les seules forces de la vérité ». Lorsque j'ai écrit L’hérésie du XXème siècle, cela a été mon illusion d'imaginer que la vérité disposait par elle-même d'une force toujours décisive. Mais dans la post-face de la réédition, je prends acte du fait que je n'ai rien obtenu, pas même une réponse de ceux qui se trouvaient nommément mis en cause dans ce livre.

Vous insistez beaucoup sur l'idée d'un témoignage nécessaire...

Je parle de mon témoignage qui est un témoignage à charge. Si je devais donner un titre général à mes livres, je dirais : Témoin à charge contre mon temps. Je ne répéterais pas la formule de Saint-Exupéry : « Je hais mon époque, parce qu'on y meurt de soif. » Je ne parlerai pas de haine car la haine m'est étrangère, mais les charges sont graves... Peut-être ne suis-je pas digne de prendre un tel titre ? Dans ma vision, c'est le meilleur qualificatif qu'on puisse donner à l'oeuvre de Charles Maurras. Maurras, témoin à charge de son temps, est le défenseur par excellence - y compris au plan religieux. Lui, l'agnostique, il a défendu l’Eglise, il le répétait « l'Eglise telle qu'elle se définit elle-même ». Et donc il a défendu Jésus-Christ, et, comme Pie X le lui a fait dire, il a défendu la foi. C'est « un beau défenseur de la foi » déclare le pape de Pascendi à Camille Bellaigue. On dira : il a défendu la foi, peut-être, mais il ne le savait pas, il n'en était pas conscient. Je réponds : dans l'Evangile, on lit justement quelque chose comme cela: « Seigneur, quand vous ai-je donné à manger ? »

On a l’impression, à vous entendre, que vous vous inscrivez dans la lignée de Maurras avec ferveur, oserais-je dire avec piété...

Je crois en effet pouvoir revendiquer l'honneur d'appartenir à l'école maurrassienne (au sens large si l'on veut) et d'avoir, à l'encontre de tous interdits, toujours contribue à honorer la haute mémoire de Charles Maurras. Son « nationalisme » a été beaucoup méconnu, contesté, calomnié. Or, ce nationalisme consiste simplement à défendre la réalité de la nation, à montrer le bienfait national, à établir que « la plus précieuse des libertés temporelles est l'indépendance de la patrie », tout cela par des arguments tirés de l'expérience historique et de la philosophie naturelle: ce n'est ni une idéologie ni une idolâtrie. Le nationalisme maurrassien est un « empirisme organisateur » qui nous défend contre les utopies de l'internationalisme et spécialement aujourd'hui contre les prétentions tyranniques du mondialisme.

Pensez-vous qu'il existe un rapport entre votre parcours politique et vos prises de position religieuses ?

Cette question est vaste. Je puis y répondre en vous racontant comment a été fondée - en 1956 - la Revue Itinéraires. En 1955, j'avais publié un livre sur la non-résistance au communisme au sein de la presse catholique. Cela s'appelait : « Ils ne savent pas ce qu'ils font. » Je n'y mettais aucunement en cause les épiscopats, mais simplement ces journalistes catholiques d'une certaine presse, Vous savez à cette époque - fallais dire à cette époque déjà - il arrivait de trouver dans La Vie catholique illustrée tel reportage favorable à la Chine de Mao Tsé Toung. C'est à ce moment-là aussi que le vieux Joseph Folliet, un pilier de la Démocratie chrétienne, répétait : « II ne faut pas nous laisser distancer par les communistes sur les chemins de la justice sociale et de la paix. » Mon livre s'est très bien diffusé, mais il s'est passé quelque chose que je n avais pas prévu : je croyais susciter des réactions dans la presse que j’attaquais, mais c'est un déboulé d'évêques que j'ai trouvé en face de moi. Un seul d'entre eux a approuvé ce livre, Mgr Le Couedic, évêque de Troye, celui qui, un peu plus tard, accueillera l'abbé de Nantes dans son diocèse. J'ai pu rencontrer certains de mes censeurs, comme Mgr Guerry, et c‘était pour me rendre compte qu'en toute honnêteté cet évêque était foncièrement à gauche, tout en cultivant une sorte de naïveté sur les réalités politiques. Dans cette campagne anticommuniste, j'avisai un certain Père Bigo, qui me paraissait très marqué par le marxisme, allant par exemple jusqu'à déclarer que du point de vue économique, les marxistes ont les bonnes solutions quant au système de dévolution des pouvoirs ; Après l'avoir dûment étrillé, je découvre que ce prêtre est justement le grand expert de l'épiscopat français concernant la question sociale. Bref, je constate l'importance de l'infiltration marxiste au sein de l'Eglise de France. Ces circonstances ont contribué à conduire le chroniqueur politico-littéraire (et philosophe thomiste) que j'étais à devenir aussi le chroniqueur politico-religieux que vous interrogez aujourd’hui.

La fondation d’Itinéraires s'inscrit dans cette lutte contre les infiltrations communistes dans l'Eglise de France...

C'est effectivement sur ces positions fortes de résistance au communisme que nous fondons la revue Itinéraires. Je dois ajouter que je voyais dans cette revue un moyen de promouvoir le dialogue entre les catholiques - déjà très divisés comme vous pouvez l'imaginer. Je lançais l'idée que les journalistes et les intellectuels catholiques puissent se retrouver une fois par mois à une messe commune. Je m'attirais cette réponse d'un important personnage du Centre des Intellectuels Catholiques : « Aller à la messe avec Madiran, jamais! »

Vous apparaissiez déjà comme un symbole, comme un chef de file ?

Non pas du tout! Du reste je ne souhaitais pas être le directeur d'Itinéraires. Cela va sans doute vous surprendre mais j'avais demandé à André Frossard d'assurer cette charge, car j'admirais beaucoup son livre Le sel de la terre. Il avait accepté d'ailleurs, avant de se récuser très vite. Ce qui est vrai c'est que ce livre sur le communisme dans l’Eglise, Ils ne savent pas ce qu'ils font, avait eu un impact énorme sur le public à ce moment-là. J'avais reçu plusieurs milliers de lettres de gens vraiment soulagés de constater qu'enfin quelqu'un dénonçait ouvertement le glissement marxisant de l'Eglise de France, C'est du reste grâce à ce courrier que nous avons pu lancer la revue dans de bonnes conditions. J'ai envoyé une lettre à tous ceux qui m'avaient écrit et nous avons pu disposer de 800 préabonnements, ce qui était considérable ! On fondera le quotidien Présent de la même manière, par préabonnements.

A partir de quel moment avez-vous senti que la foi de l'Eglise elle-même était attaquée ?

Dans les premières années d'Itinéraires, alors que Pie XII est un pape rayonnant et universellement respecté, nous n'avons pas encore senti la gravité des atteintes à la foi catholique. C'est au cours d'une conversation avec le Père Fessard que j'ai eu les premiers soupçons. Le célèbre jésuite m'expliquait que, si les infiltrations communistes étaient si nombreuses, cela pouvait provenir du thomisme, « qui ne forme pas à la philosophie de l'histoire ». J'avais trouvé un peu cavalier cette attaque et je lui demandai si cela ne provenait pas plutôt d'un affaiblissement de la foi. II sursauta scandalisé. Notons pourtant que c'est ce même Père Fessard qui dans les années quatre-vingt écrivit ce livre de mise en garde : Eglise de France, prends garde de perdre la foi !

Ce qui nous a fait prendre conscience de la gravité de la situation, c'est d'abord le sentiment, après la mort de Pie XII en 1958, que les erreurs et les dysfonctionnements des diocèses - qui jusque-là étaient d'une manière ou d'une autre réprouvés ou au moins contredits par Rome - allaient rester sans contradiction ni réprobation venant de la hiérarchie de l'Eglise. Et puis, ce qui m'a vacciné définitivement, c'est le scandale de l'encyclique Mater et Magistra, publiée en 1961, qui écrabouille littéralement l'héritage de Pie XII. Oh! bien sûr, elle n'a pas été rédigée par Jean XXIII lui-même, qui de son propre aveu, ne connaissait rien à la doctrine sociale de l’Eglise. Cette manière de résumer la doctrine sociale de l’Eglise à deux encycliques, l'une de Léon XIII, Rerum novarum, et l'autre de Pie XI Quadragesimo anno, cela alors que Pie XII était mort juste trois ans auparavant, c'était énorme. Certes, Pie XII n'a pas écrit d'encycliques sociales, mais son oeuvre est considérable, en ce domaine, elle se compte en milliers de pages. Or Mater et Magistra cite un seul discours de Pie XII, daté de 1941. Depuis, semble nous dire Jean XXIII, il n'y a rien eu, il faut donc actualiser tout cela ! Voilà si vous voulez l'origine de mon immunité personnelle à la crise. J'ai reçu la suite des événements avec chagrin, sévérité, mais sang-froid ! Je n'ai pas été troublé dans ma foi. Je crois n'avoir jamais eu vraiment de doutes sur la foi en l'Eglise qui est la foi en Jésus-Christ.

Pour ce qui est du Concile lui-même, à partir de quel moment avez-vous eu la certitude d'un dérapage ?

Le dérapage, comme vous dites, a été immédiat, il remonte au célèbre discours d'ouverture, prononcé par Jean XXIII le 11 octobre 1962. Même si ce n'est pas en ces termes-là que nous l'avons dit à l'époque, on s'est aperçu tout de suite que l'intention en était contestable, II apparaissait que le pape souhaitait un concile pastoral, sans aucune définition infaillible, sans aucune condamnation des erreurs qui circulaient un peu partout. Par la suite, les partisans de l’évolution conciliaire eurent un mot pour résumer l'essentielle intention du Concile : ils parlèrent d'ouverture au monde. Le terme d'ouverture remonte d'ailleurs à Jean XXIII lui-même. On raconte que pour expliquer à un interlocuteur ce qu'il voulait que soit le Concile, il était allé à la fenêtre qu'il avait ouverte à deux battants. S'ouvrir au monde, c’est donc se mettre à l'école du monde. On parle traditionnellement de l'Eglise enseignante, tout se passe comme si l'Eglise se considérait comme enseignée reconnaissant le monde comme enseignant. Pour en revenir au discours lui-même, nous nous sommes aperçus très vite d'une faute de traduction, apparente dans la version française. Alors que le texte latin dit: que la doctrine de l’Eglise soit « exposée et étudiée selon la méthode que postulent les circonstances actuelles », nous trouvions dans le texte officiel en français une version très différente de l'original latin : « La doctrine de l’Eglise devait être exposée selon les méthodes de recherche et la présentation dont use la pensée moderne ». Le cardinal Villot a défendu la version française en déclarant même que ce passage du discours de Jean XXIII « a précisé quelle serait la tâche doctrinale du Concile ». Plus tard le Père Wenger, ancien directeur de La Croix, revenant sur cette question, a expliqué que le pape avait écrit son discours en italien et que cela avait été donné ensuite au secrétaire des lettres latines, pas toujours très scrupuleux. Traduisons : remplaçant les formules innovantes par des formules traditionnelles, le texte latin avait souvent protégé la virginité de l'enseignement de l'Eglise contre des formules contestables... On s'est souvent battu sur le texte latin, plus traditionnel que les versions françaises : j'ai fini quant à moi par ne plus attacher d'importance à cas querelles linguistiques, tant il est patent que l’intention véritable du législateur ecclésiastique s'exprime manifestement désormais en langue vulgaire...

Votre démonstration sur l'intention viciée du Concile est effectivement très forte...

Encore faut-il la mener jusqu'à son terme. Prenons si vous voulez la traduction que le cardinal Villot et le Père Wenger prétendent seule authentique, contre la lettre du latin. II est évident que les méthodes de recherches et de présentation dont use la science moderne sont des méthodes intrinsèquement athées ou au moins agnostiques. On constate d'ailleurs que le développement du pouvoir de l'homme sur la matière correspond à un grand déclin de la philosophie et des sciences ecclésiastiques. Comme disait Péguy, « on ne dépasse pas Platon de la même manière que le caoutchouc creux a dépassé le caoutchouc plein ». Le progrès en philosophie ou en théologie est dans le sens d'un approfondissement. II est absurde de penser que c'est en utilisant les sciences modernes que l'on avancera en théologie... L'hypothèse (bienveillante) que je formule, c'est que cette prétention à l'usage des sciences modernes et de leurs méthodes constitue d'abord une sorte d'alibi à l'inculture ...Tant il est vrai que l'inculture de l'épiscopat est la même aujourd'hui qu'hier : c'est une des seules choses qui ne change pas dans l'Eglise de France.

M. Madiran, je vous remercie de ces éclairages passionnants sur la terrible crise de l’institution ecclésiale : je peux témoigner qu'on vous écouterait des heures et il n'est pas dit que l'on ne revienne pas sur cet entretien une autre fois pour le plus grand profit des lecteurs de Certitudes. Il nous faut conclure pour aujourd'hui et je vous poserai la question rituelle : voyez-vous une issue ?

Telle que vous la posez, la question est sans réponse, mais cela ne signifie pas qu'il n'existe aucune solution. Il faut un début à tout. Quel serait le signe du vrai renouveau ? Que l'on renonce à l'intention viciée qui a présidé à la rédaction de Vatican II. Ce que je critique dans le concile, ce n'est pas une intention secrète, occulte, difficile à mettre au jour, c'est une intention déclarée. II faut rectifier cette intention de manière déclarée. En quoi faisant ? Il importe que l'Eglise retrouve l'autorité d'enseigner comme vérité ce qu'elle a reçu la charge d'enseigner. Que les gens croient ou qu'ils ne croient pas, c'est une chose, encore faut-il que l'Eglise croie à la vérité qu'elle a reçu mission de transmettre. J'ai toujours attaché une grande importance au problème des catéchismes, car c'est la transmission de la foi qui est en jeu avec ce concile : la foi ne pourra se transmettre que si l'Eglise fait à nouveau profession de croire à l'autorité qu'elle a reçue de Dieu pour enseigner les fidèles. Je n'ai pas étudié à fond la déclaration sur la liberté religieuse, mais j'en ai gardé l'impression d'une révolution dans la pédagogie : au lieu d'enseigner aux enfants (c'est le cas le plus général) les vérités de foi avec autorité, on semble vouloir conduire les esprits à un choix adulte, libre, responsable entre les diverses religions, cultures et philosophies préalablement parcourues par une recherche respectueuse. Les enfants du catéchisme eux-mêmes, au lieu de recevoir un enseignement, devront se mettre en recherche. On pourrait quasiment résumer tout ce que nous avons dit par cette constatation : nos évêques n'ont plus d'écoles « catholiques », mais des écoles « catholiques non confessionnelles ». La dénommée « évolution conciliaire » est embourbée dans des contradictions de ce genre, elles sont suicidaires. Commençons donc par sortir des contradictions, toutes filles de la contradiction-clé de notre temps: l'apostasie immanente.