On
nomme oecuménisme, au sens strict, le mouvement pour l'unité entre
elles des Eglises chrétiennes. On appelle œcuménisme catholique les
initiatives prises sous l'égide de la hiérarchie catholique pour faire
rentrer dans l'unique bercail romain les chrétiens qui s'en trouvent
éloignés, au prix de quelques concessions, censément très
réfléchies. On nomme dialogue interreligieux les rencontres
officielles qui se produisent entre les catholiques et les membres
d'autres religions.
C'est
l'après-concile qui mettra en œuvre systématiquement la praxis
ecclésiale du dialogue et de l'œcuménisme. Au risque de cultiver le
paradoxe, j'avancerai ici l'idée que la contribution principale de
Vatican II ne concerne ni l'œcuménisme au sens strict, ni
l'oecuménisme catholique, au sens où le Père Congar l'avait défini
dans son premier grand oeuvre, Chrétiens désunis (1938) ni non
plus le dialogue interreligieux. L'avancée conciliaire la plus
considérable se situe non pas dans l'ordre pratique des relations
interreligieuses, mais dans un ordre essentiellement théologique. Les
analystes les plus sérieux (et les plus conservateurs) des différents
documents conciliaires estiment que l'on voit apparaître, de façon
tout à fait officielle à partir de Vatican II, une véritable
théologie des religions. On constate que le magistère de Jean Paul II
précise la doctrine conciliaire, en lui garantissant des fondements
anthropologiques. Le discours que fit le pape Jean Paul II à l'occasion
d'un consistoire exceptionnel, le 22 décembre 1986, pourrait bien
représenter la synthèse autorisée des enseignements du concile en
matière de théologie des religions, ainsi que l'a montré M. l'abbé
Bourrat durant le symposium. Lorsque le pape déclare par exemple : «
Toute prière authentique vient du Saint Esprit qui habite
mystérieusement dans chaque âme », il exprime quelque chose de
cette théologie des religions. Le vecteur de cette nouvelle orientation
est une anthropologie, qui, en affirmant naturelle l'inhabitation du
Saint Esprit en toute âme, situe le Mystère divin dans l'immanence de
notre pâte humaine.
Situer
le Mystère surnaturel dans l'immanence de notre pâte humaine
Mais
avant de nous demander quelles sont les lignes de force de cette
théologie, il importe de garder en mémoire ce que signifie le terme
même de théologie. Pour lui donner tout son sens, on peut se référer
à l'enseignement de saint Thomas d'Aquin au début de sa célèbre
Somme : la théologie a toujours pour objet la parole de Dieu,
surnaturellement révélée à l’homme au cours de l’histoire.
Construire
une théologie des religions, c'est donc supposer qu'historiquement la
parole de Dieu s'est révélée aux hommes de différentes manières et
que chaque religion posséderait un lambeau plus ou moins considérable
du message divin.
Lorsqu'on
la considère uniquement en tant quelle s'applique au christianisme
lui-même, cette théologie des religions permet d'envisager chacune des
confessions chrétiennes comme la dépositaire privilégiée d'un aspect
de l'enseignement du Christ. L'objectif implicite ou explicite de la
théologie des religions, dans la mesure même où elle se définit
comme une théologie, consiste à proposer une sorte d'intégrale de
toutes les perspectives religieuses, en les présentant comme autant de
degrés distincts d'une vérité divine surnaturelle essentiellement une[i].
1-
le décret Unitatis redintegratio sur l'œcuménisme
intra-chrétien
II
ne s'agit pas pour moi, dans les limites étroites de cet article,
d'offrir un compte-rendu exhaustif de l'un des textes les plus
controversés du Concile. Je me bornerai à citer la conclusion que les
pères lui ont donnée, elle me semble porter toute l'intention du
texte, avec ses reprises, ses timidités et ses contradictions : « Le
concile déclare avoir conscience que ce projet sacré, la
réconciliation de tous les chrétiens dans l'unité d'une seule et
unique (unius et unicae) Eglise du Christ, dépasse les forces et
les capacités humaines... » (n°24).
Qu'est-ce
que la communion ecclésiale entre chrétiens ?
Dans
cette formule, se trouve très clairement distinguées l'Eglise
catholique (qui est aujourd'hui à côté d'autres Eglises et
communautés chrétiennes) et l'Eglise du Christ une et unique,
apparaissant comme le destin commun de tous les frères séparés. « Ce
nous est une joie, constatent les pères, de voir nos frères séparés
regarder vers le Christ comme la source et le centre de la communion
ecclésiale » (n°20). Le regard commun vers le Christ fixe une
communion réelle entre tous ceux qui, à cause de ce regard, peuvent
se dire chrétiens. Elle a, bien entendu, ses degrés divers, elle
se réalise inégalement selon les communautés séparées, mais elle
existe déjà, en dehors des limites réelles de l'Eglise catholique.
Certes, précisait Lumen gentium, « l'Eglise de Dieu subsiste
dans l’Eglise catholique » (LG 8), mais on peut dire que l’Eglise
de Dieu subsiste aussi dans ces communautés en vertu de leur regard
vers le Christ.
Cette
théorie des degrés de communion repérables dans n'importe quelle
communauté chrétienne est aujourd'hui tellement vulgarisée qu'elle
paraît au-dessus de toute critique. On ajoute pour faire bonne mesure
que ces degrés de communion se déterminent très
"objectivement", en fonction d'éléments de communion, comme
par exemple certains sacrements qui restent communs à diverses
confessions chrétiennes. Le concile insiste sur le fait qu'il n'est
même pas nécessaire que ces sacrements soient valides pour constituer
des éléments de communion : « Les communautés ecclésiales
séparées de nous, lorsqu'elles célèbrent à la Sainte Cène le
mémorial de la mort et de la résurrection du Seigneur, professent que
la vie consiste en la communion au Christ et attendent son retour
glorieux » (UR n°22)[ii].
II
s'agit ici clairement des communautés protestantes qui n'ont pas la foi
en la présence réelle et substantielle du Christ dans l'eucharistie.
II est dit que leur Cène, simple mémorial des paroles du Christ le
Jeudi saint peut faire fonction d'élément objectif de communion avec
les catholiques, dans un même regard vers le Christ et dans une même
attente de son retour dans la gloire.
La
vie de l'Eglise n'est pas un roman russe
Cette
manière de valoriser éhontément la subjectivité croyante des
communautés séparées (même lorsqu'elle s'exprime de manière
contraire à la foi catholique) ne peut mener qua donner force de loi à
des absurdités ecclésiales (ou religieuses). Tout se passe comme si
dans leur enthousiasme aggiomamentiste, les Pères avaient simplement
perdu toute idée de la norme ultime de nos fidélités de chrétiens.
Cette norme, ce n'est pas une image ou une représentation subjective du
Christ, que se feraient plus ou moins tous les chrétiens, quelle que
soit leur confession, c'est l'autorité de la parole révélée sur nos
esprits et sur nos coeurs. A quoi sert de reconnaître une certaine
image du Christ, si cette image ne correspond pas à l'autorité de la
parole écrite et de la parole transmise depuis l'origine de
l'Eglise ? L'exemple de la Cène protestante, qui, à lire les
pères conciliaires, devient un élément de communion entre catholiques
et protestants fera saisir ce que le subjectivisme de cette
représentation des degrés de communion peut avoir d'inepte. Le Christ
nous a transmis une parole sacramentelle, c'est-à-dire une parole qui
réalise ce quelle signifie. Prendre cette parole sacramentelle pour
l'élément d'un simple récit, comme le font les protestants, c'est
évidemment trahir le don que l'on a reçu de Dieu! Comment envisager
qu'une telle trahison puisse être signe de communion ? On se
demande parfois si les pères conciliaires n'ont pas eu tendance à
confondre la vie de l'Eglise avec un roman russe, en conjuguant sans le
moindre embarras des propositions opposées en un imbroglio qui comme
toutes les vraies contradictions ne pourra se dénouer que dans
l'horreur...
Certains,
en me lisant ne manqueront pas de crier à l'extrinsécisme et au culte
obsessionnel de l'autorité. C'est qu'ils ont oublié la nature même de
la foi. Qu'est-ce que la foi ? Le père Garrigou Lagrange dans son
célèbre De revelatione ne manquait pas d'insister sur le fait
que le motif formel de la foi est l'autorité de Dieu qui se révèle.
La manière dont le décret sur l'œcuménisme met entre parenthèses
l'autorité de la parole de Dieu, au profit d'un jeu de ressemblances et
de dissemblances dans les représentations que se font de cette parole
les subjectivités croyantes, voilà qui signe sans doute la nullité
spirituelle de cet essai de modernisation de la foi de l’Eglise qu’est
Vatican II. Moderniser les formes de la foi ? S'il s'agit de couper
ces formes de ce qui est la seule garantie de leur authenticité et de
leur fécondité, s'il s'agit d'envisager les formes de la foi en dehors
de l'autorité de Dieu qui nous les révèle en Jésus-Christ, quel
profit peut tirer l’Eglise d'une telle épochè ? N'est-ce pas
succomber à la tentation du miroir ? N'est-ce pas - pour les
chrétiens – s’exposer à se regarder les uns les autres avec une
sorte de parti pris de satisfaction réciproque, au lieu de se laisser
former par l'autorité de la parole divine à laquelle on se remet sans
condition ? Cette dernière attitude est évidemment moins
confortable! Elle signifie que chaque subjectivité accepte de se
laisser mettre en cause par l'autorité de la parole transmise. Mais
peut-on véritablement se dire chrétien, si l'on ne consent pas de tout
coeur à cette mise en cause permanente de soi-même, de ses tendances
et de ses inclinations personnelles, de ses préférences propres ?
La fidélité véritable d'un chrétien n'est-elle pas l'autre nom de
cette aptitude à se laisser interroger, à se laisser transcender par
l'objectivité de sa foi ? L'œcuménisme authentique, au lieu de
céder à cette tentation de jouer avec les représentations de la foi
ne devrait-il pas consister en cette inspection circonspecte de notre
aptitude chrétienne à la fidélité ? II est clair en tout cas
que c'est dans la Tradition elle-même, dans la Tradition intégrale,
dans notre aptitude à la recevoir et à l'incarner que gît la richesse
splendide qui seule réconciliera les chrétiens entre eux. Imaginer que
l'on puisse, en se fondant sur les représentations subjectives de
chacun, parvenir à l'union, c'est se payer de mots. Et c'est
transformer la foi divine en une représentation humaine plus ou moins
approximative. C'est anéantir le coeur même de l'acte de foi en
substituant à la vie dans la fidélité une image empaillée à
laquelle d'ailleurs on ne se privera pas de faire subir retouches sur
retouches... par petites touches.
2-
La question du dialogue interreligieux
Nous
avons évoqué la théologie des religions qui est sous-jacente à la
démarche oecuménique issue du concile. Mais quelle est la théologie
que met en mouvement l'impératif du dialogue interreligieux ? Elle
obéit radicalement aux mêmes principes que celle que mobilise l’œcuménisme
faussé - en vogue dans les années Cinquante - et qui est celui
sur lequel fait fonds Vatican II, celui que nous venons d'évoquer
sommairement.
Le
dialogue interreligieux privilégiera la représentation de la foi par
rapport à la foi véritable, adhésion à l'autorité du Dieu qui se
révèle à nous.
Dans
les limites de cet article, nous ne prendrons qu’un seul exemple,
celui du dialogue avec les musulmans. Le Concile Moque à deux reprises,
une fois dans Lumen gentium et une autre fois dans Nostra
aetate. Le premier texte est signé le 21 novembre 1964 ; le second
le 20 octobre 1965. Entre les deux, l'évolution est significative, mais
la méthode est la même: il s’agit de découvrir les éléments de
communion que les catholiques ont en commun avec les musulmans. La
référence commune aux deux approches, c’est la foi d'Abraham. Dans Lumen
gentium, au n°16, on peut lire que « les musulmans professent
avoir la foi d'Abraham », Dans Nastra aetate, il est dit que «
les musulmans adorent le Dieu un, qui a parlé aux hommes (...) comme
s'est soumis à Dieu Abraham, auquel la foi islamique se réfère
volontiers ».
Une
communion avec les musulmans
Il
est patent dans les deux textes que la foi se réduit à la
représentation de la foi.
Ainsi,
d'après Lumen gentium, les musulmans « professent avoir la foi
d'Abraham » ; manifestement, pour les rédacteurs, leur profession,
leur représentation subjective de la foi d'Abraham vaut cette foi, mais
cela reste implicite. Dans Nostra aetate, le pas est franchi : «
la foi islamique se réfère volontiers à Abraham qui s’est soumis à
Dieu ». On remarque dans ce deuxième texte l'expression « fides
islamica ». Le jeu de miroir de la représentation d'une foi
professée s'est substitué à la réalité d'un véritable acte de foi.
Désormais, les musulmans qui disent avoir la foi d'Abraham ont donc
(selon Vatican II) une foi islamique, variante de la foi chrétienne et
qui les ordonne (d'une manière que Dieu connaît) à la communauté
chrétienne. C'est en vertu de cette foi qu’ils « adorent le Dieu un
qui a parlé aux hommes », le Dieu de Mohammed apparaît ici comme le
Dieu véritable, le Dieu d'Abraham et celui de Jésus Christ... Le tour
est joué. Mais c'est un tour. Un procédé d'illusionniste spirituel,
qui se sert de la représentation abstraite d'une fides abrahamica
pour englober dans le même modèle tous ceux qui pensent pouvoir s'y
retrouver, tous ceux qui se représentent (chacun selon son point de
vue) la fides abrahamica comme une part de son héritage (le
texte latin de Lumen gentium dit: qui fidem Abrahae se tenere
profitentes).
Le
lecteur critique estimera sans doute que je pinaille - mais ce n'est pas
de pinaillerie qu'il s'agit. Je cherche à mettre au jour la structure
profonde du raisonnement unitariste. Il me semble que la nouvelle
théologie des religions repose toujours sur la transformation de l'acte
de foi (qui consiste traditionnellement en une adhésion à l'autorité
du Dieu qui se révèle) en une représentation subjective modulable,
où l'on joue sur les ressemblances au lieu de juger des racines mêmes
du Croire, et de son déploiement vital (ou de son non-déploiement)
dans la fécondité d'une Parole reçue (ou dans la stérilité des
refus).
La
foi : acte et représentation
Cette
théologie des religions participe intellectuellement de ce que Michel
Henry nommait fortement la barbarie, cette idolâtrie des
représentations humaines, qui éteint le jaillissement de la vie
chrétienne, nativement divine puisque gracieuse, en l'objectivant et en
l'équiparant à d'autres phénomènes spirituels, plus ou moins
ressemblants extrinsèquement entre eux... Comme dit le premier
paragraphe de Nostra aetate : « Dans sa tâche de promouvoir
l'unité et la charité entre les hommes, et même entre les peuples,
l'Eglise examine d'abord ce qu'ils ont en commun et qui les pousse à
vivre ensemble leur destinée. »
II
faudrait un travail précis sur les origines du nouveau concept de
communion. Il apparaît en tout cas qu'il permet une sorte de
concordance universelle des religions, au nom d'une ressemblance
toujours invoquée entre différentes formes religieuses objectivées,
qui comme telles sont autant de feuilles mortes, dans un monstrueux
herbier. |