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L'Eglise et les religions - Notes sur la doctrine des degrés de communion

Abbé G. de Tanoüarn

Nouvelle revue CERTITUDES - juillet-août-septembre 2002 - n°1

Cet article reprend l'intervention que je n'ai pas pu donner au Symposium de Paris par manque de temps. Elle constitue l'ébauche d'un travail plus important sur l'Eglise et les religions.

On nomme oecuménisme, au sens strict, le mouvement pour l'unité entre elles des Eglises chrétiennes. On appelle œcuménisme catholique les initiatives prises sous l'égide de la hiérarchie catholique pour faire rentrer dans l'unique bercail romain les chrétiens qui s'en trouvent éloignés, au prix de quelques concessions, censément très réfléchies. On nomme dialogue interreligieux les rencontres officielles qui se produisent entre les catholiques et les membres d'autres religions.

C'est l'après-concile qui mettra en œuvre systématiquement la praxis ecclésiale du dialogue et de l'œcuménisme. Au risque de cultiver le paradoxe, j'avancerai ici l'idée que la contribution principale de Vatican II ne concerne ni l'œcuménisme au sens strict, ni l'oecuménisme catholique, au sens où le Père Congar l'avait défini dans son premier grand oeuvre, Chrétiens désunis (1938) ni non plus le dialogue interreligieux. L'avancée conciliaire la plus considérable se situe non pas dans l'ordre pratique des relations interreligieuses, mais dans un ordre essentiellement théologique. Les analystes les plus sérieux (et les plus conservateurs) des différents documents conciliaires estiment que l'on voit apparaître, de façon tout à fait officielle à partir de Vatican II, une véritable théologie des religions. On constate que le magistère de Jean Paul II précise la doctrine conciliaire, en lui garantissant des fondements anthropologiques. Le discours que fit le pape Jean Paul II à l'occasion d'un consistoire exceptionnel, le 22 décembre 1986, pourrait bien représenter la synthèse autorisée des enseignements du concile en matière de théologie des religions, ainsi que l'a montré M. l'abbé Bourrat durant le symposium. Lorsque le pape déclare par exemple : « Toute prière authentique vient du Saint Esprit qui habite mystérieusement dans chaque âme », il exprime quelque chose de cette théologie des religions. Le vecteur de cette nouvelle orientation est une anthropologie, qui, en affirmant naturelle l'inhabitation du Saint Esprit en toute âme, situe le Mystère divin dans l'immanence de notre pâte humaine.

Situer le Mystère surnaturel dans l'immanence de notre pâte humaine

Mais avant de nous demander quelles sont les lignes de force de cette théologie, il importe de garder en mémoire ce que signifie le terme même de théologie. Pour lui donner tout son sens, on peut se référer à l'enseignement de saint Thomas d'Aquin au début de sa célèbre Somme : la théologie a toujours pour objet la parole de Dieu, surnaturellement révélée à l’homme au cours de l’histoire.

Construire une théologie des religions, c'est donc supposer qu'historiquement la parole de Dieu s'est révélée aux hommes de différentes manières et que chaque religion posséderait un lambeau plus ou moins considérable du message divin.

Lorsqu'on la considère uniquement en tant quelle s'applique au christianisme lui-même, cette théologie des religions permet d'envisager chacune des confessions chrétiennes comme la dépositaire privilégiée d'un aspect de l'enseignement du Christ. L'objectif implicite ou explicite de la théologie des religions, dans la mesure même où elle se définit comme une théologie, consiste à proposer une sorte d'intégrale de toutes les perspectives religieuses, en les présentant comme autant de degrés distincts d'une vérité divine surnaturelle essentiellement une[i].

1- le décret Unitatis redintegratio sur l'œcuménisme intra-chrétien

II ne s'agit pas pour moi, dans les limites étroites de cet article, d'offrir un compte-rendu exhaustif de l'un des textes les plus controversés du Concile. Je me bornerai à citer la conclusion que les pères lui ont donnée, elle me semble porter toute l'intention du texte, avec ses reprises, ses timidités et ses contradictions : « Le concile déclare avoir conscience que ce projet sacré, la réconciliation de tous les chrétiens dans l'unité d'une seule et unique (unius et unicae) Eglise du Christ, dépasse les forces et les capacités humaines... » (n°24).

Qu'est-ce que la communion ecclésiale entre chrétiens ?

Dans cette formule, se trouve très clairement distinguées l'Eglise catholique (qui est aujourd'hui à côté d'autres Eglises et communautés chrétiennes) et l'Eglise du Christ une et unique, apparaissant comme le destin commun de tous les frères séparés. « Ce nous est une joie, constatent les pères, de voir nos frères séparés regarder vers le Christ comme la source et le centre de la communion ecclésiale » (n°20). Le regard commun vers le Christ fixe une communion réelle entre tous ceux qui, à cause de ce regard, peuvent se  dire chrétiens. Elle a, bien entendu, ses degrés divers, elle se réalise inégalement selon les communautés séparées, mais elle existe déjà, en dehors des limites réelles de l'Eglise catholique. Certes, précisait Lumen gentium, « l'Eglise de Dieu subsiste dans l’Eglise catholique » (LG 8), mais on peut dire que l’Eglise de Dieu subsiste aussi dans ces communautés en vertu de leur regard vers le Christ.

Cette théorie des degrés de communion repérables dans n'importe quelle communauté chrétienne est aujourd'hui tellement vulgarisée qu'elle paraît au-dessus de toute critique. On ajoute pour faire bonne mesure que ces degrés de communion se déterminent très "objectivement", en fonction d'éléments de communion, comme par exemple certains sacrements qui restent communs à diverses confessions chrétiennes. Le concile insiste sur le fait qu'il n'est même pas nécessaire que ces sacrements soient valides pour constituer des éléments de communion : « Les communautés ecclésiales séparées de nous, lorsqu'elles célèbrent à la Sainte Cène le mémorial de la mort et de la résurrection du Seigneur, professent que la vie consiste en la communion au Christ et attendent son retour glorieux » (UR n°22)[ii].

II s'agit ici clairement des communautés protestantes qui n'ont pas la foi en la présence réelle et substantielle du Christ dans l'eucharistie. II est dit que leur Cène, simple mémorial des paroles du Christ le Jeudi saint peut faire fonction d'élément objectif de communion avec les catholiques, dans un même regard vers le Christ et dans une même attente de son retour dans la gloire.

La vie de l'Eglise n'est pas un roman russe

Cette manière de valoriser éhontément la subjectivité croyante des communautés séparées (même lorsqu'elle s'exprime de manière contraire à la foi catholique) ne peut mener qua donner force de loi à des absurdités ecclésiales (ou religieuses). Tout se passe comme si dans leur enthousiasme aggiomamentiste, les Pères avaient simplement perdu toute idée de la norme ultime de nos fidélités de chrétiens. Cette norme, ce n'est pas une image ou une représentation subjective du Christ, que se feraient plus ou moins tous les chrétiens, quelle que soit leur confession, c'est l'autorité de la parole révélée sur nos esprits et sur nos coeurs. A quoi sert de reconnaître une certaine image du Christ, si cette image ne correspond pas à l'autorité de la parole écrite et de la parole transmise depuis l'origine de l'Eglise ? L'exemple de la Cène protestante, qui, à lire les pères conciliaires, devient un élément de communion entre catholiques et protestants fera saisir ce que le subjectivisme de cette représentation des degrés de communion peut avoir d'inepte. Le Christ nous a transmis une parole sacramentelle, c'est-à-dire une parole qui réalise ce quelle signifie. Prendre cette parole sacramentelle pour l'élément d'un simple récit, comme le font les protestants, c'est évidemment trahir le don que l'on a reçu de Dieu! Comment envisager qu'une telle trahison puisse être signe de communion ? On se demande parfois si les pères conciliaires n'ont pas eu tendance à confondre la vie de l'Eglise avec un roman russe, en conjuguant sans le moindre embarras des propositions opposées en un imbroglio qui comme toutes les vraies contradictions ne pourra se dénouer que dans l'horreur...

Certains, en me lisant ne manqueront pas de crier à l'extrinsécisme et au culte obsessionnel de l'autorité. C'est qu'ils ont oublié la nature même de la foi. Qu'est-ce que la foi ? Le père Garrigou Lagrange dans son célèbre De revelatione ne manquait pas d'insister sur le fait que le motif formel de la foi est l'autorité de Dieu qui se révèle. La manière dont le décret sur l'œcuménisme met entre parenthèses l'autorité de la parole de Dieu, au profit d'un jeu de ressemblances et de dissemblances dans les représentations que se font de cette parole les subjectivités croyantes, voilà qui signe sans doute la nullité spirituelle de cet essai de modernisation de la foi de l’Eglise qu’est Vatican II. Moderniser les formes de la foi ? S'il s'agit de couper ces formes de ce qui est la seule garantie de leur authenticité et de leur fécondité, s'il s'agit d'envisager les formes de la foi en dehors de l'autorité de Dieu qui nous les révèle en Jésus-Christ, quel profit peut tirer l’Eglise d'une telle épochè ? N'est-ce pas succomber à la tentation du miroir ? N'est-ce pas - pour les chrétiens – s’exposer à se regarder les uns les autres avec une sorte de parti pris de satisfaction réciproque, au lieu de se laisser former par l'autorité de la parole divine à laquelle on se remet sans condition ? Cette dernière attitude est évidemment moins confortable! Elle signifie que chaque subjectivité accepte de se laisser mettre en cause par l'autorité de la parole transmise. Mais peut-on véritablement se dire chrétien, si l'on ne consent pas de tout coeur à cette mise en cause permanente de soi-même, de ses tendances et de ses inclinations personnelles, de ses préférences propres ? La fidélité véritable d'un chrétien n'est-elle pas l'autre nom de cette aptitude à se laisser interroger, à se laisser transcender par l'objectivité de sa foi ? L'œcuménisme authentique, au lieu de céder à cette tentation de jouer avec les représentations de la foi ne devrait-il pas consister en cette inspection circonspecte de notre aptitude chrétienne à la fidélité ? II est clair en tout cas que c'est dans la Tradition elle-même, dans la Tradition intégrale, dans notre aptitude à la recevoir et à l'incarner que gît la richesse splendide qui seule réconciliera les chrétiens entre eux. Imaginer que l'on puisse, en se fondant sur les représentations subjectives de chacun, parvenir à l'union, c'est se payer de mots. Et c'est transformer la foi divine en une représentation humaine plus ou moins approximative. C'est anéantir le coeur même de l'acte de foi en substituant à la vie dans la fidélité une image empaillée à laquelle d'ailleurs on ne se privera pas de faire subir retouches sur retouches... par petites touches.

2- La question du dialogue interreligieux

Nous avons évoqué la théologie des religions qui est sous-jacente à la démarche oecuménique issue du concile. Mais quelle est la théologie que met en mouvement l'impératif du dialogue interreligieux ? Elle obéit radicalement aux mêmes principes que celle que mobilise l’œcuménisme  faussé - en vogue dans les années Cinquante - et qui est celui sur lequel fait fonds Vatican II, celui que nous venons d'évoquer sommairement.

Le dialogue interreligieux privilégiera la représentation de la foi par rapport à la foi véritable, adhésion à l'autorité du Dieu qui se révèle à nous.

Dans les limites de cet article, nous ne prendrons qu’un seul exemple, celui du dialogue avec les musulmans. Le Concile Moque à deux reprises, une fois dans Lumen gentium et une autre fois dans Nostra aetate. Le premier texte est signé le 21 novembre 1964 ; le second le 20 octobre 1965. Entre les deux, l'évolution est significative, mais la méthode est la même: il s’agit de découvrir les éléments de communion que les catholiques ont en commun avec les musulmans. La référence commune aux deux approches, c’est la foi d'Abraham. Dans Lumen gentium, au n°16, on peut lire que « les musulmans professent avoir la foi d'Abraham », Dans Nastra aetate, il est dit que « les musulmans adorent le Dieu un, qui a parlé aux hommes (...) comme s'est soumis à Dieu Abraham, auquel la foi islamique se réfère volontiers ».

Une communion avec les musulmans

Il est patent dans les deux textes que la foi se réduit à la représentation de la foi.

Ainsi, d'après Lumen gentium, les musulmans « professent avoir la foi d'Abraham » ; manifestement, pour les rédacteurs, leur profession, leur représentation subjective de la foi d'Abraham vaut cette foi, mais cela reste implicite. Dans Nostra aetate, le pas est franchi : « la foi islamique se réfère volontiers à Abraham qui s’est soumis à Dieu ». On remarque dans ce deuxième texte l'expression « fides islamica ». Le jeu de miroir de la représentation d'une foi professée s'est substitué à la réalité d'un véritable acte de foi. Désormais, les musulmans qui disent avoir la foi d'Abraham ont donc (selon Vatican II) une foi islamique, variante de la foi chrétienne et qui les ordonne (d'une manière que Dieu connaît) à la communauté chrétienne. C'est en vertu de cette foi qu’ils « adorent le Dieu un qui a parlé aux hommes », le Dieu de Mohammed apparaît ici comme le Dieu véritable, le Dieu d'Abraham et celui de Jésus Christ... Le tour est joué. Mais c'est un tour. Un procédé d'illusionniste spirituel, qui se sert de la représentation abstraite d'une fides abrahamica pour englober dans le même modèle tous ceux qui pensent pouvoir s'y retrouver, tous ceux qui se représentent (chacun selon son point de vue) la fides abrahamica comme une part de son héritage (le texte latin de Lumen gentium dit: qui fidem Abrahae se tenere profitentes).

Le lecteur critique estimera sans doute que je pinaille - mais ce n'est pas de pinaillerie qu'il s'agit. Je cherche à mettre au jour la structure profonde du raisonnement unitariste. Il me semble que la nouvelle théologie des religions repose toujours sur la transformation de l'acte de foi (qui consiste traditionnellement en une adhésion à l'autorité du Dieu qui se révèle) en une représentation subjective modulable, où l'on joue sur les ressemblances au lieu de juger des racines mêmes du Croire, et de son déploiement vital (ou de son non-déploiement) dans la fécondité d'une Parole reçue (ou dans la stérilité des refus).

La foi : acte et représentation

Cette théologie des religions participe intellectuellement de ce que Michel Henry nommait fortement la barbarie, cette idolâtrie des représentations humaines, qui éteint le jaillissement de la vie chrétienne, nativement divine puisque gracieuse, en l'objectivant et en l'équiparant à d'autres phénomènes spirituels, plus ou moins ressemblants extrinsèquement entre eux... Comme dit le premier paragraphe de Nostra aetate : « Dans sa tâche de promouvoir l'unité et la charité entre les hommes, et même entre les peuples, l'Eglise examine d'abord ce qu'ils ont en commun et qui les pousse à vivre ensemble leur destinée. »

II faudrait un travail précis sur les origines du nouveau concept de communion. Il apparaît en tout cas qu'il permet une sorte de concordance universelle des religions, au nom d'une ressemblance toujours invoquée entre différentes formes religieuses objectivées, qui comme telles sont autant de feuilles mortes, dans un monstrueux herbier.


[i] Sur cette question de la théologie des religions, telle quelle se dessine à Vatican II, on trouvera un débat sans concession entre le Père Bonino, directeur de la Revue thomiste et moi-même, dans Nous formons un seul corps, livre publié sous la direction de M. l’abbé Héry aux éditions FX de Guibert en 2000.

[ii] Nous prenons cet exemple de la Cène protestante comme signe de communion chrétienne Parce qu’il est sans doute l’un des plus éloquents. Il faudrait évidemment faire le même genre de travail sur d'autres ‘éléments’ de communion, que ce soit des éléments sacramentels, comme le baptême, ou des éléments non sacramentels, comme la Bible (voir UR n°21).