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Vatican II : les sacrements désubstantiés

Alain Rauwel

Nouvelle revue CERTITUDES - juillet-août-septembre 2002 - n°11

Il vaudrait la peine de compiler une « Théologie sacramentaire de Vatican II », qui comprendrait à la fois une théorie générale du signe efficace et une étude de chacun des éléments du septénaire sacramentel. On se doute bien qu'en deux séances de travail, la commission ad hoc du symposium de Paris ne pouvait voir aussi grand. C'est donc essentiellement autour de deux sacrements, d'ailleurs très intimement liés, qu'elle a organisé ses travaux : l’Ordre et l’Eucharistie - le premier parce que c'est lui qui fait de l'Eglise une structure hiérarchique et qui la modèle comme catholicité, le second parce qu'il en est, chacun le sait, le cœur battant et la source de vie.

Mais une question se pose d'emblée : y a-t-il bien, pour Vatican II, sept sacrements ? Si l'on prend les textes à la lettre, il faudrait plutôt dire huit. A cinq reprises dans les documents conciliaires revient en effet la définition de l'Eglise comme « sacrement fondamental », duquel dériveraient tous les autres (p. ex. Lumen gentium 1). C'est du P. Rahner que sort directement ce curieux concept, et il ne peut apparaître que comme très aplatissant, dans la mesure où il place à la racine de toute la vie sacramentelle une réalité définie comme prioritairement sociale, donc « horizontale » et incapable de réaliser autre chose qu'une communauté humaine, dont on ne sait ni vers quoi elle tend ni à qui elle est ordonnée.

Il fallait balayer la notion même de rite

On comprend mieux, à la lumière de cette représentation de l'Eglise, pourquoi la question liturgique était à ce point centrale aux yeux des « hommes de Vatican II ». Il fallait bien, comme le préconise Sacrosanctum concilium, « aménager la structure des rites » (38) ; il fallait faire plus : balayer la notion de rite. C'est même là toute l'oeuvre liturgique du Concile : remplacer la théologie classique du rite, fondée sur le respect du premier commandement et la pratique de la vertu de religion, par une théologie de la célébration, destinée avant tout à rassembler le « peuple de Dieu », sujet nouveau de faction sacrée.

Le sacerdoce catholique, dans ce processus, ne pouvait qu'être profondément remis en cause. On pense bien sûr spontanément à l'énorme amplification subie alors par le thème du sacerdoce commun des fidèles. Autant il n'est pas acceptable de contester l'existence de ce sacerdoce, qui a pour lui l’évidence des Ecritures (Ia Petri), autant il convient de se poser la question de son étendue. Sur ce point, on n'exagère pas en disant que les rédacteurs de Lumen gentium se sont livrés à une véritable manipulation textuelle en laissant penser (dans une note au § 11) que Pie XII aurait par avance soutenu, dans Mediator Dei, la formule « les fidèles offrent à Dieu la sainte victime » entendue stricto sensu, alors que l'encyclique s'occupe précisément de restreindre son sens à une union des vœux aux intentions du prêtre...

De la même manière, tout le discours de Presbyterorum ordinis sur la définition du sacerdoce ministériel traduit une inversion des priorités entre ordination au Corps eucharistique et ordination au Corps mystique. L'exposé privilégie en effet, dans son ordre de présentation, la fonction prédicante à la fonction sacramentelle, en opposition formelle aux décrets tridentins. De plus, la préférence fréquente accordée à « presbyter » aux dépens de « sacerdos » est loin d'être innocente. Au bout du compte, le prêtre de Vatican II, bien plus que l'homme du Sacrifice, est l'homme du bien commun. Ce n'est qu'un chairman, « non plus un sacrificateur qui, aussi, préside, mais un président qui, aussi, sacrifie ». Sur ce point, le renversement des valeurs est total.

Au nom de la logique, on pourrait penser qu'à un homme atteint par une mutation identitaire si profonde, il faudrait un rituel encore plus propre à le disposer à agir selon ce que veut l'Eglise, pour assurer la validité des sacrements. Or c'est précisément le contraire qui est advenu. Les prières ecclésiastiques (celles de la Messe au premier chef) ont été systématiquement amputées des termes explicites qui y figuraient auparavant pour laisser place à des formulations vagues susceptibles à la fois d'une interprétation orthodoxe et d'une lecture moderniste ; elles ont été récrites à coup d'omissions calculées. Rien dans tout cela d'explicitement erroné ou hérétique, il faut le redire, mais un bilan incontestable d'insuffisance, de pauvreté doctrinale voulue, systématique. C'est pourquoi il faut affirmer des livres nouveaux promus par les Pères conciliaires qu'ils sont « inaptes à produire une louange droite ».

L'Offertoire principale victime de la Réforme

L'offertoire a été peut-être la principale victime de la réforme. C'est là que l'on observe le mieux la réduction du culte à une exaltation de l'homme, de son travail, de sa capacité de transformation du monde... La référence au destinataire des dons s'est estompée, et plus encore. Ne reste qu'une sorte d'optimisme naïf, à l'indéniable saveur marxienne. Pour défendre ce point de vue, les « experts » conciliaires ont beaucoup brandi les sacramentaires orientaux, prétendant que l'anticipation sacrificielle de l'Offertoire romain était contredite par les pratiques, forcément plus « authentiques », des autres sièges apostoliques. Une observation attentive montre qu'il n'en est rien (1), et qu'ici comme ailleurs l'histoire dont on se vantait tant de suivre les leçons a été instrumentalisée.

On a souvent défini ce triste phénomène comme une « protestantisation ». Il faut s'entendre sur ce mot. Il ne signifie pas d'abord que le NOM a été écrit sous les yeux d'observateurs « séparés » et avec le souci constant de ne pas leur déplaire. Il marque bien plutôt catholiques l'assimilation profonde - et beaucoup plus inquiétante - du fondement même de la pensée de Luther, à savoir une conception dialectique des vérités de la foi. C'est parce qu'on estimait à tort que l'insistance sur le Sacrifice était autant de terrain perdu pour le mémorial qu'on en est venu à cette aberration trop connue, hélas, que représente l'article 7 de la présentation du NOM dans sa première rédaction. Et c'est sur ce champ empoisonné de la dialectique que les théologiens de Tradition doivent absolument refuser de se placer. II n'y aurait en effet pas pire danger que de défendre le Sacrifice contre le mémorial. Une saine théologie, on le sait bien, peut et doit tenir à la fois les deux termes.

Justement, n'y aurait-il pas aujourd'hui, à Rome, un retour à une plus saine théologie des sacrements ? C'est ce que proclament les catholiques de la tendance papaline, mettant en avant l’ouvrage du cardinal Ratzinger, L'Esprit de la liturgie. Bien sûr, les apparences sont favorables au cardinal : personne ne niera que son éloge de l'autel orienté ou du Canon silencieux ne fassent plaisir au lecteur. Mais s'en tenir à ces faits très apparents empêche de prendre en compte les conceptions fondamentales qui sous-tendent le propos. Ce qui est en cause, c'est la vision ratzingérienne du sacrifice, qui n'apparaît plus comme l'offrande de Lui-même faite par le Fils sur l’autel de la Croix, mais comme le sacrifice du Verbe, assimilé au « oui éternel du Christ à Son Père », en un schéma où le Calvaire a été comme raboté. De plus, cette modification du point de vue sur le Sauveur n'est que la première étape d'un glissement vers une offrande de l’homme, purement intérieure, où chair et sang ont disparu, comme maudits (2). Tout cela peut-il vraiment se dire encore catholique ?

Un regard critique sur ceux qui se revendiquent comme les porte-parole de la Tradition ne signifie pas que toutes les questions sont résolues. Les discussions du symposium ont permis de poser tel ou tel problème sur lequel il faudra travailler encore.

Peur de la vérité - Peur de l'erreur

Pour prendre un exemple particulièrement intéressant, le statut exact des documents liturgiques comme sources doctrinales demanderait à être dûment précisé. Dom Guéranger a, semble-til, été l'un des premiers à considérer les monuments du culte chrétien comme des loci theologici, les situant même avant les Pères. Mais la formule demanderait à être nuancée, car on ne saurait assimiler des déclarations magistérielles ou doctorales et une anaphore. Dans quelle mesure ? Il y faut plus ample examen. Le sujet est sensible, tant il est vrai que l'une des charges les plus lourdes qui pèsent sur le rituel des sacrements revu par Vatican II est le didactisme, soit un contresens qui voudrait transformer en catéchèse ce qui doit rester parole efficace et parole de louange avant toute chose.

Le constat le plus universel, au final, est celui de Vatican II comme mélange. Le correct et le dangereux, l’indiscutable et le très discutable, y sont sans cesse associés, et ce n'est pas le résultat du hasard. Cette imperfection permanente a été voulue, et voulue par des gens qui avaient peur. Peur de la Vérité dans tout son tranchant, qu'ils ne voulaient plus servir ; peur de ferreur explicite, trop visible, reçue mais jamais clairement avouée. Les catholiques rassemblés pour le symposium de Paris se voudraient libérés de cette peur. Le « sacramentum paschale » (collecte du vendredi de Pâques), autour duquel ont gravité leurs réflexions, leur est une citadelle.


1. Cf. la très importante contribution de S. Wailliez, L'Offertoire à la lumière des rits apostoliques d'Orient, Catholica 77, automne 2002, p. 78-95.

2. Cf. l’analyse de l’abbé Chr. Héry, La Liturgie du cardinal, Certitudes 8, oct.-dec. 2001, p. 106-114.