Il
vaudrait la peine de compiler une « Théologie sacramentaire de
Vatican II », qui comprendrait à la fois une théorie générale
du signe efficace et une étude de chacun des éléments du septénaire
sacramentel. On se doute bien qu'en deux séances de travail, la
commission ad hoc du symposium de Paris ne pouvait voir aussi grand.
C'est donc essentiellement autour de deux sacrements, d'ailleurs très
intimement liés, qu'elle a organisé ses travaux : l’Ordre et
l’Eucharistie - le premier parce que c'est lui qui fait de l'Eglise
une structure hiérarchique et qui la modèle comme catholicité, le
second parce qu'il en est, chacun le sait, le cœur battant et la source
de vie.
Mais
une question se pose d'emblée : y a-t-il bien, pour Vatican II, sept
sacrements ? Si l'on prend les textes à la lettre, il faudrait
plutôt dire huit. A cinq reprises dans les documents conciliaires
revient en effet la définition de l'Eglise comme « sacrement
fondamental », duquel dériveraient tous les autres (p. ex. Lumen
gentium 1). C'est du P. Rahner que sort directement ce curieux
concept, et il ne peut apparaître que comme très aplatissant, dans la
mesure où il place à la racine de toute la vie sacramentelle une réalité
définie comme prioritairement sociale, donc « horizontale » et
incapable de réaliser autre chose qu'une communauté humaine, dont on
ne sait ni vers quoi elle tend ni à qui elle est ordonnée.
Il
fallait balayer la notion même de rite
On
comprend mieux, à la lumière de cette représentation de l'Eglise,
pourquoi la question liturgique était à ce point centrale aux yeux des
« hommes de Vatican II ». Il fallait bien, comme le préconise Sacrosanctum
concilium, « aménager la structure des rites » (38) ; il
fallait faire plus : balayer la notion de rite. C'est même là toute
l'oeuvre liturgique du Concile : remplacer la théologie classique du rite,
fondée sur le respect du premier commandement et la pratique de la
vertu de religion, par une théologie de la célébration, destinée
avant tout à rassembler le « peuple de Dieu », sujet nouveau de
faction sacrée.
Le
sacerdoce catholique, dans ce processus, ne pouvait qu'être profondément
remis en cause. On pense bien sûr spontanément à l'énorme
amplification subie alors par le thème du sacerdoce commun des fidèles.
Autant il n'est pas acceptable de contester l'existence de ce
sacerdoce, qui a pour lui l’évidence des Ecritures (Ia Petri),
autant il convient de se poser la question de son étendue. Sur ce
point, on n'exagère pas en disant que les rédacteurs de Lumen
gentium se sont livrés à une véritable manipulation textuelle en
laissant penser (dans une note au § 11) que Pie XII aurait par avance
soutenu, dans Mediator Dei, la formule « les fidèles offrent à
Dieu la sainte victime » entendue stricto sensu, alors que
l'encyclique s'occupe précisément de restreindre son sens à une union
des vœux aux intentions du prêtre...
De
la même manière, tout le discours de Presbyterorum ordinis sur
la définition du sacerdoce ministériel traduit une inversion des
priorités entre ordination au Corps eucharistique et ordination au
Corps mystique. L'exposé privilégie en effet, dans son ordre de présentation,
la fonction prédicante à la fonction sacramentelle, en opposition
formelle aux décrets tridentins. De plus, la préférence fréquente
accordée à « presbyter » aux dépens de « sacerdos » est loin
d'être innocente. Au bout du compte, le prêtre de Vatican II, bien
plus que l'homme du Sacrifice, est l'homme du bien commun. Ce n'est
qu'un chairman, « non plus un sacrificateur qui, aussi, préside, mais
un président qui, aussi, sacrifie ». Sur ce point, le renversement des
valeurs est total.
Au
nom de la logique, on pourrait penser qu'à un homme atteint par une
mutation identitaire si profonde, il faudrait un rituel encore plus
propre à le disposer à agir selon ce que veut l'Eglise, pour
assurer la validité des sacrements. Or c'est précisément le contraire
qui est advenu. Les prières ecclésiastiques (celles de la Messe au
premier chef) ont été systématiquement amputées des termes
explicites qui y figuraient auparavant pour laisser place à des
formulations vagues susceptibles à la fois d'une interprétation
orthodoxe et d'une lecture moderniste ; elles ont été récrites à
coup d'omissions calculées. Rien dans tout cela d'explicitement erroné
ou hérétique, il faut le redire, mais un bilan incontestable
d'insuffisance, de pauvreté doctrinale voulue, systématique. C'est
pourquoi il faut affirmer des livres nouveaux promus par les Pères
conciliaires qu'ils sont « inaptes à produire une louange droite ».
L'Offertoire
principale victime de la Réforme
L'offertoire
a été peut-être la principale victime de la réforme. C'est là que
l'on observe le mieux la réduction du culte à une exaltation de
l'homme, de son travail, de sa capacité de transformation du monde...
La référence au destinataire des dons s'est estompée, et plus encore.
Ne reste qu'une sorte d'optimisme naïf, à l'indéniable saveur
marxienne. Pour défendre ce point de vue, les « experts »
conciliaires ont beaucoup brandi les sacramentaires orientaux, prétendant
que l'anticipation sacrificielle de l'Offertoire romain était
contredite par les pratiques, forcément plus « authentiques », des
autres sièges apostoliques. Une observation attentive montre qu'il n'en
est rien (1), et qu'ici comme ailleurs l'histoire dont on se vantait
tant de suivre les leçons a été instrumentalisée.
On
a souvent défini ce triste phénomène comme une « protestantisation
». Il faut s'entendre sur ce mot. Il ne signifie pas d'abord que le NOM
a été écrit sous les yeux d'observateurs « séparés » et avec
le souci constant de ne pas leur déplaire. Il marque bien plutôt
catholiques l'assimilation profonde - et beaucoup plus inquiétante - du
fondement même de la pensée de Luther, à savoir une conception
dialectique des vérités de la foi. C'est parce qu'on estimait à tort
que l'insistance sur le Sacrifice était autant de terrain perdu pour le
mémorial qu'on en est venu à cette aberration trop connue, hélas, que
représente l'article 7 de la présentation du NOM dans sa première rédaction.
Et c'est sur ce champ empoisonné de la dialectique que les théologiens
de Tradition doivent absolument refuser de se placer. II n'y aurait en
effet pas pire danger que de défendre le Sacrifice contre le mémorial.
Une saine théologie, on le sait bien, peut et doit tenir à la fois les
deux termes.
Justement,
n'y aurait-il pas aujourd'hui, à Rome, un retour à une plus saine théologie
des sacrements ? C'est ce que proclament les catholiques de la
tendance papaline, mettant en avant l’ouvrage du cardinal Ratzinger, L'Esprit
de la liturgie. Bien sûr, les apparences sont favorables au
cardinal : personne ne niera que son éloge de l'autel orienté ou du
Canon silencieux ne fassent plaisir au lecteur. Mais s'en tenir à ces
faits très apparents empêche de prendre en compte les conceptions
fondamentales qui sous-tendent le propos. Ce qui est en cause, c'est la
vision ratzingérienne du sacrifice, qui n'apparaît plus comme
l'offrande de Lui-même faite par le Fils sur l’autel de la Croix,
mais comme le sacrifice du Verbe, assimilé au « oui éternel du Christ
à Son Père », en un schéma où le Calvaire a été comme raboté. De
plus, cette modification du point de vue sur le Sauveur n'est que la
première étape d'un glissement vers une offrande de l’homme,
purement intérieure, où chair et sang ont disparu, comme maudits (2).
Tout cela peut-il vraiment se dire encore catholique ?
Un
regard critique sur ceux qui se revendiquent comme les porte-parole de
la Tradition ne signifie pas que toutes les questions sont résolues.
Les discussions du symposium ont permis de poser tel ou tel problème
sur lequel il faudra travailler encore.
Peur
de la vérité - Peur de l'erreur
Pour
prendre un exemple particulièrement intéressant, le statut exact des
documents liturgiques comme sources doctrinales demanderait à être dûment
précisé. Dom Guéranger a, semble-til, été l'un des premiers à
considérer les monuments du culte chrétien comme des loci
theologici, les situant même avant les Pères. Mais la formule
demanderait à être nuancée, car on ne saurait assimiler des déclarations
magistérielles ou doctorales et une anaphore. Dans quelle mesure ?
Il y faut plus ample examen. Le sujet est sensible, tant il est vrai que
l'une des charges les plus lourdes qui pèsent sur le rituel des
sacrements revu par Vatican II est le didactisme, soit un
contresens qui voudrait transformer en catéchèse ce qui doit rester
parole efficace et parole de louange avant toute chose.
Le
constat le plus universel, au final, est celui de Vatican II comme mélange.
Le correct et le dangereux, l’indiscutable et le très discutable, y
sont sans cesse associés, et ce n'est pas le résultat du hasard. Cette
imperfection permanente a été voulue, et voulue par des gens qui
avaient peur. Peur de la Vérité dans tout son tranchant, qu'ils ne
voulaient plus servir ; peur de ferreur explicite, trop visible, reçue
mais jamais clairement avouée. Les catholiques rassemblés pour le
symposium de Paris se voudraient libérés de cette peur. Le «
sacramentum paschale » (collecte du vendredi de Pâques), autour
duquel ont gravité leurs réflexions, leur est une citadelle.
1.
Cf. la très importante contribution de S. Wailliez, L'Offertoire à
la lumière des rits apostoliques d'Orient, Catholica 77,
automne 2002, p. 78-95.
2.
Cf. l’analyse de l’abbé Chr. Héry, La Liturgie du cardinal,
Certitudes 8, oct.-dec. 2001, p. 106-114.
|