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Villiers ou le songe réactionnaire

Joël Prieur

Nouvelle revue CERTITUDES - juillet-août-septembre 2002 - n°11

Lorsqu’on évoque la figure du poète maudit, on parle souvent de Rimbaud dont la courte vie littéraire fut comme une saison en enfer ; on lui associe Verlaine, le musicien désenchanté, encore et toujours prêt à flirter avec la rime, mais pour chercher une Sagesse, parce qu'il est fatigué de jouer avec la vie... On oublie hélas le plus désespéré et le moins désabusé, le plus inattendu et le moins repenti de toute cette clique des décadents, j'ai nommé Matthias, comte Villiers de l'Isle-Adam, dernier descendant en ligne directe de cette illustre famille, qui compta deux grands maîtres de l'Ordre de Malte parmi ses membres. Notre héros imagine sa vie de bohême, Rue de Maubeuge, comme une sorte de protestation chevaleresque lancée avec toute l'emphase de son éloquence au monde, désespérément bas de plafond, réglementé, normalisé, formaté, que la bourgeoisie installait peu à peu dans les pays dits civilisés. Déphasé de sang froid, nostalgique au sang chaud, notre Cyrano littéraire n'est à l'aise qu'au café, lorsqu'il peut - après deux ou trois verres d'absinthe - emmener son auditoire captivé devant Damiette, en compagnie des Croisés, ou promener une assistance subjuguée dans les arcanes que dévoile son contemporain, le mystérieux mage Eliphas Lévi. Entre magie et chrétienté, Villiers est - c'est vrai - un habitué du monastère de. Solesmes où il côtoie familièrement la grande ombre de Dom Guéranger et où il croise Louis Veuillot ; mais c est en même temps un assidu de la « Maison dorée », bordel de luxe où, l'opium aidant, on se livre à toutes les expériences les plus glauques. Jean-Paul Bourre a aimé cette figure tout en contrastes. Il ne cherche pas à faire oeuvre d'érudition ennuyeuse mais il nous invite à suivre du regard ce grand imaginatif, ce prince des lettres qui courut toute sa vie après sa couronne. Il célèbre « la modernité émotionnelle » (p. 63) de ce Maudit des Dieux qu’aimèrent les Muses. Sa fascination pour les transgressions les plus improbables, ses désirs où l'Amour et la mort se croisent sans jamais se gêner, ses fidélités blessées, au roi d'abord, à la Bretagne ensuite, à sa famille toujours, les contradictions de son personnage font de lui un être qui a suivi jusqu'au déchirement l'injonction rimbaldienne de l'« absolument moderne ». Le poète paroxystique devient une sorte de visionnaire. Dans L'Eve future par exemple, Villiers annonce l'ère du virtuel, en rêvant d'une « femme électrique » qui réaliserait tous les fantasmes imaginables, mieux que toutes les femmes ‘réelles’. On peut dire que toute sa vie a été marquée par cette confusion entre le rêve et la réalité : il a rêvé sa noblesse, il a rêvé ses amours, il a rêvé sa gloire, pour se retrouver finalement, grelottant, dans un piètre garni dont il avait vendu tous les meubles. Ce prophète offre aussi comme une sorte de quintessence enivrante et nécessairement décalée de tous les poisons du romantisme finissant. Si quelqu’un a vécu dans sa chair toutes les aberrations grandiloquentes du stupide XIXe siècle, c'est bien lui. Grand lecteur de Hegel, il a mis en image le roman philosophique du professeur allemand, en faisant de la foi une sorte de Schiboletth créateur, un Sésame tout puissant pour conjurer la vieillesse du monde "réel", une sorte de philtre magique qui permet à l'Histoire de prendre un cours noble, digne de l’Homme et de ses rêves.

Le livre de Jean-Paul Bourre est un essai stimulant - à lire d'une traite - sur les misères étalées et sur la splendeur cachée de notre pauvre monde, où toutes nos transgressions rendent un hommage paradoxal à la lumière.

Jean-Paul Bourre, Villiers de l’Isle-Adam, splendeur et misère, éd. Les Belles Lettres.