Lorsqu’on
évoque la figure du poète maudit, on parle souvent de Rimbaud dont la
courte vie littéraire fut comme une saison en enfer ; on lui associe
Verlaine, le musicien désenchanté, encore et toujours prêt à flirter
avec la rime, mais pour chercher une Sagesse, parce qu'il est fatigué
de jouer avec la vie... On oublie hélas le plus désespéré et le
moins désabusé, le plus inattendu et le moins repenti de toute cette
clique des décadents, j'ai nommé Matthias, comte Villiers de
l'Isle-Adam, dernier descendant en ligne directe de cette illustre
famille, qui compta deux grands maîtres de l'Ordre de Malte parmi ses
membres. Notre héros imagine sa vie de bohême, Rue de Maubeuge, comme
une sorte de protestation chevaleresque lancée avec toute l'emphase de
son éloquence au monde, désespérément bas de plafond, réglementé,
normalisé, formaté, que la bourgeoisie installait peu à peu dans les
pays dits civilisés. Déphasé de sang froid, nostalgique au sang
chaud, notre Cyrano littéraire n'est à l'aise qu'au café, lorsqu'il
peut - après deux ou trois verres d'absinthe - emmener son auditoire
captivé devant Damiette, en compagnie des Croisés, ou promener une
assistance subjuguée dans les arcanes que dévoile son contemporain, le
mystérieux mage Eliphas Lévi. Entre magie et chrétienté, Villiers
est - c'est vrai - un habitué du monastère de. Solesmes où il côtoie
familièrement la grande ombre de Dom Guéranger et où il croise Louis
Veuillot ; mais c est en même temps un assidu de la « Maison dorée »,
bordel de luxe où, l'opium aidant, on se livre à toutes les expériences
les plus glauques. Jean-Paul Bourre a aimé cette figure tout en
contrastes. Il ne cherche pas à faire oeuvre d'érudition ennuyeuse
mais il nous invite à suivre du regard ce grand imaginatif, ce prince
des lettres qui courut toute sa vie après sa couronne. Il célèbre « la
modernité émotionnelle » (p. 63) de ce Maudit des Dieux qu’aimèrent
les Muses. Sa fascination pour les transgressions les plus improbables,
ses désirs où l'Amour et la mort se croisent sans jamais se gêner,
ses fidélités blessées, au roi d'abord, à la Bretagne ensuite, à sa
famille toujours, les contradictions de son personnage font de lui un être
qui a suivi jusqu'au déchirement l'injonction rimbaldienne de l'« absolument
moderne ». Le poète paroxystique devient une sorte de visionnaire.
Dans L'Eve future par exemple, Villiers annonce l'ère du
virtuel, en rêvant d'une « femme électrique » qui réaliserait tous
les fantasmes imaginables, mieux que toutes les femmes ‘réelles’.
On peut dire que toute sa vie a été marquée par cette confusion entre
le rêve et la réalité : il a rêvé sa noblesse, il a rêvé ses
amours, il a rêvé sa gloire, pour se retrouver finalement, grelottant,
dans un piètre garni dont il avait vendu tous les meubles. Ce prophète
offre aussi comme une sorte de quintessence enivrante et nécessairement
décalée de tous les poisons du romantisme finissant. Si quelqu’un a
vécu dans sa chair toutes les aberrations grandiloquentes du stupide
XIXe siècle, c'est bien lui. Grand lecteur de Hegel, il a mis en image
le roman philosophique du professeur allemand, en faisant de la foi une
sorte de Schiboletth créateur, un Sésame tout puissant pour conjurer
la vieillesse du monde "réel", une sorte de philtre magique
qui permet à l'Histoire de prendre un cours noble, digne de l’Homme
et de ses rêves.
Le
livre de Jean-Paul Bourre est un essai stimulant - à lire d'une traite
- sur les misères étalées et sur la splendeur cachée de notre pauvre
monde, où toutes nos transgressions rendent un hommage paradoxal à la
lumière.
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