Faire
de l'histoire un roman, ce n'est pas forcément insulter la réalité
des événements passés ni tracer une croix sur l'objectivité d'un récit.
Parfois au contraire, le roman nous aide à mieux saisir l'histoire. il
y a des maîtres du genre comme Michel Peyramaure. En abordant ce gros
ouvrage, La Furia, qui nous conte la guerre du jeune Bonaparte en
Italie au tournant du XVIIIe siècle, on a l'impression d'abord que
Philippe Bomet entend nous faire partager son enthousiasme pour
l'histoire militaire : chaque bataille, depuis Montenotte, la première
victoire du jeune général républicain, chaque mouvement des troupes
françaises et des troupes impériales est minutieusement reconstitué
(cartes à l'appui). Parfois
notre auteur ose prendre en défaut Napoléon lin même écrivant ses
souvenirs et se trompant sur un chiffre ou sur une date. Quelle précision!
Au fur et à mesure que j'avançais dans l'ouvrage, au rythme fougueux
que donnait à ses troupes ce dieu de la guerre naissant au monde, je
m'inquiétais de la vision d'ensemble que pouvait porter un ouvrage si
pointilliste. Ce luxe, cette profusion romanesque de la reconstitution
historique ne nuit-elle pas à une véritable compréhension de cette
guerre d'Italie, de ses motivations avouables ou inavouables ? me
demandais-je, en passant d'un chapitre à l'autre. Et plus j'avançais.
Plus je constatais, au contraire, que les personnages de cette grande
fresque se
mettaient en place et que le lecteur sortait d'un tel livre avec les idées
claires, sur le Directoire, sur Napoléon et sur son mythe, sur l'Europe
en lutte contre la Révolution française. Manifestement Bornet aime
Napoléon, mais il est sans complaisance avec son héros et le montre
prisonnier de ses commanditaires, de son idéologie personnelle et
finalement de cette armée révolutionnaire dont il est le chef. Parmi
les portraits les plus touchants de cette superbe reconstitution qui
nous fait assister à l'envol de l'aigle, il y a bien sûr les figures
de tel ou tel des futurs maréchaux dont les noms restent attachés à
Paris comme une ceinture de gloire, Murat, Berthier, Masséna, et tant
d'autres plus ou moins célèbres
car la gloire du Corse les a éclaboussés un instant. Mais on s attarde
aussi sur les personnages réels ou imaginaires de certains Autrichiens,
le maréchal Wurmser qui défend Mantoue et lutte contre les Jacobins
impies, ou Hans le jeune volontaire retrouvé mort agrippé à son
drapeau, après Rivoli.
Ce
monde-là, cette Europe-là ne veut pas mourir. Metternich finalement
l'emportera d'ailleurs sur Bonaparte, mais à quel prix ! Nous n'en
sommes - pour lors - qu’au prélude de cette symphonie héroïque qui
ébranla l'Europe jusqu'à Waterloo. Est-ce un présage ? Le livre se
termine sur la mort de Venise, république sérénissime, promenant
orgueilleusement le Lion qui lui sert d'emblème sur tous les rivages de
la Méditerranée et qui n â pas survécu à ces nouveaux républicains,
va-nu-pieds trop impatients de se mettre à table, sans foi ni loi, sans
respect ni piété pour la belle endormie au fond de sa lagune...
C'est
une véritable furia historique qui saisit Philippe Bornet évoquant
Bonaparte, et elle est communicative. Le général Lacaze, préfaçant
cet ouvrage, souhaite que la campagne d'Italie ne soit qu'une « première
étape » dans le travail de l'historien.
Quelle
oeuvre magnifique en perspective: nous faire revivre Austerlitz (c'était
un 2 décembre) et puis Waterloo, nous faire vivre au rythme de la pensée
et au risque des contradictions de ce "petit caporal" que l'on
peut égaler aux plus grands conquérants et dont on peut déplorer en même
temps que sa gloire ait recouvert d'une fine poudre d'or ce que Pierre
Chaunu appelait « le grand déclassement français».
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