Daniel
Lindenberg s'inquiète: et si l'ordre revenait à la mode ? Il est
vrai que « le ventre de la bête immonde n'est plus fécond »
(sic) répète-t-il mécaniquement, comme pour se rassurer lui-même.
Mais lorsqu'on constate, en 2002, l'apparition dans le paysage
intellectuel, français de « nouveaux réactionnaires », il y a tout
de même de quoi s inquiéter, de quoi s'alarmer.
Vigilance!
vigilance! nous crie-t-il, comme au bon vieux temps des années 30. Et
puis le crieur se fait sycophante, il donne
des noms, beaucoup de noms très disparates et, à défaut de chef
d'orchestre, il désigne à la vindicte des bien-pensants deux symboles
qui doivent cristalliser la méfiance de tous les vrais démocrates :
Michel Houellebecq et Maurice Dantec. Le premier est ouvertement
islamophobe et il dit à qui veut l'entendre que le libéralisme sexuel
est une impasse : le monstre, il veut vraiment désespérer Billancourt
et empêcher le monde de tourner rond, pense Lindenberg en parfait
collaborateur de l'ordre
nouveau. Il est vrai (on se console comme on peut) qu'une telle désinvolture
a coûté le Goncourt à cet écrivain de talent, mais - et voilà le
drame d'aujourd'hui - sa notoriété n'a fait que croître depuis lors.
Quant à Dantec, poursuit le délateur, ses insomnies de dépressif
chronique lui ont ouvert un monde de lectures interdites, qu'il assume aujourd'hui
en toute décontraction. Deux siècles après la Révolution française,
il existe donc un auteur pour revendiquer le contre-révolutionnaire
Joseph de Maistre et l'intégrer dans son panthéon littéraire !
Cinquante ans après que l'humanité ait connu
les heures les plus sombres de son histoire, il se trouve un
folliculaire pour défendre la mémoire de Drieu La Rochelle! Etonnement
de Lindenberg, qui décide de mener une enquête exhaustive sur ces
nouveaux réactionnaires. Comment pourrait on les caractériser ?
Lindenberg est bien en peine de nous expliquer pourquoi il met dans le même
sac Pierre Marient et Michel Houellebecq, Alain Finkielkraut et Maurice
Dantec... Il se hasarde néanmoins : « Au fond, ce qui gît au cceur
de cette nouvelle sensibilité et cherche confusément sa formulation
conceptuelle depuis quelques années, c'est un nouveau jugement sur la démocratie
» (p. 14). Les mânes de Charles Maurras, le grand théoricien
royaliste, hantent l'esprit du zélateur stalinien de la Pensée unique.
Son nom revient régulièrement ; il est cité dès la première page à
propos de la célèbre distinction entre le pays réel et le pays légal.
Que signifie cet appel au peuple « réel », se demande Lindenberg,
sinon « une méfiance à l'égard de l'Etat de droit ». M. de
La Palice aurait sans doute apprécié cette explication. Que nous
propose notre zélé zoïle en lieu et place de cette méfiance ?
Une foi inconditionnelle dans « le triangle d'or », démocratie-droit
de l'homme-état de droit (p. 14).
C'est
justement dans cette foi inconditionnelle que gît l'ambiguïté du
livre. Le titre choisi pour cette enquête dans la tribu des
intellectuels marque bien la dualité de Lindenberg lui-même.
L'essayiste entend d'abord décrire un état d'esprit réactionnaire,
qui se marque par une réévaluation des pensées de l'ordre. Cet
ordre-là, c'est entendu, il le déteste, il est détestable et tout le
monde doit le détester. La haine obligatoire n'est plus la haine, pense
sans doute notre entonneur de Patenôtre, s'il pense à quelque chose en
diluant son fiel à chaque page. Mais en même temps qu il nous écrit
sa détestation de l'ordre, ce censeur nous rappelle tous à l'ordre, en
interdisant et en diabolisant toute critique, grâce au bon vieux procédé
de l'amalgame : « Sans inquisition ni vigilance maniaque, on peut
considérer que Dantec restaure une bibliothèque politique qu'il est très
difficile de distinguer de celle que l'on peut trouver dans une
librairie d'extrême droite ou dans les stands d'une fête bleu-blanc-rouge
» (p. 92).
Pour
qui roule Lindenberg ? Le sait-il lui-même ? Il s'agit sans
doute d'un de ces innombrables stipendiés qui adorent leur servitude.
Tout juste,
ce livre nous le montre-t-il parfois comme fasciné par ce qu'il dénonce:
« Certaines des flèches décochées par les nouveaux réactionnaires
vont dans le mille » soupire-t-il (p. 44).
Il
me vient une pensée affreuse : n'y a-t-il pas beaucoup de complaisance
dans ces 95 pages ? Lindenberg ne serait-il pas lui aussi, de manière
plus ou moins consciente, un de ces nouveaux réactionnaires qu'il dénonce ?
Un peu comme ce chroniqueur de cinéma catholique, qui allait voir tous
les films X à l'affiche, en en rendant compte méthodiquement à ses
lecteurs - métier oblige ! Mais au-delà de ces considérations
toutes personnelles, la polémique parisienne suscitée par ce petit
livre mérite sans doute que l'on insiste sur la morale de cette
histoire. En se mettant ouvertement du côté de ceux qui rappellent à
l'ordre, en jouant sans complexe les maîtres censeurs, Lindenberg
montre a contrario où est la liberté de penser et où demeure
l'avenir de l'intelligence. Messieurs les censeurs, bonsoir!
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