Cet
essai prolonge de manière volontiers provocatrice l'annexe 2 de mon
ouvrage Vatican II et l'Evangile. Ce
n'est pas sans un sourire que je donne ici raison à Rimbaud, à Maurras
et au verbe des poètes contre l'immanentisme de Blondel et du cardinal
de Lubac... Mais je suis persuadé que ce sourire n'est pas vain et
qu'il correspond à une mystérieuse invitation à théologiser en vérité.
Contre la dictature du principe de raison suffisante, glorieusement régnant
depuis Leibniz et qui a littéralement possédé les théologiens après
avoir obsédé les philosophes, la poésie nous aide à retrouver cet
au-delà du désir où peut commencer à se poser sereinement la
question de la vérité. Il est évident que dans la possibilité de
cette perspective nouvelle s'ouvre le seul avenir viable du
christianisme au XXIème siècle. Je parle d'à venir, car pour ce qui
est de l'avenir en un seul mot, il n'appartient qu'à Dieu.
Le
concile invoque à plusieurs reprises la médiation de la conscience
humaine dans l'acte de foi que l'homme pose face à la loi de Dieu. Dans
notre livre Vatican II et l'Evangile, nous avons opposé à cette
libre recherche de l'homme, en tête à tête avec « les germes divins
de sa conscience » l'autorité de la Parole transmise, à laquelle
chacun doit véritablement se convertir, pour se laisser transformer et
sauver par elle. Cette autorité n'est pas anecdotique. Elle ne renvoie
pas à un état dépassé de la vie sociale ou à un stade infantile de
l'histoire de l'humanité. Elle est constitutive de la foi du fidèle.
Saint Augustin a eu cette formule célèbre : « Evangelio non crederem
nisi me Ecclesiae catholicae commoveret auctoritas » : Je ne croirais
pas à l'Évangile, si l'autorité de l'Église catholique ne m'y
inclinait pas...
I
- Saint Thomas d'Aquin et le désir de l'homme
Reste
à mieux définir la part d'extériorité et la part d'intériorité que
revêt tout acte de foi. Que faut-il attribuer à la Parole divine et à
son autorité ? Que doit-on donner au désir de l'homme ?
Saint
Thomas d'Aquin récuse d'avance toute dialectique entre l'autorité de
Dieu et la liberté de l'homme ; il aborde directement ce problème - et
de manière nuancée - au Livre IV de la Somme contre les Gentils. A
propos de l'efficacité du sacrement de pénitence, il compare la guérison
physique et la conversion religieuse : « La guérison physique
intervient parfois pour des raisons qui sont totalement intrinsèques,
quand on est rendu à la santé par la seule vigueur de sa nature.
D'autres fois la guérison est à la fois intrinsèque et extrinsèque,
par exemple lorsque l'opération de la nature est relayée par le
bienfait d'un médicament. Il n'arrive pas qu'un malade soit guéri de
manière purement extrinsèque, car le malade possède en lui-même les
principes vitaux à partir desquels la santé est en quelque sorte causée
en lui. Dans l'ordre spirituel, en revanche, il est impossible que [la
conversion] advienne de manière totalement intrinsèque. On a montré
dans le troisième livre que l'homme ne peut être délivré de sa faute
qu'avec l'aide de la grâce. Mais de la même manière que pour la guérison
physique, il est impossible qu'une guérison spirituelle soit totalement
extrinsèque. La santé ne serait pas vraiment rendue à l'âme, si Dieu
ne causait pas des mouvements ordonnés de la volonté dans l'homme.
C'est ainsi que dans le sacrement de pénitence, le salut spirituel nous
arrive de manière à la fois extrinsèque et intrinsèque ».
Paradoxe
du sacrement ! Il agit sous le voile du symbole et non dans le cadre
strict de la raison raisonnante et de son immanence. Mais il « réordonne
le vouloir » humain de manière infiniment plus performante que ne le
feraient des concepts, pourtant transparents et immanents. Comme le
notait déjà avec force le vieux Denys ; chantre inspiré de
l'extrinsécisme chrétien, la foi nous introduit dans une hiérarchie,
qui est plus céleste que terrestre : « la bienheureuse théarchie, qui
est, en tant que Déité naturelle, le principe de toute déification et
dont la divine bonté déifie les déifiés, a octroyé à toute
substance douée de raison et d'intelligence le don de la hiérarchie
pour assurer son salut et sa déification ». Nous sommes
surnaturellement ordonnés à la Métamorphose... Notre place de sauvés,
de rachetés, dans l'ordre universel, dans le nouveau cosmos, dans la
nouvelle création est un don et non un dû... il nous fait participer
à l'être même de Dieu. Notre statut surnaturel est donc hors des
prises de notre conscience puisqu'il nous est impossible de saisir le
divin en lui-même.
Cette
doctrine est classique : l'état de grâce n'est pas connaissable par la
conscience humaine. Saint Thomas le dit clairement :
«
Personne ne peut savoir qu'il possède la science d'une conclusion, s'il
en ignore le principe. Le principe de la grâce et son objet est Dieu
lui-même, qui, à cause de son excellence, n'est pas connu de nous,
selon ce mot de Job au chapitre 36 : « Voici que Dieu est grand et
vainqueur de notre science. » Donc sa présence en nous ou son absence
ne peuvent être connues avec certitude ».
On
se souvient sans doute que le Tribunal de la sainte Inquisition avait
fait demander à Jeanne d'Arc si elle se savait en état de grâce. La
Pucelle avait répondu avec candeur, déjouant le piège que lui
tendaient les théologiens : « Si j'y suis Dieu m'y garde, si je n'y
suis pas, Dieu m'y mette. »
Il
est essentiel de se souvenir que le surnaturel divin -au moins le
surnaturel dit substantiel - est nécessairement inconnaissable, que
Dieu n'est pas accessible à nos sens et que, lorsque c'est notre
intelligence qui cherche à le connaître, il ne laisse découvrir que
son existence. Pour le reste, demeure vraie pour les siècles des siècles
la sentence de Jean l'Evangéliste : « Dieu personne ne l'a vu ».
Saint Thomas d'Aquin affirme, quant à lui, avec toute sa science théologique
que même les anges, avec leurs puissances naturelles, ne peuvent voir
Dieu tel qu'il est...
Mois
alors direz-vous, comment pourrons-nous voir Dieu au Ciel, s'il nous
reste totalement étranger ? Dieu s'imposera-t-Il à nous sans que nous
en ayons le moindre désir ? Une fois de plus, la position de saint
Thomas est nuancée ; on ne l'a pas toujours comprise, pour mieux
l'annexer à l'une ou à l'autre de ces bannières théologiques qui se
sont partagées le champ clos du débat dans l'Église au siècle passé.
Voici un texte peu connu :
«
La substance divine est en dehors de la faculté d'un être créé, mais
elle ne l'est pas comme quelque chose qui lui serait totalement extrinsèque
: le son est totalement extrinsèque à la vue ; la substance immatérielle
est totalement extrinsèque au sensible (car la substance divine est le
premier intelligible et le principe de toute connaissance
intellectuelle). Mais elle est en dehors de la faculté d'un intellect
créé, dans la mesure où elle excède sa puissance. Ainsi certains
objets éminemment sensibles sont en dehors de la faculté de nos sens ».
L'idée
de saint Thomas est simple : il affirme et il réaffirme que Dieu est en
dehors des prises de notre intellect et que, pour le voir, il faut une
« mutation », qui permette à notre esprit d'« acquérir une
disposition totalement nouvelle », qui soit « surajoutée à sa nature »...
Mais en même temps, il reconnaît que la vision béatifique ne nous est
pas impossible, à nous, esprits finis : « Possibile est substantiam
Dei videri per intellectum », puisque Dieu est Esprit et qu'il est
le Principe de tout l'ordre intellectuel. On ne pourra jamais voir avec l'oreille,
mais il n'est pas absolument impossible qu'on puisse avec nos yeux
de chair, découvrir l'infiniment petit, il suffit d'un microscope...
Dans la vision béatifique, on dirait plutôt que Dieu Lui-même se fait
le macroscope de nos intellects trop vite épuisés... C'est que nous ne
portons pas Dieu en nous, c'est Lui-même qui nous importe, qui nous
situe en Lui : c'est par sa lumière que nous voyons la lumière, crime
dire Thomas d'Aquin, citant le psaume 90. Il est bien évident que la
vision de Dieu aura lieu selon un mode qui dépasse infiniment nos
esprits créés. Us ne peuvent donc en avoir le désir, même s'ils ont
le désir de connaître la cause de toutes choses.
2
-Pie X et l'intime de l'homme
La
perspective du pape saint Pie X, dans l'encyclique Pascendi, est proche
de celle du Docteur angélique. Certes il ne spécule pas, lui, sur le désir
de la vision béatifique, mais il entend montrer que la conscience
humaine est incapable à elle seule, d'anticiper la Révélation de Jésus-Christ.
Elle ne peut pas même l'exiger. Le désir qu'elle en a est conditionnel
; il dépend de la connaissance qu'elle en prend. Cette parole nous est
apportée et enseignée par l'Église, comme un cadeau sublime de la miséricorde
divine. A l'intime de nous-mêmes, rien ne nous y prédispose : « Les
modernistes, revenant à la doctrine de l'immanence, s'efforcent de
persuader à l'homme qu'en lui, dans les profondeurs mêmes de sa nature
et de sa vie, se cachent l'exigence et le désir d'une religion, non
point d'une religion quelconque, mais de cette religion spécifique qui
est le catholicisme absolument postulée disent-ils par le plein épanouissement
de la vie. » Comment le catholicisme peut-il se cacher dans la
conscience humaine, alors que Dieu - tel qu'il est en lui-même - reste
totalement en dehors des prises de notre intelligence et que nous
pouvons simplement affirmer qu'il existe ?
L'idée
du dieu immanent paraît tellement peu catholique à celui que Guillaume
Apollinaire nomme « le pape moderne » qu'il ajoute à cette première
mercuriale une condamnation plus précise encore : « Nous ne pouvons
nous empêcher de déplorer, une fois encore et très vivement, que se
rencontrent des catholiques qui répudient l'immanence comme doctrine et
l'emploient néanmoins comme méthode apologétique, paraissant admettre
dans la nature humaine, au regard de l'ordre surnaturel, non seulement
une capacité et une convenance - chose que de tout temps les
apologistes catholiques ont su mettre en relief - mais une vraie et
rigoureuse exigence».
Cette
distinction entre la doctrine et la méthode (que le pape condamne) fera
pourtant les beaux jours des frères Valensin, qui, dans le DAFC,
publient un article sur l'Immanence, daté de 1912... Cinq ans seulement
après cette monition pontificale si claire, ils affirment répudier la
doctrine de l'immanence, mais ils revendiquent d'en pratiquer la méthode.
Ce
sera également la position de Maurice Blondel, qui avait déjà proposé
cette distinction entre doctrine et méthode dans sa Lettre de 1896 sur
l'apologétique et qui récidive dans plusieurs textes publiés après
la parution de l'encyclique Pascendi. Le combat de saint Pie X
fut brocardé, alors même qu'il était pape. La suite de cette histoire
montre qu'il ne s'était pas trompé de diagnostic.
3
- Blondel : immanentisme ou existentialisme ?
L'attitude
du philosophe d'Aix est loin d'être claire comme en témoigne son refus
de rééditer sa fameuse thèse de doctorat intitulée L'action, et qui
ne sera réimprimée qu'après sa mort. Certains textes de lui - en
particulier ceux où il prend ses distances par rapport à son ami
Edouard Le Roy - constituent la meilleure introduction à un extrinsécisme
raisonnable. En voici un par exemple, dont on remarque la tonalité très
fénelonienne : « L'esprit chrétien, parce qu'il est un esprit d'amour
et de liberté, est un esprit de dépossession, de soumission et de
mortification : l'avoir non comme donné et reçu, mais comme issu de
nous serait ne point l'avoir du tout ».
Ce
qui est clair, chez Maurice Blondel, ce n'est pas tant ce qu'il affirme
que ce qu'il rejette. Et ce qu'il rejette, c'est le "monophorisme",
comme il le dit lui-même, c'est-à-dire la doctrine de ceux qu'il
accuse de ne voir qu'un seul aspect du divin échange entre l'homme et
Dieu. Il se désolidarise avec fracas de ceux qui - comme Le Roy - ne
voient que l'immanence ; mais il rejette dans les ténèbres extérieures
ceux qu'il nomme extrinsécistes et qui ne voient dit-il, que l'autorité
d'une Parole qui s'impose. Dans une série d'articles donnée en 1910
sous le pseudonyme de Testis à la Semaine sociales de Bordeaux,
il définit les extrinsécistes en trois points : 1- Selon ces gens
(point si bizarres à y regarder de près), « l'idée enfermant dans
son contour défini l'essentiel de la réalité est par elle-même
captatrice d'être ». Les extrinsécistes en pincent donc pour le réalisme
de la connaissance. 2- Selon ces gens (point si extravagants comme il
appert) « Chaque ordre est constitué en soi dans la stabilité de son
être propre » : l'ordre physique ne dépend pas immédiatement de
l'ordre moral, l'ordre économique n'est pas immédiatement lié à
l'ordre social parce qu'il a ses lois propres etc. Rien de bien original
en ce deuxième point : les extrinsécistes (qui n'existent pour
l'instant que dans la cervelle de Blondel) soutiennent qu'il existe des
sciences distinctes selon les différents genres de l'être. Pour
Blondel, hyper-leibnizien en cela, ces sciences distinctes et qui se
targueraient de leur réussite sectorielle, sont bien illusoires alors
que, dans le réel, et dans le réalisme intégral dont il se flatte, «
tout est continu » parce qu'« il n'y a pas de cloison étanche ». 3-
Enfin selon ces gens (tels que les décrit et tels que les abomine
Maurice Blondel) « le surnaturel (chrétien) est une superposition
gratuite (...) sans que le don extérieur puisse ou doive comporter un
apport intérieur »
On
saisit, à ce dernier trait, combien Blondel est une sorte de Protée,
qu'il est difficile de situer avec précision. En 1909, il déclare que
l'esprit chrétien mourrait s'il était « issu de nous » comme en témoigne
le premier extrait que nous avons cité. Mais en 1910, dans une polémique
qui restera célèbre, il affirme qu'il y a « un apport intérieur »
de chacun à la foi qu'il reçoit de Dieu. Quel est donc cet apport ?
Histoire ? Culture ? Aspirations ? Un peu tout cela sans doute...
Pour
mieux situer le philosophe d'Aix, revenons sur tout ce qu'il déteste et
qu'il a réuni sous cette appellation - toute personnelle - de
monophorisme ? il rejette vigoureusement le réalisme de la connaissance
; il refuse l'objectivité des sciences ; il récuse un don de Dieu sans
"apport" de l'homme.
Concrètement,
dans l'Eglise de Pie X, au début du XXème siècle, cela signifie de sa
part une ferme condamnation de l'essentialisme thomiste, une horreur
viscérale pour la science politique, c'est-à-dire pour le droit
naturel et chrétien tel que l'ont enseigné les papes, surtout Léon
XIII, Enfin il ridiculise l'idée d'une transmission intangible du dogme
chrétien par mode d'autorité.
A
l'essentialisme, il substitue une sorte d'existentialisme avant la
lettre, où ce qui vaut avant tout c'est l'intuition du continu et de la
vie dans son mouvement (et non la perception claire et distincte des
représentations). Au droit naturel, il substitue un moralisme chrétien,
fondé sur l'exaltation de la conscience humaine et sur la perspective
de l'unité finale du genre humain. Enfin, à la transmission intangible
des dogmes, il préfère l'idée d'une Tradition vivante, qui s'enrichit
au cours des temps de la piété des fidèles et du mouvement de
l'histoire.
Puisque
Blondel est l'inventeur du terme extrinsécisme, on a essayé de fixer
sa doctrine, à travers cette polémique de La semaine sociale de
Bordeaux où il se révèle tout entier. Alors même qu'il a
pu parfois (et très tôt) faire l'apologie d'une forme d'extrinsécisme
contre certains de ses disciples jugés trop radicaux, il a introduit
durablement dans le catholicisme cette dialectique entre les extrinsécistes
et les intrinsécistes, qui est une dialectique mortelle pour l'Église,
mais à la faveur de laquelle s'est développée, chez les intellectuels
chrétiens du XXème siècle, une sorte de mépris systématique pour le
passé et une longue idylle avec le présent du monde. L'impact premier
du blondélisme, c'est une sorte d'existentialisme fiévreux qui saisit
l'Église tout entière à Vatican II. N'en a-t-on pas comme une préfiguration
dans ce qu'écrivit Mgr Montini au philosophe d'Aix, le 2 décembre 1944
: « Votre charité intellectuelle de bon Samaritain, en se penchant sur
l'humanité blessée en s'efforçant de la comprendre et en lui parlant
son langage, contribuera efficacement à la replacer dans les indéclinables
et salvatrices perspectives de sa vocation divine ». Vingt ans plus
tard, devenu pape sous le nom de Paul VI, le cardinal Montini conclura
le concile sur cette image du Bon Samaritain, qui lui était venue à
propos de Blondel. Il oubliait que, comme le dit saint Augustin, le Bon
Samaritain, c'est le Christ, notre maître intérieur à tous. Quant à
l'Église, elle n'est pas le Samaritain
que
la charité rend créatif, mais simplement l'hôtellerie, où tout doit
demeurer intangible, pour accueillir les blessés de la vie avec une
efficacité vraiment divine et non dans les improvisations d'un
humanisme bricolé à la dernière minute par des experts autoproclamés.
4
-Où mène Blondel?
Le
cardinal Poupard déclarait tout récemment à Notre-Dame de Paris : «
La méthode blondélienne demeure incomparable car la foi ne peut que
demeurer étrangère à l'homme, si son annonce ne rencontre pas en lui
la correspondance intime qui l'ouvre à l'accueil du don gratuit ». Présentée
de cette manière la position du philosophe d'Aix ressemble à un
truisme destiné à écarter dialectiquement tous ceux qu'il a proclamé
ses adversaires, dans les écrits polémiques signés ou non qui
circulaient nombreux avant et après la Première Guerre. Nous ne nous
contenterons pas de ce Blondel là. Il faut être attentif moins à ce
que Blondel affirme et qui connaîtra des fluctuations, qu'à ce qu'il
nie.
Ce
que ruine Blondel c'est la notion même d'une vérité formulable (et
qui ne soit pas seulement l'adéquation de l'esprit et de la vie, comme
il l'écrit dans ses Carnets; ; c'est l'idée particulière d'une vérité
politique à laquelle il veut substituer la grande expansion humaine et
la Volonté qui se trouve sous jacente à ce progrès continu. Enfin ce
que ruine Blondel, c'est la Tradition de l'Église, avec son caractère
sacré et même divin. En ce domaine aussi sans doute l'homme doit
prendre pied et le surnaturel recevoir « l'apport » de la nature. Dès
1904, Blondel envisage les purifications nécessaires : « Pleinement
consciente de la force de sa Tradition, écrit-il dans Histoire et
dogme, l'Église est en état de se passer de certains échafaudages,
qui ont été provisoirement nécessaires pour abriter la croissance de
son oeuvre ou utiles à l'édification spirituelle, mais qu'il peut
devenir utile ou même nécessaire de déblayer (sic), non pour
renverser l'édifice, pour en découvrir au contraire les proportions
inaperçues et l'appareil de granit ».
Mais
à quoi sert de déblayer ? il y a ce que dit Blondel ; et il y a ce
qu'il porte en lui. Le cardinal Poupard, qui se veut interprète fidèle
du philosophe, va très loin, si on le lit de près : « Le rejet des références
dogmatiques, comme absolument hétéronomes et totalement extérieures
au sujet humain et à sa liberté n'implique pas pour autant
l’insignifiance de la théologie chrétienne ». Autrement dit : un
sens demeure quand l'autorité s'est retirée de la Parole. Comment le
formuler pour tous les non-croyants ?
Le
présent essai est fondé sur la conviction que ce sens qui demeure
n'est plus chrétien, qu'il relève sans doute de l'humanisme et de la
philosophie mais qu'il appartient tout entier à un post-christianisme
essentiellement inefficace, parce qu'il a transformé la foi (adhésion
inconditionnelle à une parole transmise) en une culture (c'est-à-dire
en une synthèse subjective comme disait très bien Auguste Comte),
quelque chose qui ressemble à la foi comme le faux tableau se rapproche
du vrai, aurait dit Pascal.
5
- L'appel à Karl Barth
Comment
sortir du cul-de-sac blondélien ? Telle est au fond la seule question
importante en théologie aujourd'hui. Le paysage intellectuel est vide,
désespérément vide. C'est Karl Barth, théologien réformé, qui
semble répondre avec le plus de force aux questions que la critique
kantienne pose au christianisme. Sa Dogmatique réinvente le radicalisme
chrétien au siècle de la mort de Dieu, il a la perception aiguë d'un
extrinsécisme nécessaire, qui seul peut sauver la foi des marécages
subjectifs de la croyance, il n'y a que deux possibilités : Je crois de
manière inconditionnelle en une Parole qui produit en moi une vie
nouvelle, telle est la foi. Je crois que l'Évangile est bon pour moi et
rejoint le besoin que je ressens et j'entre - volens nolens - dans la
logique utilitaire de la croyance.
Voici
Barth dans le texte : « "Voici que je fais toutes choses
nouvelles" Tout ce que le Nouveau Testament peut nous affirmer de
Dieu, de l'homme, du monde, tout sans exception se rapporte à cette
possibilité, inconcevable au sens le plus étroit, et par conséquent
tout se rapporte en même temps et tout autant à la grande négation
critique, qui précède inexorablement la possibilité de ce nouvel
ordre des choses (...) De là la grâce, ce mot premier et
dernier, péremptoire, définitif, inexprimable, où s'affirme la
relation supérieure et royale de Dieu avec une humanité qui s'est éloignée
de Lui (...) De là la prétention et l'entreprise non pas de
briser par un miracle la réalité de ce monde, cette réalité que
limite la mort, mais bien de la suspendre, de la supprimer dans sa
totalité (...) Mieux vaudrait que la Messianité de Jésus fut ignorée
que d'être considérée comme une possibilité de l'ordre ancien, comme
une possibilité "religieuse". Jésus veut être entièrement
compris ou pas du tout ».
On
ne peut pas ne pas admirer l'exigence intérieure que porte la théologie
de Karl Barth. Au moins, dans cette perspective, il est impossible de réduire
Dieu à n'être qu'une simple forme de notre conscience. Hélas ! A
opposer foi et religion, à vouloir écarter la foi de toute forme
religieuse au nom d'une sorte de purisme chrétien, on réédite
l'erreur de Luther : sola scriptura disait le moine allemand. L'Écriture
seule, la foi seule, la grâce seule, ce purisme, on l'a vu dans
l'histoire, a très vite engendré son contraire. Privée de tout
substrat humain, privé même de l'élan naturel d'une âme religieuse,
la foi s'étiole ; elle devient une sorte d'intellectualisme polymorphe,
qui, à force de ne tenir qu'à lui-même, ne sait plus très bien ce
qu'il est. Ce qui reste de l'immense effort barthien, c'est l'homme sans
religion, dont la foi est une sorte de jardin fermé que son âme a déserté
depuis longtemps à couse de sa froideur... Ce qui a manqué à ce chrétien,
souvent étonnamment proche du catholicisme le plus pur, c'est l'idée
d'une autorité réelle de l'Église, qui accomplit en quelque sorte la
foi des fidèles, en permettant à chacun de renoncer à son sens
propre, à son propre examen, pour admettre que la vérité ne vient pas
de la conscience humaine, même si elle peut et si elle doit survenir en
elle.
6
- Revenir à saint Augustin avec René Girard
Cette
critique des formes religieuses humaines (auxquelles Barth entend
substituer le vin pur de l'Évangile) n'est pourtant pas sans attaches
dans la Tradition, surtout sur son versant augustinien. D'autre part,
les travaux récents d'un René Girard offrent à la théologie
orthodoxe une sorte de confirmatur anthropologique, extrêmement séduisant.
Le Français de Stanford, prodigieux lecteur et décrypteur de mythes,
est beaucoup plus nuancé que ne l'imaginent parfois ses détracteurs.
Il ne pratique pas l'extrinsécisme exclusiviste de Karl Barth. Sans en
faire explicitement la théorie car son objet d'étude est purement laïc,
Girard montre en effet comment la religiosité archaïque sert en
quelque sorte de substrat paradoxal à la Bonne nouvelle chrétienne. L'Évangile
pourrait figurer quelque chose comme une rétroversion de la violence
mythique dans la langue divine des origines, qui est celle de l'Agapé.
Quoi qu'en ait pensé Karl Barth, le christianisme n'est pas une création
ex nihilo, qui ne se soutiendrait que de quelques chaleurs de tête ou
de quelques vertigineuses et purificatrices plongées dans le néant
mystique, c'est le très réel et prodigieux renversement de toutes les
valeurs humaines, passées au crible de la charité.
Mais
quelles sont ces valeurs humaines ? A l'époque du Concile, dans
l'enthousiasme un peu naïf des Trente glorieuses, on pouvait encore se
laisser fasciner par le Désir de l'homme qui cherchait à se faire
Dieu. On sait que Paul VI lui-même affronta mentalement cette
perspective dans son terrible discours de clôture. Mais à l'heure
actuelle, alors que nous avons tourné la page du XXème siècle, tout
ce passe comme si ce désir structurant la modernité, ce désir prométhéen
ne se formulait plus aussi clairement. C'est un disciple de Lacan,
Charles Melman, qui aujourd'hui apporterait de l'eau au moulin
girardien, en montrant à quoi se réduit le Désir, privé de toute référence
au grand Autre, privé de toute perspective, nous dirions en termes
thomistes de toute finalité (ou - ce qui revient au même - de toute
forme) : « Si le désir ne se supporte plus d'un réfèrent Autre, il
ne peut plus se nourrir que de l'envie que provoque la possession par
l'autre du signe qui marque la jouissance ».
Cette
adhésion lacanienne aux schèmes girardiens ressemble à ce que les Pères
conciliaires nommaient un signe des temps. L'homme ne cherche plus à se
faire Dieu, il a fini de batifoler dans le champ de l'Autre, il veut
simplement (comme aux temps primitifs) se voir débarrassé de tout
rival, il souhaite ne pas être inquiété - dans son imprescriptible
droit au bonheur - par la "jouissance" du voisin d'à côté.
Ainsi les mythes archaïques - et la spirale rivalitaire qu'ils révèlent
-retrouvent leur pertinence au moment où l'on assiste à la déchéance
des Mythologies antithéistes du XIXeme siècle, le marxisme, le
freudisme et même le laïcisme. C'est que l'homme auquel on aura
affaire de plus en plus est celui d'avant le monothéisme, celui en qui
l'envie bêtement minuscule a remplacé le Désir majusculaire.
Mgr
Simon évoquait il y a quelques années "une France païenne",
mais c'est encore trop dire.
Le
Curé d'Ars avait d'avance porté un diagnostic qui s'applique bien à
la crise post conciliaire : « Laissez une paroisse vingt ans sans prêtres,
ils adoreront les bêtes »...
Pour
René Girard en tout cas, l'archaïque dont nous sommes menacés est
toujours sacrificiel. Notre postmodernité pourrait voir le retour en
force des lyncheurs et la multiplication des boucs émissaires, dans
l'ivresse "démocratique" du "tous contre un", car
tel est le destin du désir à l'état sauvage, du désir non structuré,
du désir qui ne se formule qu'à travers l'envie. La mosaïque
rivalitaire (ou égalitaire) ne se reformule comme un tout qu'à travers
le lynchage et donc grâce à la Haine, nouvelle valeur sociale.
Quelle
est la place de la charité en tout cela ? Enseignant avant tout l'oubli
de soi, car, selon la formule de sainte Catherine de Sienne, l'humilité
est sa nourrice, la charité apparaît comme seule capable de s'opposer
à la violence mimétique qui saisit notre monde. La charité discerne
les vraies victimes et intercède pour elles. Elle transforme, elle
convertit le processus rivalitaire en amour.
7
- Les poètes ont le premier mot
Peut-on
dire que cette charité (et la foi qui la supporte nécessairement) soit
sans appui dans la psychologie humaine ? Non, bien sûr, ce serait
retourner à l'impasse barthienne. Saint Thomas d'Aquin avait montré,
en quelque sorte à l'avance, que l'extrinsécisme pur est un leurre et
qu'il est absurde d'imaginer la foi sans un fondement intrinsèque à la
psychologie humaine (cf. le premier paragraphe de notre étude). Mais,
d'un autre côté, on ne peut pas non plus se contenter de dire que la
foi exauce le désir de l'homme.
J'apporterai
deux raisons à cela. D'une part, le désir de l'homme se formule depuis
deux siècles non pas comme un désir de Dieu mais comme un désir d'être
Dieu : ce n'est pas la même chose ! il paraît parfaitement vain de spéculer
sur le drame de l'humanisme athée et de transformer la révolte en adhésion
déguisée.
D'autre
part, d'un point de vue purement apologétique, ce désir d'être Dieu
est lui-même en crise. Nous sommes aujourd'hui dans un monde sans père
et sans loi, par conséquent au-delà du désir, dons l'ère de la
jouissance et de la satiété, où seule demeure l'envie... Nos énergies
intérieures s'affaiblissent dans l'inévitable entropie démocratique.
Eh
bien ! C'est le moment pour nous d'entendre Rimbaud, qui, dans Une
saison en enfer, a chanté la charité « clé des festins anciens
». Le Christ, dans l'Évangile nous prévient : « Voici que je viens
comme un voleur ». Rimbaud enchaîne : « Christ, ô Christ, éternel
voleur des énergies ». On peut voir dans ce vers une sorte de
romantisme "antichrist", les commentateurs ne s'en sont pas
privés. Mais on peut aussi concevoir que Rimbaud, qui se dit par
ailleurs « esclave de son baptême », ait ressenti, à travers la malédiction
de la chair et les affolements d'une « révolte sans cri »
et « sans témoins », l'antique bénédiction promise à nos obéissances
: « Pour ses virginités présentes et futures, (l'âme) mord aux fraîcheurs
de ta Rémission. »
8
- Pas de désir infini
Suffit-il
de présenter - avec le poète - cet attrait invincible de l'homme pour
Dieu, cette violence de la foi qui mord à la grâce parce qu'elle mord
à la vie même ? Aurons-nous ainsi résolu notre dilemme de l'intrinsécisme
et de l'extrinsécisme?
Je
crois en tout cas qu'il est insuffisant de rester en compagnie des
philosophes et de poser le problème de l’intrinsécisme et de
l’extrinsécisme dans les termes que nous lègue la critique
kantienne. Kant lui-même avait bien vu que la raison laissée à elle-même
fait rapidement disparaître le surnaturel. Établir la conscience
humaine comme sujet de l'acte de foi, au motif que cet acte doit être
une expression de l'homme, de son esprit, de son jugement, c'est
s'exposer à la détruire.
Si
le surnaturel était l'expression du "génie divin" (c'est-à-dire
du principe de raison suffisante), comme le pense encore Blondel après
Leibniz, alors il faudrait que 1 nomme porte en lui l'exigence de sa
propre divinisation et l'élan qui le configure à l'Absolu : ce serait
bien par la médiation de sa conscience, de cet appel lancinant vers le
divin qu'il s'identifierait à Dieu. Si au contraire le surnaturel
apparaît comme le produit inattendu de la souveraine libéralité de
Dieu, de son amour gratuit et infiniment léger, il est absurde de
chercher à le voir s'inscrire dans l'esprit humain, ne serait-ce qu'en
creux, comme requisit. La divinisation, alors, est une simple possibilité
qui correspond à une situation non-contradictoire de l'esprit humain en
tant qu'esprit.
On
me dira : mais justement, il existe un désir infini et ce désir dans
l'homme ne peut être vain ! Certes... mais de quel infini s'agit-il ?
Fichte et Schelling ont imaginé un désir infini, se prenant lui-même
pour objet, dans une vertigineuse auto-affection. Ce désir du désir
sans limite est un mensonge de notre imagination surchauffée. Schelling
le nomme bien : volonté. Son infinité (ou - ce qui revient au même -
sa solitude, car, selon lui, la volonté est littéralement seule : sons
outre) lui permet bien sûr de foire la théorie de l’homme-Dieu. il
rejoint ainsi la notion fichtéenne de Moi absolu. Le langage est
sonore, les effets de voix garantis, mais il ne faut pas être la dupe
des mots : œ n'est pas à Dieu que mène cette rhétorique
immanentiste, mais à une image, à un pur concept du dieu, qui n'est
qu'un effet de la conscience de soi. Ce n'est pas la même chose !
9
- Que nous reste-t-il ?
Non
pas certes le désir, perdu dans d'imaginaires jeux de miroir sans fin.
Mais peut-être sa poésie... C'est-à-dire sa vérité.
Maurras,
écho sans doute involontaire de la grande voix de Vico et de la sagesse
des Italiens comme dit le maître napolitain, a bien perçu ce que
recelait de vérité la poésie du désir : « O Cible ! O Beauté ! La
flèche natale/N'a volé qu'à toi, de mes trop longs jours » (Chant
du pèlerin devant une église III). Mais pour discerner cette «
voix méconnue du réel » (R. Girard), il a dû écarter les fausses
solutions, le désir dans son expression plate et nue, c'est-à-dire la
mort ou la vie : « L'ordre universel des êtres commande/Qu'une Loi
s'impose aux voltes du choeur./ Quelle Loi ? La Mort ? Ce n'est qu'une
fable./La Vie ? Elle flotte, ayant tout tenté./Je veux remonter au
Verbe ineffable/Du fatal essor d'une Charité ». Quel est donc ce verbe
de Charité ? Celui qui a su dire : « Caverne du Mal et cryptes du
Pire, Ne nous tentez plus de vains mouvements ». Et donc celui qui a pu
faire qu'« Au Cycle rompu succède la Spire des miraculeux
acheminements »
Ce
qu'enseigne l'Évangile, c'est bien cela : un désir qui consent à se
nier lui-même (jusqu'à la mort de la Croix) pour laisser apparaître -
derrière son emballement in(dé)fini - l'humble vérité qui est celle
que portait sa naissance.
Il
faudra réfléchir à cette Parole d'or : « Celui qui fait la vérité
vient à la lumière » ( Jo III, 21), c'est la devise des vrais pèlerins
de la vie, de ceux qui, un jour ou l'autre, parviennent sans frustration
au terme du voyage, parce qu'ils ont fait l'économie des fausses satiétés
toujours flirtant avec la mort. Le désir se satisfait ordinairement
d'exhibitions et de faux semblants. Freud l'a dit (après saint Paul) :
il va à la mort. Thanatos est le destin d'Eros.
La
Charité, désir du désir, poésie de son élan, résurrection après
les cendres, ne se repose que dans la vérité, c'est-à-dire dans
l'humble soumission de l'Esprit à l'Ordre qui le dépasse et qui le
fait revivre : « Nos coeurs expirés qui jonchent l'arène, retrouvent
leur vie en te recherchant » (C. Maurras, Chant du pèlerin devant
une église III).
Le
christianisme, mystère de mort et de résurrection, ne sera jamais
l'expression du désir de l'homme. Les chrétiens manifestent d'abord
(dans leur conversion) non pas leur désir, non pas leur besoin, leur
confort ou leur choix, mais au contraire l'insuffisance radicale de ce désir,
dont ils perçoivent plus ou moins obscurément qu'il ne peut se
survivre qu'en se niant : « Si nous ne mourons pas avec le Christ, nous
ne ressusciterons pas avec lui. »
Transmettre
la foi au XXIème siècle, c'est commencer par prendre conscience de
cette paradoxale vérité, oui, de cette vérité qui va contre
l'Opinion dominante : le désir ne mène à Dieu en aucune de ses formes
ordinaires. Seul le désir de vérité appelle la lumière, mais il naît
lorsque la machine humaine a pris conscience de l'insuffisance radicale
des mécanismes qui la constituent et qui l'animent jusqu'à la mort. |