C’est sans doute une bombe
que vient d'amorcer le philologue allemand Christoph Luxenberg. Dans sa thèse
de doctorat, parue en 2000, mais dont les résultats commencent seulement à
atteindre le grand public, ce savant propose en effet de percer le secret des
assez nombreux passages obscurs du Coran en partant de l'hypothèse que les
passages en question sont peu compréhensibles en arabe parce que leur auteur
s'est inspiré de sources écrites en syriaque. Si cette hypothèse est vérifiée —
il faut attendre que les savants du monde entier se prononcent, mais les
premiers échos sont positifs —, alors c'est sans doute toute notre perception
du Coran et des intentions de Mahomet qui va s'en trouver bouleversée.
Les données du
problème
Les circonstances de la
rédaction du Coran sont mal connues. Les sources musulmanes les plus anciennes
qui évoquent les premiers temps de l'islam sont en effet postérieures de deux
siècles environ aux événements. Or, entre-temps, pour les Musulmans, tout a
changé : la conquête a fait de l'islam la religion d'un immense empire, dont le
centre est désormais Bagdad, et non plus Médine, et dont les élites sont
persanes, et non plus arabes. Les traditions musulmanes les plus anciennes sont
donc souvent anachroniques : les Musulmans ont oublié les débuts de leur propre
histoire. Quant aux plus anciens manuscrits du Coran, dont certains remontent
au Vile siècle, ils sont d'une lecture très délicate à cause de l'absence des
voyelles : seules les consonnes sont écrites, et le système de points
diacritiques de l'arabe moderne n'existe pas encore. Par surcroît, leur texte
diffère assez souvent de celui qui a fini, plus tard, par devenir officiel dans
l'islam. Aussi de nombreux passages du Coran sont-ils ambigus ou franchement
inintelligibles. Les docteurs musulmans du Moyen Age ont bien sûr cherché à
résoudre ces difficultés, mais leurs interprétations ne répondent pas aux
normes de la philologie scientifique. Le problème reste donc entier.
Luxenberg est parti de
l'hypothèse selon laquelle les passages incompréhensibles du Coran seraient écrits
non en mauvais arabe, mais en un arabe calqué sur du syriaque. Cette langue
était en effet influente dans la péninsule arabique depuis plusieurs siècles,
quand Mahomet rédigea le Coran ; il n'est donc pas absurde de penser qu'il
aurait pu subir des influences de ce côté-là. Le syriaque est une langue
araméenne
dont le berceau est la Mésopotamie, et dont le principal centre culturel, dans
l'Antiquité, a été la ville d'Édesse. Aujourd'hui encore, le syriaque est la
langue liturgique des Chrétiens d'Irak, pays (« libéré » depuis peu...) dont il
est l'une des trois langues officielles, aux côtés de l'arabe et du kurde.
Langue des Chrétiens de l'empire perse entre le IIe et le VIIe siècle de notre
ère, le syriaque a donné naissance à une brillante littérature, dont le
représentant le plus connu en Occident est saint Éphrem de Nisibe (+ 373). La
Bible grecque elle-même a été traduite en syriaque dès la fin du Hé siècle. La
méthode suivie par Luxenberg consiste donc à chercher à savoir si les passages
obscurs du Coran ne s'éclairciraient pas à condition de les traiter comme une
traduction arabe littérale, et donc maladroite, de tournures syriaques
correctes. Les résultats sont saisissants.
Un Coran
entièrement revisité
Fort technique, la
démonstration de Luxenberg ne peut bien sûr être résumée ici en quelques
lignes. Par surcroît, ' pour pouvoir l'évaluer, il faudrait connaître à la fois
le syriaque et l'arabe, ce qui n'est pas cas de l'auteur de ces lignes. Je vais
donc présenter un bref aperçu des résultats les plus significatifs de cette
méthode, en m'appuyant sur le compte-rendu détaillé que Rémi Brague, qui est
professeur de philosophie à l'Université de Paris I-Sorbonne, vient de faire
paraître dans le n° 671 de la revue Critique (avril 2003). Il en ressort que la
rétroversion en syriaque opérée par Luxenberg fait disparaître les incohérences
du texte arabe, en mettant mieux en relief les sources bibliques dont s'est à
maintes reprises inspiré Mahomet, il apparaît même que le Coran contient
vraisemblablement des allusions à des prières ou à des hymnes chrétiennes qui
ont marqué Mahomet : ainsi, la sourate 108 (« Nous t’avons donné la vertu
de constance. Prie donc ton Seigneur et persévère dans la prière ! Ton
adversaire [satan] est alors le vaincu » [trad. R. Brague]) procède
vraisemblablement d'une stylisation d'un passage de la première épître de saint
Pierre : « Votre partie adverse, le diable, comme un lion rugissant, rôde,
cherchant qui dévorer. Résistez-lui, fermes dans la foi... » (1 Petr. V,
8)! Enfin, pour l'anecdote, les fameuses houris, ces vierges du paradis pour
qui certains islamistes sont prêts aujourd'hui à périr de mâle mort (en
assassinant autrui par la même occasion), passent elles aussi à la trappe dans
l'opération : correctement traduit, le Coran ne parle en effet pas de « houris
aux grands yeux », mais simplement de « raisins blancs » ! Ainsi, la sourate
XV, 54, ne doit pas être traduite par : « nous les Des combattants de l'islam]
aurons mariés à des houris aux grands yeux », mais, plus prosaïquement : « nous
les installerons confortablement sous des (raisins) blancs, (clairs) comme le
cristal » (trad. R. Brague). En d'autres termes, Mahomet promet tout bonnement
un paradis de type biblique, lieu d'un banquet eschatologique tout à fait conventionnel.
De quoi désespérer Billancourt (ou AZF)...
Une meilleure compréhension
de l'islam de Mahomet
Si elles s'avèrent
fondées, les conséquences des découvertes de Luxenberg pourraient bouleverser
de fond en comble notre compréhension de l'islam véritable, celui qu'a conçu
Mahomet. Le Coran des califes des VIIIe et IXe siècles n'est en effet déjà plus
celui de l'homme de Médine. Mahomet souhaitait semble-t-il non pas fonder une
nouvelle religion, destinée à supplanter la Bible, mais simplement mettre au point
un lectionnaire liturgique, autrement dit une anthologie de passages bibliques,
d'hymnes et de prières (dont certaines sont chrétiennes), à l'attention des
Arabes de la péninsule. C'est seulement après les fabuleuses conquêtes des VIIe
et VIIIe siècles que les califes ont fait de l'islam une religion à part,
centrée sur une nouvelle révélation.
Bien sûr, la parole est
maintenant aux savants du monde entier ; mais on peut d'ores et déjà dire que
l'ouvrage de Luxenberg va relancer la question de origines et de la nature même
de l'islam.
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