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Deux thomistes face à la démocratie : Pie XII et Jacques Maritain

Godeleine Dickès

Nouvelle revue CERTITUDES - janvier-février-mars 2003  - n°13

Ce texte a été publié accompagné de notes de bas de page, que nous ne reprenons pas ici.

« La république et les formes mixtes d'aristocratie qui s'en rapprochent le plus, sont les meilleurs régimes que puissent réaliser fa plupart des cités ».

Cette citation du Docteur angélique paraît surprenante, elle est souvent utilisée par les démocrates chrétiens pour appuyer leur conception démocratique de la cité. Pourtant, saint Thomas ne veut absolument pas défendre la démocratie au sens où ils l'entendent. En décembre 1944, Pie XII le rappelle à ses contemporains qui ont l'air de l'oublier. La démocratie est de droit naturel et donc légitime selon des restrictions très précises, dont évidemment les démocrates chrétiens ne tiennent absolument pas compte.

Si l'on s'intéresse à la pensée politique du pape Pie XII, lui-même grand thomiste devant l'éternel, il faut noter chez saint Thomas dans un premier temps l'emploi des termes « république » ou « formes mixtes d'aristocratie ». La démocratie est une forme légitime de gouvernement à la condition d'être modérée par l'aristocratie ou l'oligarchie, et parfois même la monarchie. Aucun régime d'ailleurs n'est valable dans sa forme pure. Chacun ayant des défauts qu'il faut compenser par les qualités des autres. Saint Thomas parle donc de république ou de politie qui n'est qu'une amélioration de la démocratie grâce à la combinaison des types de gouvernement. Pie XII fait exactement référence à cette distinction thomiste lorsqu'il parle des « vaines apparences d'une démocratie de pure forme » et qu'il affirme que « la démocratie, entendue dans son sens large, admet des /ormes diverses et peut se réaliser aussi bien dans des monarchies que des républiques ». La démocratie dans sa forme modérée est donc admise par l'Église.

Or dans la pensée de Jacques Maritain il n'est pas question de cette démocratie tempérée, il connaît la pensée thomiste, il ne peut s'opposer à la complémentarité des régimes. Cependant, les qualités de l'aristocratie, de l'oligarchie ou de la monarchie ne viennent pas compléter la démocratie, mais sont assimilées par elle. Autrement dit, les qualités de ces régimes ne porteront leurs fruits qu'en étant dominées par la qualité de la démocratie : la liberté.

Jacques Maritain et la préférence démocratique

« L'importance centrale reconnue par la philosophie de la personne humaine à la conquête progressive de la liberté conduit à penser que le régime monarchique et le régime aristocratique sont normalement des étapes vers un régime mixte fondamentalement républicain et maintenant dans sa forme républicaine et assimilant à ses dominantes propres - qui sont la liberté d'épanouissement des personnes et l'affranchissement progressif de l'être humain - les qualités de vigueur et d'unité, et de différenciations des valeurs, qui étaient les dominantes propres du régime monarchique et du régime aristocratique désormais dépassées ». Autant ne rien demander à la monarchie ou à l'aristocratie puisque c'est justement pour réfréner la liberté trop importante dans la démocratie que les qualités de ces régimes sont nécessaires. À quoi sert de parler des qualités de ces derniers s'ils doivent être dominés par le défaut de la démocratie ? Comment Maritain peut-il encore parler de démocratie mixte?

De plus, la démocratie est une forme légitime de gouvernement parmi d'autres. En aucun cas, saint Thomas ne la suppose exclusive. Nous sommes dans le domaine politique qui suppose, outre la morale, une physique sociale. La légitimité d'un gouvernement se justifie en fonction de la nature des choses, il faut donc prendre en compte le peuple, la nation, les circonstances historiques. Ainsi, Charles Maurras par exemple jugeait la démocratie helvétique tout à fait légitime. Jean-Louis Lagor commente : le régime démocratique est : « non point le meilleur absolument, car un tel régime n'existe pas ; le meilleur pour un certain peuple, certaines conditions historiques, géographiques et humaines étant données... La valeur d'un régime est relative au peuple auquel on l'applique. Sans dépendre étroitement du hic et nunc, elle se mesure cependant à son degré d'adaptation aux caractères physiques, moraux et mentaux d'une nation ». Ainsi lorsque Pie XII propose la démocratie pour un monde meilleur il la justifie avant tout par les circonstances :

« Ces multitudes, inquiètes bouleversées par la guerre ont acquis l'intime persuasion que, si la possibilité de contrôler et de corriger l'activité des pouvoirs publics n'avait pas fait défaut, le monde n'aurait pas été entamé dans le tourbillon désastreux de la guerre...Dans cet état d'esprit, faut-il s'étonner que la tendance démocratique envahisse les peuples et obtienne largement le suffrage et le consentement de ceux qui aspirent à collaborer efficacement aux destinées des individus et de la société,.. Une vraie et saine démocratie répond aux circonstances de l'heure présente ».

Une nouvelle manière de poser la question du meilleur régime politique

Là encore les démocrates chrétiens vont à rencontre de ce principe. La démocratie pour Maritain est l'espoir biologique de l'humanité, la rationalisation morale de la vie politique : « Avec la démocratie, l'humanité est entrée dans la route qui conduit à la seule rationalisation authentique - la rationalisation morale -de la vie politique, en d'autres termes, à la plus haute réalisation terrestre, on pourrait dire l'espoir biologique de l'humanité. Certes le vaisseau est fragile. Certes, nous n'en sommes qu'au début de l'expérience. Certes, nous avons payé et nous payons lourdement de graves erreurs, de graves faillites morales. La démocratie peut être gauche et maladroite, inconséquente, exposée à se trahir elle-même en cédant aux instincts de lâcheté, ou de violence oppressive (...) Pourtant la démocratie est la seule voie par où passent les énergies progressives dans l'histoire humaine ». La monarchie de saint Louis n'est alors à ses yeux qu'une étape de l'histoire, période d'irrationalité morale durant laquelle les hommes n'avaient pas conscience des véritables valeurs : la dignité de la personne humaine et ses droits.

Toutefois une question se pose : pourquoi saint Thomas parle de la démocratie comme le meilleur régime dans la citation donnée précédemment ? Le Docteur angélique prouve ici son réalisme. Si la monarchie tempérée est pour lui le meilleur régime, elle n'est malheureusement pas souvent réalisable. La démocratie est ainsi le meilleur régime en un certain sens seulement : « Nous voulons déterminer ici, dit saint Thomas, non le meilleur des régimes que l'on puisse souhaiter et choisir purement et simplement, mais le meilleur que puissent réaliser la plupart des cités ». Autrement dit, la démocratie ou république, est loin d'être présentée comme un modèle, elle apparaît comme un régime généralement recommandable par sa commodité et sa valeur relative.

À ces restrictions qui concerne la définition même de la démocratie. Pie XII donne d'autres conditions pour éclairer la vraie et saine démocratie. Elles correspondent aux principes de base de toute politique chrétienne.

La préférence démocratique selon Pie XII

En effet, une saine conception de la démocratie suppose tout d'abord une idée juste de l'autorité. Pour les démocrates chrétiens, l'autorité et ainsi la hiérarchie ne sont pas naturelles aux hommes puisque la société n'est pas un fait de nature. Les hommes ne vivent en société que par consentement, l'autorité doit donc elle aussi être consentie. Tandis que pour la serine raison et pour l'Église, la société est un état voulu par Dieu pour permettre aux hommes de réaliser leurs fins. Elle est ainsi naturelle et l'autorité qu'elle suppose est donc naturellement légitime. Elle ne requiert en aucun cas le consentement des volontés. Les hommes n'ont pas le choix, leur nature est ainsi faite. Maiis les démocrates chrétiens sont trop imbus de leur liberté absolutisée. Ils ne tolèrent pas la soumission à un principe extérieur, tout doit provenir de leur propre intériorité. Évidemment ils ne présentent pas les choses ainsi. Maritain est le spécialiste des phrases tordues pour affirmer une chose et son contraire. Ainsi il ne refuse pas le fondement de l'autorité en Dieu, mais l'autorité doit nécessairement passer par le peuple pour qu'il accepte de s'y soumettre . La personne est un tout indépendant d'une dignité telle qu'elle ne peut être soumise à une autorité non consentie par sa volonté : « Le pouvoir civil porte l'empreinte de la majesté : ce n'est pas parce qu'il représente Dieu. C'est parce qu'il représente le peuple, la multitude entière et sa volonté commune de vivre ensemble ». Or que dit Pie XII :

« Si les hommes, en se prévalant de la liberté personnelle, niaient toute dépendance par rapport à une autorité supérieure munie du droit de coercition. Ils saperaient par le fait même le fondement de leur propre dignité et liberté, c'est-à-dire cet ordre absolu des êtres et des fins (...) Et comme cet ordre absolu, aux yeux de la saine raison, et surtout de la foi chrétienne, ne peut avoir d'autre origine qu'en un Dieu personnel, notre créateur, il suit de là que la dignité de l'homme est la dignité de l'image de Dieu, que la dignité de l'Etat est la dignité de la communauté morale voulue par Dieu, que la dignité de l'autorité politique est la dignité à sa participation à l'autorité de Dieu ».

Jacques Maritain et Marc Sangler

Maritain fait la même erreur que Sangnier condamnée par saint Pie X et par lui-même du temps où il n'avait pas encore rejoint la révolution : « Il y a un libéralisme, affirmait-il en 1927 - comme était par exemple le libéralisme du Sillon, - qui, croyant cependant en Dieu, regarde l'obéissance comme contraire à la dignité de l'homme et devant être remplacée par l'« autorité consentie », ou qui encore, tout en faisant sans doute descendre de Dieu l'autorité, soutient néanmoins que dans la société civile elle remonte d'en bas pour aller en haut, tandis que dans l'organisation de l'Église le pouvoir descend d'en haut pour aller en bas ». Finalement, si la démocratie est de droit naturel selon les restrictions mentionnées, cela ne signifie en aucun cas que la souveraineté du peuple est de droit naturel. Une saine conception de la démocratie refuse de fonder l'autorité sur le peuple. Ce dernier désigne les hommes chargés de veiller au bien public, mais une fois faite cette désignation, la souveraineté réside en eux, non dans la multitude, et c'est d'en haut, non d'en bas, qu'ils la tiennent. Saint Thomas va même plus loin puisqu'il affirme que le suffrage universel doit être supprimé lorsque le peuple est corrompu :

« Si le peuple est bien réglé et sérieux, et tes vigilant gardien de l'intérêt public, il sera juste de porter une loi qui permettra à ce peuple de se donner à lui-même les magistrats qui gouverneront la république. Mois si, peu à peu, le même peuple, se dépravant en vient à vendre ses suffrages et à ne confier le gouvernement qu'à des hommes infâmes et scélérats, c'est d'une façon juste que se trouve enlevé à un tel peuple le pouvoir de conférer les honneurs et que ce pouvoir fait retour au libre choix d'un petit nombre d'hommes bons ».

Le suffrage universel n'est pas finalement un droit imprescriptible, et il dépend d'une idée importante : celle de la qualité des hommes chargés de veiller au bien public. Les faux démocrates oublient que le suffrage n'est pas la légitimité des gouvernants, mais « leur élévation morale, leur aptitude pratique, leur capacité intellectuelle, qui est pour tout le peuple de régime démocratique, une question de vie ou de mort, de prospérité ou de décadence, d'assainissement ou de perpétuel malaise ». Pie XII veut nous prouver ici que le peuple n'est pas libre d'élire n'importe qui. Le pape va même plus loin, l'élévation morale des députés n'est pas suffisante, il s'agit d'une « élite d'hommes de conviction chrétienne solide, de jugement juste et sûr, de sens pratique et équitable, et qui, dans toutes les circonstances, restent conséquents avec eux-mêmes ; des hommes de doctrine claire et saine, aux desseins solides et droits ». Cela suppose évidemment que le peuple doit être doté de certaines vertus civiques pour être apte à juger quels seront les meilleurs députés. Encore une fois Maritain n'est pas gêné par ce genre de détail. Un chef croyant ? Une élite d'hommes de conviction chrétienne solide ? Cette vision « ne résulte pas d'une lente maturation des forces historiques, et revêt le plus souvent une forme dictatoriale ». Elle correspond à une époque révolue selon Maritain, l'heure n'est plus à une conception sacrale de la cité, mais à une conception profane. Le ciel historique n'est plus le même, il faut donc savoir adapter les principes aux circonstances. Les chefs ne doivent donc plus avoir de solides convictions chrétiennes, mais de solides convictions humanistes pour permettre aux hommes de réaliser leur salut temporel, comme il l'affirme lui-même.

La recherche du Bien commun, condition de la vraie démocratie

Le problème sous-jacent aux questions des chefs est nécessairement celui de la fin de la cité. Pourquoi vouloir des chefs chrétiens si la fin de la cité n'est plus la réalisation du salut des âmes ? Pie XII a mis en garde les démocrates qui oublient la véritable fin de la cité. Et finalement tout repose sur cette idée. Si la fin est mauvaise, les moyens ne seront pas bons. Le pape insiste continuellement sur l'ordre voulu par Dieu : « Seule la claire intelligence des fins assignées par Dieu à toute société humaine, jointe au sentiment profond des sublimes devoirs de l'œuvre sociale, peut mettre ceux à qui est confié le pouvoir en mesure d'accomplir leurs propres obligations ». Pas de saine démocratie en dehors d'un « sens vrai du bien commun ». Le bien commun de la cité est manqué s'il n'est pas ordonné au Bien commun de l'univers c'est-à-dire à Dieu lui-même. La cité ne sera jamais servie si Dieu n'est pas premier servi. Et il ne s'agit de réaliser un bien extrinsèque auquel est ordonné indirectement le bien commun de la cité. Maritain essaye toujours de s'en sortir et il ordonne donc la cité temporelle à la cité éternelle. Mais ne soyons pas dupes, cette subordination n'est qu'un vernis pour mieux cacher son naturalisme et son libéralisme puisqu'elle n'est qu'indirecte. Si la société est vraiment ordonnée à Dieu, pourquoi la société maritainienne refuse le règne de la vérité et du Christ roi ? Pourquoi faut-il refuser le moindre privilège à la religion catholique ? Au nom des droits de la personne humaine ? Notre philosophe se trompe de dignité. Seul le Verbe incarné donne à la personne humaine sa vraie dignité. Refuser son règne c'est refuser notre propre dignité : « Le mystère de Noël, affirme Pie XII, proclame cette dignité inviolable de l'homme avec une vigueur et une autorité sans appel qui dépasse infiniment celle à laquelle pourraient parvenir toutes les déclarations possibles des droits de l'homme ».

La démocratie vue par Pie XII en 1944 n'a rien à voir avec l'idéal démocrate-chrétien dont rêvait Jacques Maritain

Aucune société ne trouvera la paix sans ces principes. Les faux démocrates rêvent d'une paix qu'ils n'obtiendront jamais tant qu'ils n'auront pas compris le respect de l'ordre voulu par Dieu : « La paix ne s'assure pas, ne se conquiert pas n'importe comment. L'ordre naturel et surnaturel est la condition de la paix ». Si la société n'est pas naturelle, si les hommes s'unissent par le consentement de leurs volontés, et s'ils ne tendent pas tous à la même fin où trouver l'unité du peuple qui fait la force d'une nation ? Ce peuple ne sera pas un peuple. Il ne constituera qu'une masse réunie « mécaniquement dans un territoire donné, une agglomération amorphe d'individus. Il doit être en réalité l'unité organique et organisatrice d'un vrai peuple ». Maritain refuse lui aussi cette conception mécanique du peuple, mais il néglige les véritables moyens pour unir un peuple. Au nom de la fraternité on ne peut rien obtenir, en revanche la charité est bien autre chose. Elle seule peut permettre aux hommes de devenir un peuple car elle a son fondement dans l'amour de Dieu : « Sans Dieu et loin de Dieu il ne peut y avoir parmi les hommes d'unité vraie, solide, sûre ». Seule la lumière du Christ rassemblera les hommes, il est vain de vouloir unir les hommes dans une foi démocratique séculière au nom d'une fraternité voulant jouer le rôle de la charité, comme le veut Maritain. C’est tout simplement de l'illuminisme affirme le R. P. Garrigou-Lagrange : « La démocratie, légitime en soi peut dégénérer en une sorte de religion qui confond l'ordre de la grâce et celui de la nature, ou qui tend à réduire la vérité surnaturelle de l'Évangile à une conception sociale d'ordre humain, à transformer la charité divine en philanthropie, humanitarisme et libéralisme (...) S'il n'y a rien de meilleur que la vraie charité, qui aime Dieu pardessus tout et le prochain pour l'amour de Dieu, il n'y a rien de pire que la fausse qui renverse l'ordre même de l'amour, en nous faisant oublier la bonté infinie de Dieu et ses droits imprescriptibles, pour nous parler surtout des droits de l'homme, d'égalité, de liberté et de fraternité. On confond ainsi l'objet formel d'une vertu essentiellement surnaturelle avec celui d'un sentiment où l'envie entre parfois pour une large part. N'est-ce pas là l'essence de la démocratie-religion, qui fausse complètement la notion de la vertu de charité et en même temps celle de la vertu connexe de justice ? Vouloir y trouver l'esprit de l'Évangile, ce serait de l’illuminisme ».

La démocratie défendue par Pie XII est absolument différente des démocraties chrétiennes développées, par exemple, par Jacques Maritain. Une dernière question reste donc en suspens : Pourquoi Pie XII n'a pas condamné la politique de Maritain comme saint Pie X a pu condamner la démocratie religieuse de Marc Sangnier ? Le pontificat de Pie XII fut une période difficile pour Maritain. Le pape commençait fort puisque à peine élu, il réhabilitait l'Action française. L'avenir promettait d'être difficile pour notre philosophe et de fait de violentes attaques débutèrent contre sa politique. C'est le temps de Jules Meinvielle, de Charles de Koninck, et d'Antonio Messineo. Beaucoup craignent une condamnation du Saint Office et la mise à l'index d'Humanisme intégral. Pourquoi ne fut-elle jamais prononcée ? Cela reste assez mystérieux, toutefois la thèse penche en faveur d'une intervention de Mgr Montini (futur Paul VI) auprès de Pie XII.

L'évêque en tous les cas parvint à redresser la situation périlleuse de Maritain en obtenant le titre de : Docteur honoris causa en Sciences philosophiques de l'Institut catholique. Bizarrement ce diplôme lui fut octroyé le 21 mars 1959 juste après la mort de Pie XII…