Rendons
à Giscard ce qui est à César... et à Dieu ce qui est à Dieu ! Notre
VGE national, au mépris de ses propres traditions familiales, veille,
tel un cerbère, sur les destinées laïques de l'Europe unie. La France
qui n'a que la construction européenne à la bouche, n'est pas prête
à faire la moindre concession pour amadouer ses voisins. Son laïcisme
n'est pas négociable... Résultat : la constitution de l'Europe est
remise sine die, puisqu'il n'est pas question qu'elle comporte la
moindre Invocatio Dei, dans son préambule.
Laïcité,
voilà un mot qu'on emploie sans jamais le définir et de manière équivoque.
Les polémiques sur l'article 2 du projet de Constitution européenne,
à l'occasion du Sommet de Salonique le 20 juin 2003, nous offrent un
large panel de textes, tous revendiquant la laïcité, mais chacun
visant, à travers ce vocable, un projet politique et culturel différent.
La question, on s'en souvient, était de savoir si l'on invoquerait le
nom de Dieu au début de la Constitution européenne et si l'on ferait référence
au christianisme comme héritage fondateur de l'Europe.
Deux
tentatives de définition
Un
Italien, inscrit dans le groupe d'Emma Bonino, Maurizio Turco, prend immédiatement
l'initiative de faire signer une déclaration de laïcité, ainsi rédigée
: « Les principes de laïcité de l'État, d'égalité et de
non-discrimination entre les citoyens et par conséquent entre les différentes
religions et Églises sont à la base de la démocratie et de l'État de
droit ». Il obtient le soutien de 252 parlementaires des quinze États
membres et de 243 députés européens. Égalité entre les différentes
religions
: telle est la définition de la laïcité que met en avant cet Italien.
Toute entrave à ce principe, tout effort pour considérer par exemple
que le christianisme est plus européen que l'islam est d'avance déclaré
irrecevable. Dans cette optique, la laïcité est le système qui permet
de relativiser toutes les croyances religieuses, en accordant a priori
autant d'importance aux chrétiens qu'aux adorateurs de l'oignon, au nom
de la non-discrimination entre les religions. Bien évidemment de telles
conceptions aboutissent à marginaliser toute forme de foi religieuse...
Par
ailleurs et dans un tout autre registre, à partir du mois de mai
dernier, les chrétiens font circuler un Appel à la reconnaissance
de l'âme de l'Europe, qui apparaît comme vulgarisant les
thèses du pape Jean Paul II sur la nature essentiellement chrétienne
de l'Europe : « Ne construisons pas une Tour de Babel avec le mortier
du Mur de Berlin » exhortent les auteurs avec force. Et ils enchaînent
: « L'Europe existe ; elle a une histoire, des valeurs, une âme. Il
est primordial d'appeler à la reconnaissance de l'âme de l'Europe.
Depuis plusieurs mois, ou sein des institutions européennes, nous
assistons à une intensification des attaques antireligieuses, diffusant
une image caricaturale de la spiritualité et une conception militante
et exclusive de la laïcité. Ces attaques visent à disqualifier notre
héritage religieux pour mieux fonder la Constitution européenne sur
une conception matérialiste, relativiste et athée de la société.
Face à ces attaques, Jean Paul ÏÏ rappelait le 16 décembre 2002 :
"On ne peut pas oublier que c'est la négation de Dieu et de ses
commandements qui ont créé au siècle passé la tyrannie des idoles
exprimée dans la glorification d'une race, d'une classe, d'un parti, de
l'État ou de la nation" ». Cette citation est un peu longue, mais
elle est très significative de la conception wojtylienne de la laïcité,
telle que le pape la développe depuis des années. On peut la résumer
en trois points : il existe un patrimoine chrétien de l'Europe, qui
forme comme "l’âme" de ce Continent. Contre cet héritage,
les attaques se multiplient. Mais sans cet héritage, l'Occident tout
entier est mûr pour un nouveau totalitarisme. Il faut noter que ce
diagnostic sévère sur les risques d'un nouveau totalitarisme, issu du
relativisme généralisé, remonte à 1991 et revient de façon récurrente
et courageuse dans les écrits du pape. Quelle autre autorité morale
ose porter un jugement si radical sur notre société consumériste ? La
toute récente exhortation apostolique Ecclesia in Europa (29
juin 2003) réutilise ce terme pour désigner le matérialisme
obligatoire qui domine partout en Occident.
Critique
de la thèse de Jean Paul II
On
peut néanmoins faire deux reproches à cette conception nouvelle de la
laïcité européenne.
D'abord
le pape sous estime l'adversaire qui avait été si vertement désigné
par les grands papes du XIXème siècle, la philosophie des Lumières,
il n'en parle pas, ou lorsqu'il en parle, c'est pour avancer l'idée
saugrenue que l'idéologie des droits de l'homme a des origines chrétiennes
et qu'il est par conséquent très possible d'envisager une sorte de
fusion entre l'idéal chrétien et l'idéal humaniste. Maurizio Turco,
que nous citions tout à l'heure, crierait certainement à la récupération
et au baptême forcé. Nous avons essayé de montrer quant à nous, dans
le numéro 10 de la Nouvelle revue Certitudes, que ces deux
traditions étaient formellement incompatibles, nous n'y revenons pas.
Les événements se chargent et se chargeront de le rappeler à ceux qui
croyaient qu'il suffisait de mettre en cause l'exception anticléricale
française. Non ! Il s'agit bien d'un mouvement européen, qui, en tant
qu'il se veut démocrate, s'affirme en même temps viscéralement
antichrétien... Ces "intégristes laïcs" n'ont de cesse que
de réduire le christianisme à n'être qu'une secte comme tant d'autres
!
Deuxième
reproche : dans cette perspective habile, on se contente de poser un
jugement de fait, en renvoyant à l'histoire et on parle d'un héritage
chrétien. Mais comme le notent certains observateurs non-chrétiens,
les religions ne sont pas seulement des héritages venus du passé,
elles ne sont pas mortes, mais bien vivantes ! Parler d'héritage et
d'histoire, c'est se condamner à considérer les religions uniquement
comme des cultures, et non comme des pratiques vivantes. Voilà qui
justifierait par exemple ces cours d'histoire des religions que Régis
Debray envisage de diffuser par le biais d'enseignants qui seraient les
salariés de l'Education nationale et qui manipuleraient les petits élèves
incapables de défendre leurs âmes, en leur présentant « l'héritage
religieux » comme une bulle de formol, où l'on ne trouve plus que de
grandes idées mortes !
La
position des évêques européens
Un
observateur attentif a pu constater une dissonance entre la perspective
wojtylienne, qui ne parle que d'héritage mais qui évoque au moins
"les valeurs chrétiennes" et puis la position des évêques
européens, très en retrait par rapport au pape.
Dans
une déclaration de la Conférence des évêques européens, le 27
septembre 2002, on ne trouve aucune remarque proprement chrétienne. Les
évêques se contentent de réclamer « le respect de la liberté
religieuse sous toutes ses formes », « la reconnaissance de l'identité
spécifique des églises et des communautés religieuses et un dialogue
structuré avec elles » et enfin « le respect du statut dont bénéficient
en vertu du droit national les églises, les communautés religieuses et
les organisations non confessionnelles ».
Si
vous lisez un peu vite, vous ne verrez là peut-être qu'une manière de
se retrancher dans une épaisse langue de bois (ou une langue de buis en
l'occurrence). Mais il n'en est rien ! Ces évêques ont un objectif
clair : ce n'est plus le Christ, c'est leur pomme ! Ce qu'ils demandent
à l'Union Européenne, c'est qu'elle leur fasse une petite place, en
leur proposant des petits dialogues structurés, qui ne servent à rien
qu'à justifier leur existence et surtout, surtout ! que l'on préserve
leur statut ! Qu'on organise le marché des religions en protégeant les
formes religieuses existantes contre l'éventuelle intrusion de
nouvelles forces... C'est pitoyable ! C'est la politique des
fonctionnaires de Dieu. Ils ont tout des fonctionnaires ces évêques,
la docilité, le manque d'imagination, le conformisme intellectuel. Tout
sauf un salaire.
Ces
évêques ne voient aucune objection à la position actuelle de Valéry
Giscard d'Estaing, le président en fonction de la Convention européenne,
qui ne veut mettre de fait dans l'article 2 de la Constitution européenne
qu'une très vague référence à « l'héritage culturel, religieux et
humaniste » de l'Europe. VGE s'est donné le ridicule d'évoquer deux
grandes sources de la culture" européenne : la Grèce antique et
le siècle des Lumières. Entre les deux : rien. Mais cela ne gêne pas
nos évêques une seconde, du moment qu'on reconnaît leur statut (leurs
avantages acquis comme parle la CGT) et du moment qu'on leur organise
des petits dialogues avec des officiels de la Structure européenne, qui
leur donne l'illusion d'exister quelques instants...
Combien
préférable est le courage fort en gueule de l'archevêque orthodoxe de
Thessalonique, Mgr Christodoulos, qui, lui, condamne la position de
Giscard d'Estaing sans prendre de gants : « Il s'agit d'une distorsion
de l'histoire. Personne n'a le droit d'effacer le christianisme.
L'Europe échouera et sera divisée si elle continue dans cette voie ».
En ligne de mire, bien sûr, pour ce Grec : la candidature de la Turquie
musulmane à l'Union européenne.
Que
faut-il penser de la laïcité à l'occidentale?
Reste
à proposer, au nom de la Tradition catholique, à travers la richesse
prophétique de l'enseignement des papes du XIXème et du XXème siècle,
une position claire : en tant que catholiques vivants (et non en tant
qu'héritiers d'un catholicisme putativement moribond),
qu'apportons-nous dans ce débat ? Quelle est notre conception de la laïcité
?
Pie
XII, en 1957, faisait de la saine laïcité un principe chrétien
essentiel : « Il y a des gens en Italie, déclarait le Pasteur angélique,
qui s'agitent toujours parce qu'ils craignent que le christianisme enlève
à César ce qui est à César. Comme si donner à César ce qui lui
appartient n'était pas un commandement de Jésus, comme si la laïcité
serine et légitime n'était pas un principe de la doctrine catholique,
comme si ce n'était pas une tradition de l'Église de s'efforcer à
maintenir distincts mais aussi toujours unis selon de justes principes
les deux pouvoirs ».
La
définition de la laïcité est claire : il s'agit de considérer comme
distincts deux pouvoirs, le pouvoir temporel qui revient à l'État et
le pouvoir spirituel qui revient à l'Église, il s'agit donc pour l'État
de reconnaître à l'Église une autorité native pour tout ce qui
touche aux choses de Dieu.
Ce
terme d'autorité fait peur aujourd'hui. La conception dominante de la
laïcité, celle qu'incarnait tout à l'heure Maurizio Turco, consiste
à dénier à l'Église toute prétention à une quelconque autorité
spirituelle, en équiparant son message et celui de n'importe quelle
secte au nom de la non-discrimination et de l'égalité des religions.
Et de même les chrétiens sont invités à considérer leur foi non
comme décisive ou déterminante, mais comme pouvant revêtir
l'apparence d'une simple opinion. C'est en tout cas ce que rappelle
Raphaël Drai dans le dossier que La Croix avait consacré à
notre sujet : « La laïcité exige que l'on soit capable de rétrograder
de l'affirmation d'une foi à l'expression d'une opinion, sans se sentir
dans l'infidélité, l'hérésie ou l'abandon ».
L'idéologie
laïque - que l'on confond sottement avec la laïcité elle-même -
consiste à enseigner officiellement une culture du mépris vis-à-vis
de toutes les religions, qui sont toutes invitées à considérer leur
enseignement comme une pure opinion ou encore (au mieux) comme un élément
dans une culture collective. .. Voilà en tout cas qui ne pèse pas très
lourd face à l'universelle foi démocratique.
Devant
cette hostilité déclarée de l'idéologie dominante, la réponse
catholique est celle de Pie XII tout à l'heure ou celle de Jésus à
Pilote : « Mon Royaume n'est pas de ce monde ». Jamais l'Église n'a
prétendu rivaliser avec le Pouvoir temporel, même lorsqu'il émet des
prétentions totalitaires. La vérité chrétienne est d'un autre ordre.
Elle n'appartient pas à cette création. Son autorité n'est pas de ce
monde, même lorsqu'elle s'exerce sur ce monde. L'intégriste catholique
est celui qui a oublié cette vérité première, qui est aussi un
commandement de Jésus lui-même, comme nous le rappelait Pie XII :
Rendez à César ce qui est à César... et à Dieu ce qui est à Dieu.
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