Chacun
des livres de Thibon a provoqué chez
son lecteur une commotion, un ébranlement, cette secousse sismique
venue du plus profond, où s'exprime la vie elle-même... Dans un
langage simple, sans rien de la technicité embarrassante des profs de
philo, ce paysan qui n'avait que son certificat d'étude savait, en
quelques mots, rejoindre l'expérience intime de chacun. A le lire, on
donnait forme, contenu et couleur à ce qui s'appelait autrefois
"une âme". Oui on reprenait conscience d'avoir une âme. Et
jusqu'au bout de sa longue vie, jusqu'à L'illusion féconde, paru en
1995, le philosophe, qui était né avec le siècle, saura trouver le
moyen de surprendre son public, d'émouvoir ceux qui se sont donné la
peine d'être curieux de sa recherche. Il se remettait
en cause lui-même avec une loyauté roide, comme un paysan qui referait
l'état des lieux une dernière fois, avant de quitter sa maison.
Ce
philosophe chrétien avait des fidélités parfois lourdes à porter et
qu'il n'a jamais voulu trahir : il s'était fait en son temps le chantre
de la Révolution nationale du maréchal Pétain. Mais il jouissait en même
temps d'une liberté d'esprit qui le rendait proche de tous et de
chacun, susceptible de s'identifier, sans état d'âme, à tous les
vertiges, capable d'épouser tous les doutes et de sympathiser avec
toutes les douleurs, il ne cherchait pas un refuge dans le concept,
comme tant d'autres. Il ne se laissait pas impressionner par les grandes
idées, mais s'en servait plutôt pour crocheter les âmes fermées à
la lumière, pour ouvrir les coeurs rebelles ou révoltés, pour
impressionner les petits cerveaux calculateurs de ses contemporains,
souvent indifférents à ce monde intérieur qui le fascinait.
En
2000 (quel symbole !), l'Académie française a eu le temps de décerner
à ce Socrate moderne son grand prix de philosophie et c'est heureux :
Thibon n'est pas un grand philosophe, mais c'est un accoucheur d'âme,
expert en maïeutique. Comme Socrate, qui proposait cette image à ses
auditeurs, c'est un poisson torpille. Sa lecture ne laisse jamais indifférent
! Il peut créer l’électrochoc.
Voilà
pourquoi il faut prendre et lire ce recueil d'outre-tombe, que nous
propose Philippe Barthelet. Spécialiste de Thibon avec lequel il fit
naguère un très beau livre d'entretiens, récemment réédité, ce
chroniqueur a recueilli pieusement quelques membra dijecta, ici une préface
oubliée, là un article enfoui dans une collection poussiéreuse de
revues qui n'existent plus.
«
Ils sculptent en moi le silence » : seul le titre est un peu
contestable. Sa grandiloquence mal accordée m'a d'abord détourné de
rendre compte ici de ces ultima verba : faute de goût, simple
erreur de casting de l'éditeur, il faut passer outre. Dès les premières
pages, c'est Thibon, le style de Thibon, ces phrases simples, qui nous
sautent au visage. C'est Thibon au paradis des lettres, évoquant la mémoire
de quelques grands auteurs, qu'il tutoie avec aisance, en nous
introduisant dans leur compagnie.
André Gide et Jean de La Croix, Sénèque et Chateaubriand, Hugo, et
bien sûr, son cher Maurras, avec lequel il cultiva quelques affinités
électives, et Simone Weil, dont il fut le grand découvreur et qui fut
sa Diotime, Racine, Kierkegaard, Alain et quelques autres. On ne peut
pas résumer des conversations si variées avec des auteurs si divers.
Loin de sculpter en moi le silence, comme le promet son titre, ce
livre a fait naître quantité de questions et quelque chose comme une
espérance inespérée. |