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Thibon encore une fois

Joël Prieur

Nouvelle revue CERTITUDES - avril-mai-juin 2003 - n°14

Chacun des livres de Thibon a provoqué chez son lecteur une commotion, un ébranlement, cette secousse sismique venue du plus profond, où s'exprime la vie elle-même... Dans un langage simple, sans rien de la technicité embarrassante des profs de philo, ce paysan qui n'avait que son certificat d'étude savait, en quelques mots, rejoindre l'expérience intime de chacun. A le lire, on donnait forme, contenu et couleur à ce qui s'appelait autrefois "une âme". Oui on reprenait conscience d'avoir une âme. Et jusqu'au bout de sa longue vie, jusqu'à L'illusion féconde, paru en 1995, le philosophe, qui était né avec le siècle, saura trouver le moyen de surprendre son public, d'émouvoir ceux qui se sont donné la peine d'être cu­rieux de sa recherche. Il se re­mettait en cause lui-même avec une loyauté roide, comme un paysan qui referait l'état des lieux une dernière fois, avant de quitter sa maison.

Ce philosophe chrétien avait des fidélités parfois lourdes à porter et qu'il n'a jamais voulu trahir : il s'était fait en son temps le chantre de la Révolution nationale du maréchal Pétain. Mais il jouissait en même temps d'une liberté d'esprit qui le ren­dait proche de tous et de chacun, susceptible de s'identifier, sans état d'âme, à tous les vertiges, capable d'épouser tous les doutes et de sympathiser avec toutes les douleurs, il ne cherchait pas un refuge dans le concept, comme tant d'autres. Il ne se laissait pas impressionner par les grandes idées, mais s'en servait plutôt pour crocheter les âmes fermées à la lumière, pour ouvrir les coeurs rebelles ou révoltés, pour impressionner les petits cerveaux calculateurs de ses contemporains, souvent indifférents à ce monde intérieur qui le fascinait.

En 2000 (quel symbole !), l'Académie française a eu le temps de décerner à ce Socrate moderne son grand prix de philosophie et c'est heureux : Thibon n'est pas un grand philo­sophe, mais c'est un accoucheur d'âme, expert en maïeutique. Comme Socrate, qui proposait cette image à ses auditeurs, c'est un poisson torpille. Sa lecture ne laisse jamais indifférent ! Il peut créer l’électrochoc.

Voilà pourquoi il faut prendre et lire ce recueil d'outre-tombe, que nous propose Philippe Barthelet. Spécialiste de Thibon avec lequel il fit naguère un très beau livre d'entretiens, récemment réédité, ce chroniqueur a recueilli pieusement quelques membra dijecta, ici une préface oubliée, là un article enfoui dans une collection poussiéreuse de revues qui n'existent plus.

« Ils sculptent en moi le silence » : seul le titre est un peu contestable. Sa grandiloquence mal accordée m'a d'abord détourné de rendre compte ici de ces ultima verba : faute de goût, simple erreur de casting de l'éditeur, il faut passer outre. Dès les premières pages, c'est Thibon, le style de Thibon, ces phrases simples, qui nous sautent au visage. C'est Thibon au paradis des lettres, évoquant la mémoire de quelques grands auteurs, qu'il tutoie avec aisance, en nous introduisant dans leur compagnie. André Gide et Jean de La Croix, Sénèque et Chateaubriand, Hugo, et bien sûr, son cher Maurras, avec le­quel il cultiva quelques affinités électives, et Simone Weil, dont il fut le grand découvreur et qui fut sa Diotime, Racine, Kierkegaard, Alain et quelques autres. On ne peut pas résumer des conversations si variées avec des auteurs si divers. Loin de sculpter en moi le silence, comme le promet son titre, ce livre a fait naître quantité de questions et quelque chose comme une espérance inespérée.

Gustave Thibon, Ils sculptent en nous le silence, rencontres, F.-X. de Guibert 210 pp., 20,00 euros.