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Une méditation spirituelle inépuisable

Laurent Lineuil

Nouvelle revue CERTITUDES - juillet-août-septembre 2003 - n°15

La Passion du Christ est un film d’une densité théologique surprenante, riche en aperçus mystiques qu’aucun cinéaste avant Mel Gibson n’avait su ainsi mettre en valeur. Un film qui fera date, et prend bonne place parmi les très rares évocations cinématographiques réussies de la vie du Christ.

Avant même la sortie du film, l’affaire était entendue pour ses détracteurs : la Passion du Christ était l’œuvre d’un simple d’esprit, d’un homme borné et fanatique, d’un primate hollywoodien qui ne pouvait donner de cet épisode crucial de l’histoire humaine qu’une version simpliste, régressive, dépourvue de toute hauteur de vue et de la moindre profondeur spirituelle. Inquiet de la faiblesse de la précédente tentative cinématographique de Mel Gibson, Braveheart, on préparait psychologiquement une part de soi-même à concéder un bout de raison aux arguments de ses adversaires, quand arriva le film et avec lui cette énorme surprise : s’il n’était pas dénué de défauts et de faiblesses, il se révélait non seulement d’une grande puissance évocatrice, mais encore d’une subtilité et d’une densité théologiques insoupçonnées, qui en font, bien plus qu’une œuvre immédiatement saisissante, la matière d’une médiation spirituelle presque inépuisable.

Certains défauts prévisibles sont bien là

Certes, certains des défauts prévisibles sont bien là, marques d’une facture hollywoodienne qui reflète malheureusement assez exactement le goût personnel, loin d’être toujours sûr, de Mel Gibson. A ce titre, le début du film est alarmant, avec cette scène de l’arrestation au Jardin des oliviers où culmine cette épaisseur de trait qui gâche par moments le film : ralentis qui veulent donner de la force et qui n’apportent que de l’emphase, surlignages sonores qu’on a plutôt l’habitude d’entendre dans les films de Schwarzenegger que dans le cinéma religieux, outrance dans les attitudes et les mouvements font basculer la scène dans le ridicule. On retrouvera cette lourdeur de patte à plusieurs autres moments du film, notamment dans un court flash-black qui voit Jésus s’opposer à la lapidation de Marie-Madeleine, comme Bruce Willis surgirait dans un bar louche pour empêcher un viol. Mais ce ne sont plus là que des scories, car, dès la scène du procès devant le Sanhédrin, le film trouve son ton, sa puissance, son intensité dramatique, et il n’est plus possible de s’arrêter à ces réserves esthétiques tant on est emporté par la force et la densité du propos. Certes, cela reste du cinéma populaire, plus apte à parler aux foules qu’à plaire aux esthètes du VIe arrondissement de Paris, plus proche de la foi du Moyen Age que de l’austérité de l’Evangile selon saint Matthieu de Pasolini : mais pourquoi toujours chercher à opposer ce qui en somme se complète parfaitement ? Et Dieu sait que le Moyen Age a su combiner à la perfection un didactisme merveilleux à l’égard des foules avec une subtilité théologique infinie : c’est donc une référence dont Mel Gibson n’a pas à rougir.

Cette scène du Sanhédrin montre bien que le film de Gibson est tout autre chose que la longue mise en scène masochiste d’un interminable supplice : jamais sans doute un cinéaste n’avait réussi à rendre avec une telle intensité le combat surnaturel qui se joue là, jamais on n’avait saisi ainsi la puissance dramatique de la scène. Gibson nous le fait sentir mieux qu’aucun autre avant lui : la Passion n’est pas un débat théologique désincarné, c’est une affaire de passions, de haines, d’emportements populaciers, de lâchetés et d’impuissances ; une histoire où la frénésie des hommes compte au moins autant que leurs intérêts et leur raison. Les rapports des grands-prêtres et de la foule, foule qu’on manipule pour asseoir son pouvoir, mais aussi foule à qui il faut offrir un bouc émissaire pour calmer ses dissensions et sa violence, sont remarquablement soulignés durant tout le film, dans une lecture dont on comprend qu’elle ait comblé René Girard.

Un autre apport majeur du film, lui aussi inédit à l’écran, est le rôle de Marie : d’ores et déjà mère de l’Eglise (tous les disciples l’appellent Mère), elle accompagne et soutient son fils durant toute sa Passion, lui insufflant à plusieurs reprises un surcroît de courage, et méritant son titre de Co-Rédemptrice par cette Croix qu’elle contribue ainsi à porter et ces glaives de douleur qui la transpercent, mais aussi par le fiat renouvelé au pied du Calvaire. Le cheminement parallèle de Marie et de Satan, de part et d’autre du chemin de Croix, est un combat spirituel dont l’une des batailles est la difficulté pour Marie d’accepter le sacrifice de Jésus : progression qui trouve une issue sublime dans une scène splendide où Marie, voyant se lever dans le ciel de Jérusalem la Croix où est cloué son fils, change soudainement d’attitude, emplie d’une étrange illumination et comme transportée au-delà de sa gangue de souffrance, comme si elle avait en un instant compris le sens de cette souffrance inouïe, et réalisé que l’instrument de torture de son fils allait devenir, était déjà devenu le sceptre qui allait lui permettre de régner sur le monde.

Mère de l’Eglise, Marie est aussi mère de sa prière : tout au long du film, on la voit suivre pas à pas les stations du chemin de croix, et attarder longuement son regard sur les lieux et les instruments de la Passion de Jésus : gardant toutes ces choses en son cœur pour les méditer ensuite à loisir, et nous enseigner quels immenses fruits spirituels nous pouvons retirer de la contemplation du calvaire du Christ. En témoigne aussi cette magnifique Pieta finale, où Marie présente au spectateur le corps inanimé de son fils, pour le prendre à témoin de ce que Jésus est mort à cause de lui et pour lui, mais aussi pour lui offrir ce corps, pain de vie et de Rédemption.

Une vision de la passion théologiquement irréprochable

Inversement, Satan est omniprésent lui aussi, inversion monstrueuse du bien que suggère cette scène mystérieuse où on le voit porter, pendant la flagellation, un bébé vieilli et difforme : infernale maternité du mal, comme une moquerie de la maternité du bien que représente Marie. Satan est aussi présent au côté de Judas, pour l’aider à s’emmurer dans ce désespoir qui lui fait voir des monstres là où des enfants s’étaient approchés de lui pour le consoler, comme un enfermement dans le mal qui rend impossible de discerner le bien.

C’est là où Mel Gibson surprend par son audace : il ne s’est pas contenté, comme ses prédécesseurs, Pasolini y compris, d’une illustration de la vie du Christ où la seule lecture résidait dans le choix des scènes à mettre en valeur et de celles à écarter : aidé par les visions d’Anne-Catherine Emmerich, il a osé aller au-delà du texte évangélique pour mieux lui rester  fidèle, et nous donner par la construction du film et sa mise en scène une vision de la Passion qui, pour être théologiquement irréprochable, n’en est pas moins (le délire scorcesien mis à part, qui n’a rien à voir avec les Evangiles) la plus personnelle qui ait été portée à l’écran. Et que Mel Gibson ait choisi de filmer sa propre main en train d’enfoncer un clou dans la paume du Christ, sa seule apparition dans le film, n’est évidemment pas anecdotique, mais le signe d’une intense méditation qu’il a fait sienne, tout au long des douze années de réflexion qui ont préparé la voie au film, et qui explique sa miraculeuse profondeur.

On en veut pour simple preuve cette scène proprement géniale qui voit Marie se porter au secours de Jésus tombé sous le poids de la Croix, en parallèle avec un flash-back où Marie relève l’enfant Jésus d’une chute : tout le mystère de l’Incarnation est ainsi suggéré, tandis que plaçant dans la bouche de Jésus souffrant, pour consoler sa mère, cette parole tirée de l’Apocalypse : « Vois, voilà que je fais toutes choses nouvelles », il illumine d’une lumière surnaturelle l’épouvantable supplice subi par le Christ. Contrairement à ce qui a été si souvent écrit, le sens du sacrifice de Jésus, son message d’amour et de pardon, le plan de rédemption divin, ne sont jamais absents du film, mais viennent constamment éclairer ce que Mel Gibson a voulu être le thème principal : nous faire toucher du doigt l’ampleur des souffrances endurées pour nous par Jésus.

Ainsi des nombreux flash-back qui jalonnent le film : par d’incessants quoique brefs retours sur la prédication de Jésus, ils éclairent les étapes de son chemin de croix et lui donnent son sens et sa pleine dimension. La sérénité de ces scènes rappelle que le sacrifice de Jésus est un sacrifice pleinement consenti, le sang qui ruisselle sur la croix renvoie au vin de la Cène et la chair suppliciée de Jésus au pain du dernier repas, soulignant dans un même mouvement la dimension liturgique du sacrifice du Christ, et la dimension sacrificielle de la liturgie. De même la montagne du Calvaire renvoie à celle où Jésus prononça le discours où il nous invite à refuser de répondre à la haine par la haine, et à sortir de l’engrenage de la violence en suivant sa voie ; et les hurlements de la foule sur la route du Golgotha sont mis en parallèle avec les acclamations des Rameaux, pour nous rappeler que notre conversion n’est pas un acquis mais une lutte permanente, qui ne nous met jamais à l’abri du péché, et de notre propre versatilité, de notre essentielle inconstance.

Mais, bien sûr, là où Mel Gibson innove le plus, c’est dans la dureté presque suffocante de sa représentation des souffrances du Christ, qui contraste avec la brièveté et le laconisme des scènes consacrées à la Passion dans les précédents films sur la vie du Christ. Gibson ne nous épargne aucun râle, aucun coup de fouet, aucune goutte de sang. La force ultime de son film, c’est qu’il nous oblige à regarder en face, sans pouvoir détourner le regard, ce que nous avons désappris à voir, ce que nous sommes si prompts à oublier, ce qui nous est masqué par les crucifix proprets posés sur nos murs : la réalité inhumaine des épreuves que le Christ s’est imposées pour nous. Ceux qui ont trouvé qu’il passait la mesure n’ont sans doute pas suffisamment étudié le Saint-Suaire, qui nous apprend que Jésus a reçu entre cent et cent vingt coups de fouet, là où la règle voulait qu’on s’arrêtât avant quarante de peur de tuer le supplicié, et que son corps n’était quasiment plus qu’une plaie, d’où presque toute chair avait été arrachée. Ceux qui ont trouvé invraisemblable l’endurance du Christ méconnaissent sa nature divine, dont la théologie nous dit qu’elle est en quelque sorte venue au secours de sa nature humaine pour l’épauler dans ce martyre.

A la longueur du supplice de Jésus répond la brièveté extrême de la scène de la Résurrection, qui innove là encore puisque Gibson, à notre connaissance, est le premier à avoir osé la filmer, quand tous ses prédécesseurs se contentaient de montrer le tombeau vide. Mais cette brièveté en respecte le mystère, et clôt le film comme par un coup de tonnerre d’autant plus frappant qu’il serait isolé et silencieux. Cette Résurrection fait partie des images du film qu’on emporte avec soi, indéfectiblement, et qui vous poursuivent bien longtemps après. Peut-être de manière indélébile : difficile de croire en effet qu’on pourra, après l’avoir vu, regarder un crucifix avec la même indifférence (mais, là encore, le dimanche des Rameaux n’est distant que de quelques jours du Vendredi saint), ou qu’un cinéaste pourra filmer la Passion avec le même laconisme qu’avant Mel Gibson. Cela restera le mérite, immense, de ce film, quoi qu’on pense de ses qualités ou de ses défauts : d’être ainsi parvenu à remettre la Croix à sa vraie place, de nous arracher à la vision lénifiante d’un Jésus pacifié que le siècle veut nous imposer, pour nous replacer au cœur de ce combat spirituel intensément dramatique qu’est la Rédemption.