Avant
même la sortie du film, l’affaire était entendue pour ses détracteurs :
la Passion du Christ était l’œuvre d’un simple d’esprit, d’un
homme borné et fanatique, d’un primate hollywoodien qui ne pouvait
donner de cet épisode crucial de l’histoire humaine qu’une version
simpliste, régressive, dépourvue de toute hauteur de vue et de la
moindre profondeur spirituelle. Inquiet de la faiblesse de la précédente
tentative cinématographique de Mel Gibson, Braveheart,
on préparait psychologiquement une part de soi-même à concéder un
bout de raison aux arguments de ses adversaires, quand arriva le film et
avec lui cette énorme surprise : s’il n’était pas dénué de
défauts et de faiblesses, il se révélait non seulement d’une grande
puissance évocatrice, mais encore d’une subtilité et d’une densité
théologiques insoupçonnées, qui en font, bien plus qu’une œuvre
immédiatement saisissante, la matière d’une médiation spirituelle
presque inépuisable.
Certains
défauts prévisibles sont bien là
Certes,
certains des défauts prévisibles sont bien là, marques d’une
facture hollywoodienne qui reflète malheureusement assez exactement le
goût personnel, loin d’être toujours sûr, de Mel Gibson. A ce
titre, le début du film est alarmant, avec cette scène de
l’arrestation au Jardin des oliviers où culmine cette épaisseur de
trait qui gâche par moments le film : ralentis qui veulent donner
de la force et qui n’apportent que de l’emphase, surlignages sonores
qu’on a plutôt l’habitude d’entendre dans les films de
Schwarzenegger que dans le cinéma religieux, outrance dans les
attitudes et les mouvements font basculer la scène dans le ridicule. On
retrouvera cette lourdeur de patte à plusieurs autres moments du film,
notamment dans un court flash-black qui voit Jésus s’opposer à la
lapidation de Marie-Madeleine, comme Bruce Willis surgirait dans un bar
louche pour empêcher un viol. Mais ce ne sont plus là que des scories,
car, dès la scène du procès devant le Sanhédrin, le film trouve son
ton, sa puissance, son intensité dramatique, et il n’est plus
possible de s’arrêter à ces réserves esthétiques tant on est
emporté par la force et la densité du propos. Certes, cela reste du
cinéma populaire, plus apte à parler aux foules qu’à plaire aux
esthètes du VIe arrondissement de Paris, plus proche de la foi du Moyen
Age que de l’austérité de l’Evangile selon saint Matthieu de
Pasolini : mais pourquoi toujours chercher à opposer ce qui en
somme se complète parfaitement ? Et Dieu sait que le Moyen Age a
su combiner à la perfection un didactisme merveilleux à l’égard des
foules avec une subtilité théologique infinie : c’est donc une
référence dont Mel Gibson n’a pas à rougir.
Cette
scène du Sanhédrin montre bien que le film de Gibson est tout autre
chose que la longue mise en scène masochiste d’un interminable
supplice : jamais sans doute un cinéaste n’avait réussi à
rendre avec une telle intensité le combat surnaturel qui se joue là,
jamais on n’avait saisi ainsi la puissance dramatique de la scène.
Gibson nous le fait sentir mieux qu’aucun autre avant lui : la
Passion n’est pas un débat théologique désincarné, c’est une
affaire de passions, de haines, d’emportements populaciers, de lâchetés
et d’impuissances ; une histoire où la frénésie des hommes
compte au moins autant que leurs intérêts et leur raison. Les rapports
des grands-prêtres et de la foule, foule qu’on manipule pour asseoir
son pouvoir, mais aussi foule à qui il faut offrir un bouc émissaire
pour calmer ses dissensions et sa violence, sont remarquablement soulignés
durant tout le film, dans une lecture dont on comprend qu’elle ait
comblé René Girard.
Un
autre apport majeur du film, lui aussi inédit à l’écran, est le rôle
de Marie : d’ores et déjà mère de l’Eglise (tous les
disciples l’appellent Mère), elle accompagne et soutient son fils
durant toute sa Passion, lui insufflant à plusieurs reprises un surcroît
de courage, et méritant son titre de Co-Rédemptrice par cette Croix
qu’elle contribue ainsi à porter et ces glaives de douleur qui la
transpercent, mais aussi par le fiat renouvelé
au pied du Calvaire. Le cheminement parallèle de Marie et de Satan, de
part et d’autre du chemin de Croix, est un combat spirituel dont
l’une des batailles est la difficulté pour Marie d’accepter le
sacrifice de Jésus : progression qui trouve une issue sublime dans une
scène splendide où Marie, voyant se lever dans le ciel de Jérusalem
la Croix où est cloué son fils, change soudainement d’attitude,
emplie d’une étrange illumination et comme transportée au-delà de
sa gangue de souffrance, comme si elle avait en un instant compris le
sens de cette souffrance inouïe, et réalisé que l’instrument de
torture de son fils allait devenir, était déjà devenu le sceptre qui
allait lui permettre de régner sur le monde.
Mère
de l’Eglise, Marie est aussi mère de sa prière : tout au long
du film, on la voit suivre pas à pas les stations du chemin de croix,
et attarder longuement son regard sur les lieux et les instruments de la
Passion de Jésus : gardant toutes ces choses en son cœur pour les
méditer ensuite à loisir, et nous enseigner quels immenses fruits
spirituels nous pouvons retirer de la contemplation du calvaire du
Christ. En témoigne aussi cette magnifique Pieta finale, où Marie présente
au spectateur le corps inanimé de son fils, pour le prendre à témoin
de ce que Jésus est mort à cause de lui et pour lui, mais aussi pour
lui offrir ce corps, pain de vie et de Rédemption.
Une
vision de la passion théologiquement irréprochable
Inversement,
Satan est omniprésent lui aussi, inversion monstrueuse du bien que suggère
cette scène mystérieuse où on le voit porter, pendant la
flagellation, un bébé vieilli et difforme : infernale maternité
du mal, comme une moquerie de la maternité du bien que représente
Marie. Satan est aussi présent au côté de Judas, pour l’aider à
s’emmurer dans ce désespoir qui lui fait voir des monstres là où
des enfants s’étaient approchés de lui pour le consoler, comme un
enfermement dans le mal qui rend impossible de discerner le bien.
C’est
là où Mel Gibson surprend par son audace : il ne s’est pas
contenté, comme ses prédécesseurs, Pasolini y compris, d’une
illustration de la vie du Christ où la seule lecture résidait dans le
choix des scènes à mettre en valeur et de celles à écarter :
aidé par les visions d’Anne-Catherine Emmerich, il a osé aller
au-delà du texte évangélique pour mieux lui rester fidèle, et
nous donner par la construction du film et sa mise en scène une vision
de la Passion qui, pour être théologiquement irréprochable, n’en
est pas moins (le délire scorcesien mis à part, qui n’a rien à voir
avec les Evangiles) la plus personnelle qui ait été portée à l’écran.
Et que Mel Gibson ait choisi de filmer sa propre main en train
d’enfoncer un clou dans la paume du Christ, sa seule apparition dans
le film, n’est évidemment pas anecdotique, mais le signe d’une
intense méditation qu’il a fait sienne, tout au long des douze années
de réflexion qui ont préparé la voie au film, et qui explique sa
miraculeuse profondeur.
On
en veut pour simple preuve cette scène proprement géniale qui voit
Marie se porter au secours de Jésus tombé sous le poids de la Croix,
en parallèle avec un flash-back où Marie relève l’enfant Jésus
d’une chute : tout le mystère de l’Incarnation est ainsi suggéré,
tandis que plaçant dans la bouche de Jésus souffrant, pour consoler sa
mère, cette parole tirée de l’Apocalypse :
« Vois, voilà que je fais toutes choses nouvelles », il
illumine d’une lumière surnaturelle l’épouvantable supplice subi
par le Christ. Contrairement à ce qui a été si souvent écrit, le
sens du sacrifice de Jésus, son message d’amour et de pardon, le plan
de rédemption divin, ne sont jamais absents du film, mais viennent
constamment éclairer ce que Mel Gibson a voulu être le thème
principal : nous faire toucher du doigt l’ampleur des souffrances
endurées pour nous par Jésus.
Ainsi
des nombreux flash-back qui jalonnent le film : par d’incessants
quoique brefs retours sur la prédication de Jésus, ils éclairent les
étapes de son chemin de croix et lui donnent son sens et sa pleine
dimension. La sérénité de ces scènes rappelle que le sacrifice de Jésus
est un sacrifice pleinement consenti, le sang qui ruisselle sur la croix
renvoie au vin de la Cène et la chair suppliciée de Jésus au pain du
dernier repas, soulignant dans un même mouvement la dimension
liturgique du sacrifice du Christ, et la dimension sacrificielle de la
liturgie. De même la montagne du Calvaire renvoie à celle où Jésus
prononça le discours où il nous invite à refuser de répondre à la
haine par la haine, et à sortir de l’engrenage de la violence en
suivant sa voie ; et les hurlements de la foule sur la route du
Golgotha sont mis en parallèle avec les acclamations des Rameaux, pour
nous rappeler que notre conversion n’est pas un acquis mais une lutte
permanente, qui ne nous met jamais à l’abri du péché, et de notre
propre versatilité, de notre essentielle inconstance.
Mais,
bien sûr, là où Mel Gibson innove le plus, c’est dans la dureté
presque suffocante de sa représentation des souffrances du Christ, qui
contraste avec la brièveté et le laconisme des scènes consacrées à
la Passion dans les précédents films sur la vie du Christ. Gibson ne
nous épargne aucun râle, aucun coup de fouet, aucune goutte de sang.
La force ultime de son film, c’est qu’il nous oblige à regarder en
face, sans pouvoir détourner le regard, ce que nous avons désappris à
voir, ce que nous sommes si prompts à oublier, ce qui nous est masqué
par les crucifix proprets posés sur nos murs : la réalité
inhumaine des épreuves que le Christ s’est imposées pour nous. Ceux
qui ont trouvé qu’il passait la mesure n’ont sans doute pas
suffisamment étudié le Saint-Suaire, qui nous apprend que Jésus a reçu
entre cent et cent vingt coups de fouet, là où la règle voulait
qu’on s’arrêtât avant quarante de peur de tuer le supplicié, et
que son corps n’était quasiment plus qu’une plaie, d’où presque
toute chair avait été arrachée. Ceux qui ont trouvé invraisemblable
l’endurance du Christ méconnaissent sa nature divine, dont la théologie
nous dit qu’elle est en quelque sorte venue au secours de sa nature
humaine pour l’épauler dans ce martyre.
A
la longueur du supplice de Jésus répond la brièveté extrême de la
scène de la Résurrection, qui innove là encore puisque Gibson, à
notre connaissance, est le premier à avoir osé la filmer, quand tous
ses prédécesseurs se contentaient de montrer le tombeau vide. Mais
cette brièveté en respecte le mystère, et clôt le film comme par un
coup de tonnerre d’autant plus frappant qu’il serait isolé et
silencieux. Cette Résurrection fait partie des images du film qu’on
emporte avec soi, indéfectiblement, et qui vous poursuivent bien
longtemps après. Peut-être de manière indélébile : difficile
de croire en effet qu’on pourra, après l’avoir vu, regarder un
crucifix avec la même indifférence (mais, là encore, le dimanche des
Rameaux n’est distant que de quelques jours du Vendredi saint), ou
qu’un cinéaste pourra filmer la Passion avec le même laconisme
qu’avant Mel Gibson. Cela restera le mérite, immense, de ce film,
quoi qu’on pense de ses qualités ou de ses défauts : d’être
ainsi parvenu à remettre la Croix à sa vraie place, de nous arracher
à la vision lénifiante d’un Jésus pacifié que le siècle veut nous
imposer, pour nous replacer au cœur de ce combat spirituel intensément
dramatique qu’est la Rédemption.
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