Pour
condamner Gibson, son film et tous les « gibsoniens », la
violence des mots s’est immédiatement aggravée à partir du moment où
l’épiscopat français a officiellement ranimé et cautionné
l’accusation d’« antisémitisme ». Aussitôt les anciens et néotrotskistes
du Monde ont, pour qualifier le film, employé
les termes définitifs de « bestialité », d’« antichrétien » et,
naturellement, de « nazi ».
Qui
dit mieux ?
Michel
Kubler, l’éditorialiste religieux de La Croix,
a essayé. Il a trouvé, pour qualifier le film, les termes de « sadisme
», de « voyeurisme » et d’« imposture ».
Un
autre terme, dans le même numéro de La Croix,
apparaît moins violent et plus objectif : « théologie préconciliaire
». Pesez bien cette expression. « Préconciliaire » n’y signifie
pas, comme on pourrait d’abord le croire : antérieure à toute
la série historique des grands conciles œcuméniques. En
l’occurrence il faut entendre : antérieure à Vatican II
(1962-1965). Autrement dit, toute la théologie de l’Eglise, depuis le
début du christianisme jusqu’à 1962, constitue cette « théologie
préconciliaire » dont La Croix écrit
tranquillement, dans sa « question du jour », sous la signature
cette fois de Jean Delumeau : « cette théologie est aujourd’hui
rejetée » et « il est très important de ne pas remettre cette théologie
en circulation », – comme le fait le film !
Michel
Kubler coopère à ce rejet : « Avoir la foi au Christ, écrit-il,
c’est alors renoncer à mettre la main sur son historicité. »
Et
pourquoi renoncer à l’historicité de Jésus-Christ (comme fait l’«
appareil critique » de la Bible Bayard) ? Voici la raison
ahurissante qu’en donne l’éditorialiste de La
Croix :
«
Noli me tangere ! dit le Ressuscité à
Madeleine. »
C’est
en l’Evangile de Jean, chapitre vingt, début du verset 17, habilement
tronqué de sa fin. C’est aussi ignorer (volontairement ?) le
verset 27 : « Avance ta main… »
L’Evangile
lui-même ferait donc partie, à certains moments, de cette « théologie
préconciliaire » qu’il faut « rejeter » ?
Le
P. Congar parlait déjà de rejeter, par Vatican II, toute l’« ecclésiologie
romaine » qui était celle de l’Eglise depuis l’empereur Constantin
(début du IVème siècle), et opérer ainsi une « révolution
d’octobre dans l’Eglise ». Apparemment, on ne touche pas aux
dogmes, quand on parle de changer simplement l’« ecclésiologie
» ou la « théologie » qui est inséparable de l’être
historique de l’Eglise. Mais on change la religion. Il y a maintenant
dix, vingt, trente et quarante ans que la revue Itinéraire
désignait, analysait, combattait cette introduction, tantôt
subreptice, tantôt arrogante, toujours persécutrice, d’une autre
religion à l’intérieur du catholicisme. Aujourd’hui l’abbé de
Tanoüarn reprend et développe brillamment, dans sa revue Certitudes
et dans son bulletin Pacte, une élucidation
théologique analogue. C’est l’affrontement de deux philosophies
incompatibles, engendrant deux comportements inconciliables. La nouvelle
religion le sait bien, puisqu’elle « dialogue » complaisamment avec
toutes les croyances et avec tous les courants de pensée, sauf la
« théologie préconciliaire », qu’elle veut « rejeter » sans
discussion. Mais elle ne s’attendait pas à une contre-attaque aussi
puissante, aussi universelle : le film de Mel Gibson.
Voir
Dieu
C’est
dans la perspective des plus anciennes prières de l’humanité que se
situe ce film. Il répond aussi aux plus audacieuses demandes de la
liturgie catholique. Voir Dieu. L’attente, consciente ou confuse, qui
fut celle du peuple juif et celle du monde païen : Seigneur,
fais-nous voir le Père (Jn, 14,8). Le film n’est pas une
photographie comme le Saint Suaire. Il est une évocation artistique,
selon le langage du septième art. Il a entendu la prière de l’Eglise
quand deux fois le jour, dans les répons qui suivent le psaume 116,
elle implore :
Et
ostende faciem tuam et salvi erimus, Mon Dieu, montrez votre face et
nous serons sauvés.
La
face de Dieu invoquée dans les psaumes du roi David, pour qu’elle se
détourne de nos péchés (Ps. 50), pour qu’elle ne se détourne pas
de nous (Ps. 101), pour que Dieu répande sur nous les lumières de son
visage : illustra faciem tuam super servum
tuum (Ps. 31), illuminet vultum suum super
nos (Ps. 66), les générations actuelles n’en auront pas été
privées. Elles en ont été comblées. Je me demande si aucune autre époque
aura autant vu la face de Dieu répondre à sa prière, venir à sa
rencontre, et se proposer à la liberté.
Nous
avons eu, beaucoup plus que n’importe quel autre temps, accès au
Saint Suaire. Et en l’an deux mille quatre nous avons, le monde entier
peut-être, en tout cas le monde occidental, le monde de la sécularisation
et de l’apostasie silencieuse a vu venir à sa rencontre le film qui
évoque la face de l’Agneau de Dieu pendant sa Passion : sa face
de douleur au moment du sacrifice ; le sacrifice que renouvelle, de
manière non sanglante et non visible, chaque eucharistie. Mais nous
nous souvenons alors de la parole du Seigneur : Qui
me voit, voit le Père (Jn, 14, 9). Même (surtout ?) pendant
sa Passion. Mystère de la Sainte Trinité, un seul Dieu en trois
Personnes. Scandale pour ceux-ci, folie pour ceux-là ; signe de
contradiction. Le cinéma, quand il le veut, est donc capable de nous
entraîner ainsi dans une méditation et un pèlerinage en direction du
Père.
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