Si
la Passion du Christ n’avait eu d’autre vertu que de servir de révélateur
de l’état d’esprit contemporain, il aurait déjà rempli un bel
office. Le déluge d’âneries qu’il a suscitées est en effet une
occasion unique de prendre la mesure de la déliquescence du débat
public, autant que de l’incompréhension croissante du message évangélique,
pour ne pas parler d’hostilité, malgré plus de vingt-cinq ans d’un
pontificat qui se voulait de reconquête.
Le
premier motif de consternation qu’on rencontre en se plongeant dans le
déluge d’articles suscités par le film de Mel Gibson, c’est évidemment
le nombre délirant d’intellectuels qui se sont prononcés en toute méconnaissance
de cause. Qu’un film ait pu susciter des attaques d’une telle
violence avant même que quiconque l’ait vu ne laisse pas de
surprendre, mais choque encore davantage quand on songe que des
intellectuels dits catholiques n’ont pas été les derniers à se prêter
au jeu. Citons par exemple un article de Guy Coq, paru dans la page Débats
et opinions du Figaro du 12 mars 2004
sous le titre Une Passion sans la lumière de Pâques.
Auteur notamment de Paroles pour le Christ, paroles pour l’Eglise,
assez vaillant philosophe pour pouvoir se passer de faits, Guy Coq
n’avait pour en juger que la rumeur publique convoyée principalement
par les adversaires de l’Eglise – mais on sait que pour nos modernes
catholiques, cet état a le plus souvent valeur de brevet d’objectivité :
n’étant pas influencés par la foi, ses ennemis sont forcément plus
libres de leur jugement et donc plus proches de la vérité. Se fondant
sur ce que lui en ont dit ces bons apôtres, notre penseur peut donc écrire
tranquillement que le film ne comporte « aucune mention de Pâques »
(ses informateurs sont sans doute sortis avant la fin), ni des « superbes
messages de Jésus » insérés dans les récits évangéliques de
la Passion (les flash-back ont eu sans aucun doute la vertu miraculeuse
de les endormir passagèrement), et reprend l’accusation contre Mel
Gibson d’avoir transformé les juifs en boucs émissaires. Notre
critique par anticipation aurait-il sagement attendu quinze jours et la
sortie du film sur les écrans français, il aurait vu que rien de cela
ne tenait debout. Oui, mais voilà : il aurait fallu pendant tout
ce temps réfréner cette passion d’exister qui est l’essence même
de l’intellectuel, et le pousse à préférer toujours dire
n’importe quoi à ne rien dire du tout.
Ces
mythiques premiers spectateurs que personne n’a rencontrés
Cependant,
on est bien obligé de constater que, une fois le film sorti, les mêmes
accusations absurdes continueront d’être répétées en dépit de
l’évidence : signe manifeste qu’elles en masquaient
d’autres, moins spontanément dicibles, mais plus fondamentales.
En
ce sens, l’arme fatale qui aura été brandie dès l’origine contre
le film, l’accusation d’antisémitisme, ressemble fort à cette rage
dont on accuse son chien quand on a décidé de le noyer. On en connaît
le leitmotiv : Mel Gibson renouerait avec le stéréotype du
« peuple déicide ». Le réalisateur aura beau répéter
d’interview en interview (1) que le film est tout sauf une recherche
de responsabilité (« Ce n’est pas le sujet ! », déclare-t-il
encore dans Studio d’avril 2004. « La
Passion est un film sur la foi, sur l’espoir, sur l’amour et sur le
pardon »), rien n’y fera. Le 11 février, dans le
Monde, Henri Tincq, alors que le film n’était pas encore sorti
aux Etats-Unis, décrit avec précision des scènes qui n’y figurent
pas, et soutient que « la thèse du film de Gibson, selon ses
premiers spectateurs (ces mythiques premiers spectateurs, que personne
n’a rencontrés, mais bien commodes à qui veut démontrer l’indémontrable),
consiste à affirmer qu’un groupe de juifs “sanguinaires”,
conduits par le grand prêtre Caïphe, a mené le Christ à la mort »,
et que « tout le film est construit autour du “serment du
sang” » : d’ailleurs, chacun sait que Mel Gibson ayant
finalement supprimé la fameuse formule « Que son sang soit sur
nous et sur nos enfants » autour duquel son film était construit,
celui-ci s’est aussitôt écroulé.
On
a poussé la mauvaise foi jusqu’à prétendre que le film, à lui tout
seul, détruisait des années d’effort d’apaisement entre juifs et
chrétiens, et contredisait frontalement la déclaration de Vatican II
sur le sujet, Nostra Aetate :
accusation d’autant plus facile qu’elle fait partie de ces textes
magiques qu’on peut invoquer à tout propos, puisque personne ne les a
lus. Or, Michel de Jaeghere, dans le Figaro
du 10 mars, rappelle que ce texte ne dit pas autre chose que le film de
Gibson : « La même déclaration conciliaire (rappelait) que
“des autorités juives, avec leurs partisans, (avaient) poussé à la
mort du Christ.” Comment aurait-elle pu dire le contraire ? Le
fait figure en toute lettre dans les quatre Evangiles ! »
Et
pourtant la vision du film obligera ses détracteurs à modifier leurs
attaques, et dès le 27 février, sous la plume de Patrick Jarreau, le
Monde était obligé de reconnaître : « L’accusation
d’antisémitisme ne tient pas davantage (que celle de complaisance
dans la violence). Rien, dans le film, n’affirme ou ne suggère une
culpabilité collective des juifs. »
La
Passion du Christ ne montre en effet nullement un peuple juif unanime
à condamner Jésus : le Sanhédrin lui-même est divisé, certains
des grands prêtres le quittant en qualifiant le procès de Jésus de
parodie ; sur son chemin de croix, Jésus rencontre certes insultes
et crachats, mais aussi des femmes compatissantes, telle cette Véronique
qui essuie son visage de son voile ; et Simon de Cyrène, réquisitionné
pour aider Jésus à porter sa croix, est sévèrement rudoyé par un
soldat romain qui lui envoie à la figure sa qualité de juif comme une
insulte. Pour un film dont on a beaucoup écrit qu’il exonérait les
Romains et dont le rabbin Marvin Hier, dans le
Monde du 15 février, va jusqu’à prétendre qu’il décrit les
Romains comme les “bons” de l’histoire, ceux-ci y font preuve
d’une brutalité, voire d’une sauvagerie étonnante. Ce qui donne
raison à Mgr Chaput, archevêque de Denver, quand il déclare que
« quelques membres de la communauté juive ont estimé que toute
représentation de la Passion, toute description de la Passion, quelle
qu’elle soit, suscite automatiquement l’antisémitisme. »
Enfin,
reconnaît le Pèlerin du 1er avril sous la
plume d’Estelle Warin, « rarement la judéité de Jésus aura été
exposée de manière si flagrante au cinéma » : par
l’usage de l’Araméen bien sûr (qui, étant une langue sémitique,
démontre pour certains l’antisémitisme du film : « Ce qui
ressort du film, dit ainsi un pasteur américain mis en avant par Télérama
du 18 février, c’est que les sales étrangers s’en prennent à
notre merveilleux Jésus » : l’araméen soulignerait ainsi
le côté “métèque” des assassins de Jésus : – comme
s’il pouvait ne pas souligner dans le même temps que Jésus lui-même
fut l’un de ces “métèques”), mais aussi à d’autres détails,
comme le fait que Marie, réveillée en pleine nuit par l’intuition
que Jésus vient d’être arrêté, murmure dans un réflexe cette
formule de la Pâque juive : « Pourquoi cette nuit
n’est-elle semblable à aucune autre nuit ? », à quoi
Marie-Madeleine répond par la suite du rituel : « Parce
qu’hier nous étions des esclaves, et qu’aujourd’hui nous sommes
des hommes libres. » Suggéré par Maïa Morgenstern, l’actrice
juive qui incarne Marie (et qui s’est multipliée en interviews pour défendre
le film, qu’elle qualifie dans Valeurs
actuelles du 26 mars de « porte ouverte au dialogue »),
cet échange souligne magnifiquement combien le sacrifice de Jésus répond
à l’espérance messianique de la foi juive, ce que sauront reconnaître
les Apôtres.
Ressusciter
les stéréotypes antisémites pour les attribuer à un adversaire qui
n’en a cure
Face
à l’évidence des images, les tenants de la thèse de l’antisémitisme
en sont donc réduits à nuancer leur thèse, pour la transformer en
accusation d’antisémitisme sournois, larvé. Ainsi les duettistes
Prieur et Mordillat, véritables Laurel et Hardy de
l’antichristianisme militant, écrivent dans un point de vue publié
dans Libération le 7 avril, et finement
titré Pour en finir avec Mel Gibson : «
dernier avatar » de « la vieille rengaine chrétienne des juifs
assassins du fils de Dieu », la Passion du Christ a de plus
l’hypocrisie de « la chantonner à voix basse (style “c’est
l’humanité qui est coupable” – comme si “l’humanité”
en ce lieu et en ce temps de l’histoire avait un autre visage que
celui des grands prêtres du Temple en costumes d’opérette, du juif
cupide, du traître Judas au nez crochu, de la populace de Jérusalem)
». Curieux spectacle en vérité que celui de ces chasseurs d’antisémites
scrutant le film, catalogue de l’exposition de 1942 à la main, à la
recherche de “nez crochus” et de “types juifs” ; curieuse
inversion consistant à ressusciter les stéréotypes antisémites pour
les attribuer à un adversaire qui n’en a cure. Ainsi Marin Karmitz
a-t-il ressuscité le “complot juif” pour suggérer que Mel Gibson,
qui jamais n’avait eu cette idée saugrenue, attribuait à celui-ci
les obstacles qu’avait rencontrés son film... Si l’antisémitisme
est une névrose obsessionnelle, il semble qu’elle frappe avant tout
aujourd’hui ceux qui ne peuvent s’empêcher d’en découvrir
partout.
Des
visages haineux, oui, le film en comporte : mais croit-on que l’on
condamne un homme à mort en lui tendant des bouquets de fleur ? Et oui,
la foule qui réclame la crucifixion de Jésus est juive : aurait-il
fallu que Mel Gibson déplace l’action en Californie pour qu’elle ne
le soit pas ? L’essentiel, qui échappe aussi sûrement à MM. Prieur
et Mordillat qu’une arme de destruction massive à George Bush,
n’est pas là : l’essentiel est qu’elle soit foule, et qu’elle réagisse
comme toute foule, comme l’a superbement démontré René Girard :
c’est-à-dire en cédant à un emballement mimétique qui la pousse à
expulser sa propre violence sur une victime innocente, « haïe sans
raison » comme le dit le psaume. Si la foule qui condamne Jésus
n’avait pas un comportement par essence universel, alors la Passion
elle-même ne serait qu’un événement historique fini, dont la portée
ne dépasserait pas les circonstances qui l’ont produite. Définir la
foule comme essentiellement juive, ne pas voir qu’en l’occurrence le
peuple juif, représenté par ceux qui rejettent Jésus comme ceux qui
le suivent, est ici plus que jamais dans sa dimension universelle ;
c’est nier l’universalité de la Passion et de la Rédemption – ce
qui est d’ailleurs sans doute l’objectif recherché.
Prieur
et Mordillat poussent la névrose obsessionnelle assez loin pour croire
(ou feindre de croire) que c’est par antisémitisme que Mel Gibson
n’aurait pas représenté Jésus nu sur la Croix (comme les crucifiés
étaient censés l’être) : foin de la pudeur ou du bon goût, il
s’agirait exclusivement de masquer le fait que Jésus était circoncis
! Accusation qui vient rejoindre une longue liste de griefs
fantaisistes, de l’homophobie pointée par un journaliste de l’Express,
aux polémiques sur les propos du père de Mel Gibson, en passant par
l’accusation faite à celui-ci, traîné dans la boue par la presse
mondiale depuis des mois sans avoir jamais répondu aux invectives,
d’avoir lui-même orchestré son propre dénigrement pour faire la
promotion de son film (« un film habile à exploiter les tensions
religieuses afin d’assurer sa promotion », écrit tranquillement Première,
qui s’apprête sans doute à lancer contre lui-même une accusation
d’antisémitisme pour faire remonter ses ventes), ou encore d’avoir
gagné de l’argent sur le dos du Christ – accusation cocasse quand
on sait qu’aucune compagnie américaine n’a voulu prendre le risque
financier de le produire, ni aucun distributeur établi celui de le
diffuser en France, quand on croyait encore que le film serait un flop
assuré.
La
possibilité d’utiliser les Evangiles comme une source fiable,
historique et sincère est ici déniée
Plus
intéressants, les reproches faits au cinéaste sur sa fidélité aux
Evangiles : tantôt à charge, tantôt à décharge. Tantôt en
effet on reproche à Gibson de ne s’être pas contenté d’une
lecture littérale, empruntant plusieurs détails à Anne-Catherine
Emmerich ou Marie d’Agreda ; tantôt de leur être resté trop
fidèle, notamment dans la description du rôle de Pilate. Dans un
dossier de dix pages consacré au film sous le titre significativement réducteur
Qui a tué Jésus ?, Newsweek
du 16 février se fonde sur la dureté de la férule romaine pour
affirmer que l’histoire rend invraisemblable la vision d’un Pilate
soucieux de ménager l’opinion juive.
Qu’importe
que ce soit la vision même des Evangiles, puisque ceux-ci sont décrits
par l’hebdomadaire américain comme des écrits « polémiques, issus
d’une secte opposée au courant majoritaire du judaïsme ». Prieur et
Mordillat, du haut de leur chaire cathodique, y voient pour leur part
des « livres de théologie et de propagande ». Autant dire que l’on
progresse là vers la vraie raison des procès intentés à Mel Gibson :
ce n’est rien d’autre que la possibilité d’utiliser l’Evangile
comme une source fiable, historique et sincère qui est ici déniée.
On
n’a pas hésité en l’occurrence à mentir sur le contenu des
Evangiles : ainsi le rabbin Marvin Hier, dans l’interview du Monde
déjà citée, qui accuse Mel Gibson d’une vision partiale pour avoir
montré une foule criant « Crucifie-le », ce qui est pourtant
attesté par les quatre évangélistes ; ou que les Evangiles ne
mentionnent pas des coups infligés par les juifs : sans doute possède-t-il
une édition expurgée des versions de Luc (« Cependant les hommes qui
le gardaient le bafouaient et le maltraitaient »), Marc (« et les
valets le bourrèrent de coups ») et Matthieu (« Alors ils lui crachèrent
au visage et le giflèrent ; d’autres lui donnèrent des coups en
disant : “Fais le prophète, Christ, dis-nous qui t’a frappé ” »)…
Cette
même défense d’annoncer l’Evangile dans son intégralité, on la
retrouve derrière les reproches absurdes faits au film de son excessive
violence.
Désamorçons
dès l’abord la critique qui lui est faite d’être ici encore infidèle
aux Evangiles : ainsi lorsque Thomas Sotinel, dans le
Monde du 31 mars, l’accuse d’avoir étiré sur un quart
d’heure une flagellation qui, dans saint Jean, est évoquée en une
phrase : «Pilate prit alors Jésus et le fit flageller. » Dans son
magnifique article du Figaro-magazine du 27
mars, René Girard fait justice de cette accusation: « Tirer de la
nudité et de la rapidité du texte évangélique un argument contre le
réalisme de Mel Gibson, c’est escamoter l’histoire. C’est ne pas
voir qu’au premier siècle de notre ère, la description réaliste au
sens moderne ne pouvait pas être pratiquée, car elle n’était pas
encore inventée. L’impulsion première dans le développement du réalisme
occidental vient très probablement de la Passion (…) Il est clair
que, loin de fuir le réalisme, [les Evangiles] le recherchent, mais les
ressources font défaut. Les récits de la Passion contiennent plus de détails
concrets que toutes les oeuvres savantes de l’époque. Ils représentent
un premier pas en avant vers le toujours plus de réalisme qui définit
le dynamisme essentiel de notre culture dans ses époques de grande
vitalité. Le premier moteur du réalisme, c’est le désir de nourrir
la méditation religieuse qui est essentiellement une méditation sur la
Passion du Christ. » Et plus loin : « Pour comprendre ce qu’a
voulu faire Mel Gibson, il me semble qu’il faut se libérer de tous
les snobismes modernistes et postmodernistes et envisager le cinéma
comme un prolongement du grand réalisme littéraire et pictural. »
Ils
sont d’habitude moins regardants sur l’hémoglobine
D’habitude
moins regardants sur l’hémoglobine, les mêmes journalistes qui
voyaient dans les vingt minutes de viol d’Irréversible
une audace artistique sans pareille sont unanimes à juger obscènes
les vingt minutes de flagellation de la Passion,
et ceux qui ont goûté avec délectation les deux heures de supplices
du Kill Bill de Tarantino ont dénoncé avec le plus d’ardeur le «
calvaire » (Le Parisien et le JDD
ont communié dans la bêtise en titrant ainsi leurs critiques du film)
que serait celles de la Passion. Cette
duplicité laisse René Girard perplexe : « Comment ceux qui consomment
quotidiennement ces abominations, qui les commentent, qui en parlent à
leurs amis, peuvent-ils s’indigner du film de Mel Gibson ? Voilà qui
dépasse mon entendement. »
Plus
jésuite qu’une caricature, le RP Paul Valadier, dans Témoignage
chrétien du 1er avril (qui n’est malheureusement pas un gag) ne
veut voir dans cette « boucherie permanente » qu’un film « antichrétien
». Son argumentation mérite qu’on s’y arrête, tant elle est révélatrice
de ce christianisme aseptisé et propre sur soi qui détourne
pudiquement son regard de la Croix, tellement sûr de sa sainteté
qu’il estime qu’il peut passer une fois pour toutes à la case Résurrection
en faisant l’économie de la Passion. Citons donc ce bréviaire du
pharisaïsme moderne : « Il ne faut donc pas nous faire le coup de voir
ici une théologie de la rédemption selon laquelle Jésus porterait nos
péchés. Pour qu’il en soit ainsi, il faudrait que nous puissions si
peu que ce soit nous identifier à ceux qui le frappent ; or la
soldatesque est proprement ignoble (…) Il faudrait aussi que nous
puissions compatir avec la victime, ce que l’excès même de la
violence étalée rend également impossible (…) La phrase de Jésus
demandant au Père de “pardonner parce qu’ils ne savent pas ce
qu’ils font” se trouve emportée par le sadisme et devient elle-même
sadique : comment pardonner à des pantins qui n’ont même pas figure
humaine ? De sublime, cette phrase devient une incitation aux bourreaux
à poursuivre indéfiniment leur sale boulot. » Ainsi donc, le père
Valadier est prêt à s’identifier à un pécheur modéré, à se
reconnaître dans un vol de confitures peut-être, mais s’exonère
avec aisance de toute ignominie ; ainsi donc, le père Valadier, s’il
croise un clochard, sera prêt à reconnaître en lui une figure du
Christ si l’infortuné présente une souffrance mesurée, mais s’en
éloignera avec dégoût, comme le prêtre et le lévite se sont détournés
de l’homme laissé pour mort sur la route par les brigands, si, comme
le Christ de Gibson, il n’a plus figure humaine : de la souffrance, de
la misère humaine, oui, mais de la misère présentable ! Ainsi
donc, enfin, le père Valadier est-il prêt à pardonner toutes les
offenses qu’on lui fera, du moment qu’elles sont bénignes, sinon ce
serait inciter ses adversaires à le tourmenter sans fin… De Mel
Gibson ou du père Valadier, le plus antichrétien n’est certes pas
celui qu’on croit.
D’autant
que le même numéro de Témoignage chrétien
ne tarit pas d’éloges sur la série télévisée de MM. Prieur et
Mordillat, qui « décoiffe », et a le mérite d’être bien « loin
des certitudes du “chrétien” Gibson ». Comme pour donner raison à
l’accusation portée avec justesse par le père Bandelier, dans Famille
chrétienne du 27 mars, contre ceux qui « filtrent le moucheron et
avalent le chameau », ne tarissant pas de critiques contre ceux qui
tentent de défendre leur foi, pour laisser tranquilles ceux qui
l’attaquent. Malheureusement, la presse catholique progressiste
n’est pas ici seule en cause, car, n’en déplaise au père Bandelier,
l’Eglise de France prête le flanc à la même critique.
Mgr
Lustiger accuse Gibson de vouloir se substituer à l’Eucharistie
Une
fois encore, c’est sans doute sa propre incapacité à pardonner que révèle
une société obnubilée par le “devoir de mémoire”, en refusant de
voir dans le film un message de pardon qui y éclate. Ainsi Guillemette
Faure qui, dans le Figaro du 27 février,
conclut sa critique du film par ce constat : « L’absence de
message d’amour et de pardon devrait laisser les catholiques perplexes
», s’attendait-elle à des embrassades à la mode
hypocrito-contemporaine ? Est-elle à ce point aveugle qu’elle ne peut
reconnaître le pardon authentique dans les paroles du Christ en croix,
ou dans ce regard sans jugement, plein de douceur et de compassion, que
Jésus porte sur tous ceux qui croisent son chemin de croix, amis ou
persécuteurs ? Ce visage défiguré, cet œil aveuglé qui rend le
Christ presque borgne, qu’on a tant reproché à Gibson, n’ont-ils
pas pour vertu de faire encore mieux ressortir la douceur incroyable du
regard de ce seul œil valide, cet incroyable oasis où, au milieu de la
fureur générale, le jugement est soudain suspendu ?
Selon
ses détracteurs, cette mise en avant de la violence de la Passion
serait une « régression antichrétienne » (l’éditorial du Monde
du 31 mars), faite pour « abolir la pensée » (Thomas Sotinel dans la
même édition), « détruire toute intelligence des événements et de
leur transmission » (Frédéric Boyer, récent maître d’œuvre de la
mise en charabia moderne de la bible pour les éditions Bayard, dans un
point de vue publié par Libération le 1er
avril).
L’embêtant
dans cette démonstration, c’est qu’elle oblige à faire l’impasse
sur une tradition spirituelle plus que millénaire, sur une pensée
mystique qui fut celle de Pascal (« J’ai versé telles gouttes de
sang pour toi ») aussi bien que du retable de Grünewald. Henri Tincq,
dans le Monde du 2 avril (L’Affaire
Mel Gibson ou les deux faces du christianisme) est bien obligé de
le reconnaître, en cherchant assez stupidement à opposer ce qui se
complète fort bien : « Mel Gibson a choisi Grünewald contre Fra
Angelico » ; même contresens que lorsque Mgr Lustiger, sur le plateau
de KTO, le 24 mars, a accusé Gibson de vouloir « se substituer à
l’Eucharistie », quand il prétend seulement l’éclairer. Mais si
Henri Tincq reconnaît l’existence de deux “sensibilités”,
c’est pour mieux rejeter l’une dans les ténèbres extérieures : «
D’un côté une foi chrétienne qui s’appuie sur la raison, une foi
intellectualisée par des siècles de scolastique » (c’est nous, les
bons) ; « de l’autre, un christianisme fondé sur l’émotion, le réalisme
magico-religieux, le fondamentalisme “évangélique” et une piété
morbide » (c’est les autres, les affreux, les sans-grades, les galeux
qui n’ont pas eu la chance d’accéder à la révélation
conciliaire).
A
la trappe Bossuet, Ignace de Loyola, Pascal…
De
même Jean Delumeau, dans un livre de circonstance destiné à répondre
au film de Gibson (sans évidemment l’avoir vu), Jésus
et sa Passion (DDB), balaie-t-il d’un revers de main dix siècles
de méditation sur les souffrances de Jésus, qualifiées de “dérive
doloriste” : à la trappe Bossuet, saint Ignace de Loyola, Pascal,
tous victimes de ce sensationnalisme magico-religieux dénoncé par
Henri Tincq.
Et
pourtant, le film de Gibson le prouve, on ne se débarrasse pas de la
Passion sans peine, ni surtout sans dommage, puisque en l’évacuant,
c’est un pilier fondamental de la civilisation occidentale qu’on évacue,
la compassion pour la victime, comme le note Daniel Schneidermann dans Libération
du 2 avril (Cette satanée compassion) : « Que nous soyons croyants ou
athées, de cette religion ou d’une autre, cette image du Supplicié
titubant sous la croix, sous les quolibets de la foule, cette image déforme,
oriente, colore depuis bien avant notre naissance notre vision du monde.
Obsédante ou discrète, trônant en majesté au centre de la demeure ou
tapie dans un obscur recoin de l’esprit, Cendrillon ou matrone, la
compassion est là, elle oriente nos réactions, nos visions. Cet Ecorché
de Gibson, même si on le refoule, même si on l’ignore, même si on
l’oublie : peu importe, il est en nous. »
Au
fond, si on prend soin de marteler d’article en article la formule
comme quoi “la Passion ne prend son sens que dans la Résurrection”,
évidence qui n’est contestée par personne, et surtout pas par Mel
Gibson, n’est-ce pas que cette formule signifie autre chose que ce
qu’elle semble dire : c’est que la Résurrection, une fois advenue,
rend caduque la Passion ? que nous pouvons accéder directement à la vérité,
en faisant l’économie du cheminement et de la conversion ? que le
temps est venu d’un christianisme sans épreuves, sans combat, sans
douleur, bref d’un christianisme sans croix ? « L’Eglise, note
Michel de Jaeghere dans un point de vue publié par le
Figaro le 10 mars 2004, interdisait autrefois les représentations
de la Croix qui oblitéraient les marques de la souffrance du crucifié.
Nous avons oublié le Christ de douleurs de Mathias Grünewald, nous
nous satisfaisons du Christ libérateur de Salvador Dali : sur la Croix,
il semble déjà avoir ressuscité. » Pourquoi revenir dès lors sur
les étapes pénibles de ce triomphe final ? Ce qu’on oublie de
dire, c’est que ce faisant, on passe sous silence le prix auquel le
Christ a payé notre libération, et surtout notre propre culpabilité
dans l’affaire : on s’exonère du péché, et on n’est plus
redevable à Dieu de quoi que ce soit. En ne voulant pas regarder en
face les souffrances du Christ sur la Croix, en voulant oublier que nous
en sommes la cause, c’est comme si le christianisme moderne crucifiait
le Christ une seconde fois, rejeté à nouveau par son peuple, celui de
la nouvelle Alliance comme il le fut par celui de l’Ancienne.
A
ce titre, et René Girard le rappelle superbement dans son article du Figaro-magazine,
il est frappant de voir à quel point le lynchage médiatique du film
rappelle le lynchage réel de Jésus, et comment il obéit au même
processus d’emballement mimétique. « Certains critiques poussent
l’imitation de leurs adversaires si loin qu’ils mêlent le religieux
à leurs diatribes. Ils reprochent à ce film son “impiété”, ils
vont jusqu’à l’accuser, tenez-vous bien, d’être “blasphématoire”.
» Et Michel de Jaeghere précise : « Des libertins ont donné
leur avis sur la théologie de la Passion. Des agnostiques se sont étonnés
de la modestie de l’évocation de la Résurrection. La foi de Mel
Gibson, a tranché Patrick Sabatier dans Libération,
relève d’une “variante chiite du christianisme”. »
Aujourd’hui
plus que jamais, la croix est un signe de contradiction
Interrogé
dans Valeurs actuelles du 26 mars, l’un
des acteurs du film, Abel Jafri, souligne lui aussi ce parallèle entre
le sujet du film et le traitement qu’il a subi : « Deux mille
ans après, on est encore dans cette violence-là : tout part
d’une rumeur que les gens colportent sans savoir qui est qui, et on en
arrive à tuer un homme. »
Au-delà
de sa puissance d’évocation, la vertu du film de Mel Gibson réside
aussi en cela : avoir réussi à révéler à quel point, aujourd’hui
plus que jamais, la Croix est un signe de contradiction. A défaut
d’avoir pu reproduire en entier son article essentiel, laissons le mot
de la fin à René Girard : « Pour restituer à la crucifixion sa
puissance de scandale, il suffit de la filmer telle quelle, sans rien y
ajouter, sans rien en retrancher. » A voir le tombereau d’opprobres
qui s’est déversé sur lui, on mesure à quel point Mel Gibson
s’est approché de cet idéal.
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