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Plus que jamais, une folie pour le monde

Laurent Lineuil

Nouvelle revue CERTITUDES - juillet-août-septembre 2003 - n°15

Le film de Mel Gibson, par le déluge de controverses qu’il a suscitées, a révélé à quel point la Croix restait un objet de scandale, un signe de contradiction éclatant.

Si la Passion du Christ n’avait eu d’autre vertu que de servir de révélateur de l’état d’esprit contemporain, il aurait déjà rempli un bel office. Le déluge d’âneries qu’il a suscitées est en effet une occasion unique de prendre la mesure de la déliquescence du débat public, autant que de l’incompréhension croissante du message évangélique, pour ne pas parler d’hostilité, malgré plus de vingt-cinq ans d’un pontificat qui se voulait de reconquête.

Le premier motif de consternation qu’on rencontre en se plongeant dans le déluge d’articles suscités par le film de Mel Gibson, c’est évidemment le nombre délirant d’intellectuels qui se sont prononcés en toute méconnaissance de cause. Qu’un film ait pu susciter des attaques d’une telle violence avant même que quiconque l’ait vu ne laisse pas de surprendre, mais choque encore davantage quand on songe que des intellectuels dits catholiques n’ont pas été les derniers à se prêter au jeu. Citons par exemple un article de Guy Coq, paru dans la page Débats et opinions du Figaro du 12 mars 2004 sous le titre Une Passion sans la lumière de Pâques. Auteur notamment de Paroles pour le Christ, paroles pour l’Eglise, assez vaillant philosophe pour pouvoir se passer de faits, Guy Coq n’avait pour en juger que la rumeur publique convoyée principalement par les adversaires de l’Eglise – mais on sait que pour nos modernes catholiques, cet état a le plus souvent valeur de brevet d’objectivité : n’étant pas influencés par la foi, ses ennemis sont forcément plus libres de leur jugement et donc plus proches de la vérité. Se fondant sur ce que lui en ont dit ces bons apôtres, notre penseur peut donc écrire tranquillement que le film ne comporte « aucune mention de Pâques » (ses informateurs sont sans doute sortis avant la fin), ni des « superbes messages de Jésus » insérés dans les récits évangéliques de la Passion (les flash-back ont eu sans aucun doute la vertu miraculeuse de les endormir passagèrement), et reprend l’accusation contre Mel Gibson d’avoir transformé les juifs en boucs émissaires. Notre critique par anticipation aurait-il sagement attendu quinze jours et la sortie du film sur les écrans français, il aurait vu que rien de cela ne tenait debout. Oui, mais voilà : il aurait fallu pendant tout ce temps réfréner cette passion d’exister qui est l’essence même de l’intellectuel, et le pousse à préférer toujours dire n’importe quoi à ne rien dire du tout.

Ces mythiques premiers spectateurs que personne n’a rencontrés

Cependant, on est bien obligé de constater que, une fois le film sorti, les mêmes accusations absurdes continueront d’être répétées en dépit de l’évidence : signe manifeste qu’elles en masquaient d’autres, moins spontanément dicibles, mais plus fondamentales.

En ce sens, l’arme fatale qui aura été brandie dès l’origine contre le film, l’accusation d’antisémitisme, ressemble fort à cette rage dont on accuse son chien quand on a décidé de le noyer. On en connaît le leitmotiv : Mel Gibson renouerait avec le stéréotype du « peuple déicide ». Le réalisateur aura beau répéter d’interview en interview (1) que le film est tout sauf une recherche de responsabilité (« Ce n’est pas le sujet ! », déclare-t-il encore dans Studio d’avril 2004. « La Passion est un film sur la foi, sur l’espoir, sur l’amour et sur le pardon »), rien n’y fera. Le 11 février, dans le Monde, Henri Tincq, alors que le film n’était pas encore sorti aux Etats-Unis, décrit avec précision des scènes qui n’y figurent pas, et soutient que « la thèse du film de Gibson, selon ses premiers spectateurs (ces mythiques premiers spectateurs, que personne n’a rencontrés, mais bien commodes à qui veut démontrer l’indémontrable), consiste à affirmer qu’un groupe de juifs “sanguinaires”, conduits par le grand prêtre Caïphe, a mené le Christ à la mort », et que « tout le film est construit autour du “serment du sang” » : d’ailleurs, chacun sait que Mel Gibson ayant finalement supprimé la fameuse formule « Que son sang soit sur nous et sur nos enfants » autour duquel son film était construit, celui-ci s’est aussitôt écroulé.

On a poussé la mauvaise foi jusqu’à prétendre que le film, à lui tout seul, détruisait des années d’effort d’apaisement entre juifs et chrétiens, et contredisait frontalement la déclaration de Vatican II sur le sujet, Nostra Aetate : accusation d’autant plus facile qu’elle fait partie de ces textes magiques qu’on peut invoquer à tout propos, puisque personne ne les a lus. Or, Michel de Jaeghere, dans le Figaro du 10 mars, rappelle que ce texte ne dit pas autre chose que le film de Gibson : « La même déclaration conciliaire (rappelait) que “des autorités juives, avec leurs partisans, (avaient) poussé à la mort du Christ.” Comment aurait-elle pu dire le contraire ? Le fait figure en toute lettre dans les quatre Evangiles ! »

Et pourtant la vision du film obligera ses détracteurs à modifier leurs attaques, et dès le 27 février, sous la plume de Patrick Jarreau, le Monde était obligé de reconnaître : « L’accusation d’antisémitisme ne tient pas davantage (que celle de complaisance dans la violence). Rien, dans le film, n’affirme ou ne suggère une culpabilité collective des juifs. »

La Passion du Christ ne montre en effet nullement un peuple juif unanime
à condamner Jésus : le Sanhédrin lui-même est divisé, certains des grands prêtres le quittant en qualifiant le procès de Jésus de parodie ; sur son chemin de croix, Jésus rencontre certes insultes et crachats, mais aussi des femmes compatissantes, telle cette Véronique qui essuie son visage de son voile ; et Simon de Cyrène, réquisitionné pour aider Jésus à porter sa croix, est sévèrement rudoyé par un soldat romain qui lui envoie à la figure sa qualité de juif comme une insulte. Pour un film dont on a beaucoup écrit qu’il exonérait les Romains et dont le rabbin Marvin Hier, dans le Monde du 15 février, va jusqu’à prétendre qu’il décrit les Romains comme les “bons” de l’histoire, ceux-ci y font preuve d’une brutalité, voire d’une sauvagerie étonnante. Ce qui donne raison à Mgr Chaput, archevêque de Denver, quand il déclare que « quelques membres de la communauté juive ont estimé que toute représentation de la Passion, toute description de la Passion, quelle qu’elle soit, suscite automatiquement l’antisémitisme. »

Enfin, reconnaît le Pèlerin du 1er avril sous la plume d’Estelle Warin, « rarement la judéité de Jésus aura été exposée de manière si flagrante au cinéma » : par l’usage de l’Araméen bien sûr (qui, étant une langue sémitique, démontre pour certains l’antisémitisme du film : « Ce qui ressort du film, dit ainsi un pasteur américain mis en avant par Télérama du 18 février, c’est que les sales étrangers s’en prennent à notre merveilleux Jésus » : l’araméen soulignerait ainsi le côté “métèque” des assassins de Jésus : – comme s’il pouvait ne pas souligner dans le même temps que Jésus lui-même fut l’un de ces “métèques”), mais aussi à d’autres détails, comme le fait que Marie, réveillée en pleine nuit par l’intuition que Jésus vient d’être arrêté, murmure dans un réflexe cette formule de la Pâque juive : « Pourquoi cette nuit n’est-elle semblable à aucune autre nuit ? », à quoi Marie-Madeleine répond par la suite du rituel : « Parce qu’hier nous étions des esclaves, et qu’aujourd’hui nous sommes des hommes libres. » Suggéré par Maïa Morgenstern, l’actrice juive qui incarne Marie (et qui s’est multipliée en interviews pour défendre le film, qu’elle qualifie dans Valeurs actuelles du 26 mars de « porte ouverte au dialogue »), cet échange souligne magnifiquement combien le sacrifice de Jésus répond à l’espérance messianique de la foi juive, ce que sauront reconnaître les Apôtres.

Ressusciter les stéréotypes antisémites pour les attribuer à un adversaire qui n’en a cure

Face à l’évidence des images, les tenants de la thèse de l’antisémitisme en sont donc réduits à nuancer leur thèse, pour la transformer en accusation d’antisémitisme sournois, larvé. Ainsi les duettistes Prieur et Mordillat, véritables Laurel et Hardy de l’antichristianisme militant, écrivent dans un point de vue publié dans Libération le 7 avril, et finement titré Pour en finir avec Mel Gibson : « dernier avatar » de « la vieille rengaine chrétienne des juifs assassins du fils de Dieu », la Passion du Christ a de plus l’hypocrisie de « la chantonner à voix basse (style “c’est l’humanité qui est coupable”  – comme si “l’humanité” en ce lieu et en ce temps de l’histoire avait un autre visage que celui des grands prêtres du Temple en costumes d’opérette, du juif cupide, du traître Judas au nez crochu, de la populace de Jérusalem) ». Curieux spectacle en vérité que celui de ces chasseurs d’antisémites scrutant le film, catalogue de l’exposition de 1942 à la main, à la recherche de “nez crochus” et de “types juifs” ; curieuse inversion consistant à ressusciter les stéréotypes antisémites pour les attribuer à un adversaire qui n’en a cure. Ainsi Marin Karmitz a-t-il ressuscité le “complot juif” pour suggérer que Mel Gibson, qui jamais n’avait eu cette idée saugrenue, attribuait à celui-ci les obstacles qu’avait rencontrés son film... Si l’antisémitisme est une névrose obsessionnelle, il semble qu’elle frappe avant tout aujourd’hui ceux qui ne peuvent s’empêcher d’en découvrir partout.

Des visages haineux, oui, le film en comporte : mais croit-on que l’on condamne un homme à mort en lui tendant des bouquets de fleur ? Et oui, la foule qui réclame la crucifixion de Jésus est juive : aurait-il fallu que Mel Gibson déplace l’action en Californie pour qu’elle ne le soit pas ? L’essentiel, qui échappe aussi sûrement à MM. Prieur et Mordillat qu’une arme de destruction massive à George Bush, n’est pas là : l’essentiel est qu’elle soit foule, et qu’elle réagisse comme toute foule, comme l’a superbement démontré René Girard : c’est-à-dire en cédant à un emballement mimétique qui la pousse à expulser sa propre violence sur une victime innocente, « haïe sans raison » comme le dit le psaume. Si la foule qui condamne Jésus n’avait pas un comportement par essence universel, alors la Passion elle-même ne serait qu’un événement historique fini, dont la portée ne dépasserait pas les circonstances qui l’ont produite. Définir la foule comme essentiellement juive, ne pas voir qu’en l’occurrence le peuple juif, représenté par ceux qui rejettent Jésus comme ceux qui le suivent, est ici plus que jamais dans sa dimension universelle ; c’est nier l’universalité de la Passion et de la Rédemption – ce qui est d’ailleurs sans doute l’objectif recherché.

Prieur et Mordillat poussent la névrose obsessionnelle assez loin pour croire (ou feindre de croire) que c’est par antisémitisme que Mel Gibson n’aurait pas représenté Jésus nu sur la Croix (comme les crucifiés étaient censés l’être) : foin de la pudeur ou du bon goût, il s’agirait exclusivement de masquer le fait que Jésus était circoncis ! Accusation qui vient rejoindre une longue liste de griefs fantaisistes, de l’homophobie pointée par un journaliste de l’Express, aux polémiques sur les propos du père de Mel Gibson, en passant par l’accusation faite à celui-ci, traîné dans la boue par la presse mondiale depuis des mois sans avoir jamais répondu aux invectives, d’avoir lui-même orchestré son propre dénigrement pour faire la promotion de son film (« un film habile à exploiter les tensions religieuses afin d’assurer sa promotion », écrit tranquillement Première, qui s’apprête sans doute à lancer contre lui-même une accusation d’antisémitisme pour faire remonter ses ventes), ou encore d’avoir gagné de l’argent sur le dos du Christ – accusation cocasse quand on sait qu’aucune compagnie américaine n’a voulu prendre le risque financier de le produire, ni aucun distributeur établi celui de le diffuser en France, quand on croyait encore que le film serait un flop assuré.

La possibilité d’utiliser les Evangiles comme une source fiable, historique et sincère  est ici déniée

Plus intéressants, les reproches faits au cinéaste sur sa fidélité aux Evangiles : tantôt à charge, tantôt à décharge. Tantôt en effet on reproche à Gibson de ne s’être pas contenté d’une lecture littérale, empruntant plusieurs détails à Anne-Catherine Emmerich ou Marie d’Agreda ; tantôt de leur être resté trop fidèle, notamment dans la description du rôle de Pilate. Dans un dossier de dix pages consacré au film sous le titre significativement réducteur Qui a tué Jésus ?, Newsweek du 16 février se fonde sur la dureté de la férule romaine pour affirmer que l’histoire rend invraisemblable la vision d’un Pilate soucieux de ménager l’opinion juive.

Qu’importe que ce soit la vision même des Evangiles, puisque ceux-ci sont décrits par l’hebdomadaire américain comme des écrits « polémiques, issus d’une secte opposée au courant majoritaire du judaïsme ». Prieur et Mordillat, du haut de leur chaire cathodique, y voient pour leur part des « livres de théologie et de propagande ». Autant dire que l’on progresse là vers la vraie raison des procès intentés à Mel Gibson : ce n’est rien d’autre que la possibilité d’utiliser l’Evangile comme une source fiable, historique et sincère qui est ici déniée.

On n’a pas hésité en l’occurrence à mentir sur le contenu des Evangiles : ainsi le rabbin Marvin Hier, dans l’interview du Monde déjà citée, qui accuse Mel Gibson d’une vision partiale pour avoir montré une foule criant « Crucifie-le », ce qui est pourtant attesté par les quatre évangélistes ; ou que les Evangiles ne mentionnent pas des coups infligés par les juifs : sans doute possède-t-il une édition expurgée des versions de Luc (« Cependant les hommes qui le gardaient le bafouaient et le maltraitaient »), Marc (« et les valets le bourrèrent de coups ») et Matthieu (« Alors ils lui crachèrent au visage et le giflèrent ; d’autres lui donnèrent des coups en disant : “Fais le prophète, Christ, dis-nous qui t’a frappé ” »)…

Cette même défense d’annoncer l’Evangile dans son intégralité, on la retrouve derrière les reproches absurdes faits au film de son excessive violence.

Désamorçons dès l’abord la critique qui lui est faite d’être ici encore infidèle aux Evangiles : ainsi lorsque Thomas Sotinel, dans le Monde du 31 mars, l’accuse d’avoir étiré sur un quart d’heure une flagellation qui, dans saint Jean, est évoquée en une phrase : «Pilate prit alors Jésus et le fit flageller. » Dans son magnifique article du Figaro-magazine du 27 mars, René Girard fait justice de cette accusation: « Tirer de la nudité et de la rapidité du texte évangélique un argument contre le réalisme de Mel Gibson, c’est escamoter l’histoire. C’est ne pas voir qu’au premier siècle de notre ère, la description réaliste au sens moderne ne pouvait pas être pratiquée, car elle n’était pas encore inventée. L’impulsion première dans le développement du réalisme occidental vient très probablement de la Passion (…) Il est clair que, loin de fuir le réalisme, [les Evangiles] le recherchent, mais les ressources font défaut. Les récits de la Passion contiennent plus de détails concrets que toutes les oeuvres savantes de l’époque. Ils représentent un premier pas en avant vers le toujours plus de réalisme qui définit le dynamisme essentiel de notre culture dans ses époques de grande vitalité. Le premier moteur du réalisme, c’est le désir de nourrir la méditation religieuse qui est essentiellement une méditation sur la Passion du Christ. » Et plus loin : « Pour comprendre ce qu’a voulu faire Mel Gibson, il me semble qu’il faut se libérer de tous les snobismes modernistes et postmodernistes et envisager le cinéma comme un prolongement du grand réalisme littéraire et pictural. »

Ils sont d’habitude moins regardants sur l’hémoglobine

D’habitude moins regardants sur l’hémoglobine, les mêmes journalistes qui voyaient dans les vingt minutes de viol d’Irréversible une audace artistique sans pareille sont unanimes à juger obscènes les vingt minutes de flagellation de la Passion, et ceux qui ont goûté avec délectation les deux heures de supplices du Kill Bill de Tarantino ont dénoncé avec le plus d’ardeur le « calvaire » (Le Parisien et le JDD ont communié dans la bêtise en titrant ainsi leurs critiques du film) que serait celles de la Passion. Cette duplicité laisse René Girard perplexe : « Comment ceux qui consomment quotidiennement ces abominations, qui les commentent, qui en parlent à leurs amis, peuvent-ils s’indigner du film de Mel Gibson ? Voilà qui dépasse mon entendement. »

Plus jésuite qu’une caricature, le RP Paul Valadier, dans Témoignage chrétien du 1er avril (qui n’est malheureusement pas un gag) ne veut voir dans cette « boucherie permanente » qu’un film « antichrétien ». Son argumentation mérite qu’on s’y arrête, tant elle est révélatrice de ce christianisme aseptisé et propre sur soi qui détourne pudiquement son regard de la Croix, tellement sûr de sa sainteté qu’il estime qu’il peut passer une fois pour toutes à la case Résurrection en faisant l’économie de la Passion. Citons donc ce bréviaire du pharisaïsme moderne : « Il ne faut donc pas nous faire le coup de voir ici une théologie de la rédemption selon laquelle Jésus porterait nos péchés. Pour qu’il en soit ainsi, il faudrait que nous puissions si peu que ce soit nous identifier à ceux qui le frappent ; or la soldatesque est proprement ignoble (…) Il faudrait aussi que nous puissions compatir avec la victime, ce que l’excès même de la violence étalée rend également impossible (…) La phrase de Jésus demandant au Père de “pardonner parce qu’ils ne savent pas ce qu’ils font” se trouve emportée par le sadisme et devient elle-même sadique : comment pardonner à des pantins qui n’ont même pas figure humaine ? De sublime, cette phrase devient une incitation aux bourreaux à poursuivre indéfiniment leur sale boulot. » Ainsi donc, le père Valadier est prêt à s’identifier à un pécheur modéré, à se reconnaître dans un vol de confitures peut-être, mais s’exonère avec aisance de toute ignominie ; ainsi donc, le père Valadier, s’il croise un clochard, sera prêt à reconnaître en lui une figure du Christ si l’infortuné présente une souffrance mesurée, mais s’en éloignera avec dégoût, comme le prêtre et le lévite se sont détournés de l’homme laissé pour mort sur la route par les brigands, si, comme le Christ de Gibson, il n’a plus figure humaine : de la souffrance, de la misère humaine, oui, mais de la misère présentable ! Ainsi donc, enfin, le père Valadier est-il prêt à pardonner toutes les offenses qu’on lui fera, du moment qu’elles sont bénignes, sinon ce serait inciter ses adversaires à le tourmenter sans fin… De Mel Gibson ou du père Valadier, le plus antichrétien n’est certes pas celui qu’on croit.

D’autant que le même numéro de Témoignage chrétien ne tarit pas d’éloges sur la série télévisée de MM. Prieur et Mordillat, qui « décoiffe », et a le mérite d’être bien « loin des certitudes du “chrétien” Gibson ». Comme pour donner raison à l’accusation portée avec justesse par le père Bandelier, dans Famille chrétienne du 27 mars, contre ceux qui « filtrent le moucheron et avalent le chameau », ne tarissant pas de critiques contre ceux qui tentent de défendre leur foi, pour laisser tranquilles ceux qui l’attaquent. Malheureusement, la presse catholique progressiste n’est pas ici seule en cause, car, n’en déplaise au père Bandelier, l’Eglise de France prête le flanc à la même critique.

Mgr Lustiger accuse Gibson de vouloir se substituer à l’Eucharistie

Une fois encore, c’est sans doute sa propre incapacité à pardonner que révèle une société obnubilée par le “devoir de mémoire”, en refusant de voir dans le film un message de pardon qui y éclate. Ainsi Guillemette Faure qui, dans le Figaro du 27 février, conclut sa critique du film par ce constat : « L’absence de message d’amour et de pardon devrait laisser les catholiques perplexes », s’attendait-elle à des embrassades à la mode hypocrito-contemporaine ? Est-elle à ce point aveugle qu’elle ne peut reconnaître le pardon authentique dans les paroles du Christ en croix, ou dans ce regard sans jugement, plein de douceur et de compassion, que Jésus porte sur tous ceux qui croisent son chemin de croix, amis ou persécuteurs ? Ce visage défiguré, cet œil aveuglé qui rend le Christ presque borgne, qu’on a tant reproché à Gibson, n’ont-ils pas pour vertu de faire encore mieux ressortir la douceur incroyable du regard de ce seul œil valide, cet incroyable oasis où, au milieu de la fureur générale, le jugement est soudain suspendu ?

Selon ses détracteurs, cette mise en avant de la violence de la Passion serait une « régression antichrétienne » (l’éditorial du Monde du 31 mars), faite pour « abolir la pensée » (Thomas Sotinel dans la même édition), « détruire toute intelligence des événements et de leur transmission » (Frédéric Boyer, récent maître d’œuvre de la mise en charabia moderne de la bible pour les éditions Bayard, dans un point de vue publié par Libération le 1er avril).

L’embêtant dans cette démonstration, c’est qu’elle oblige à faire l’impasse sur une tradition spirituelle plus que millénaire, sur une pensée mystique qui fut celle de Pascal (« J’ai versé telles gouttes de sang pour toi ») aussi bien que du retable de Grünewald. Henri Tincq, dans le Monde du 2 avril (L’Affaire Mel Gibson ou les deux faces du christianisme) est bien obligé de le reconnaître, en cherchant assez stupidement à opposer ce qui se complète fort bien : « Mel Gibson a choisi Grünewald contre Fra Angelico » ; même contresens que lorsque Mgr Lustiger, sur le plateau de KTO, le 24 mars, a accusé Gibson de vouloir « se substituer à l’Eucharistie », quand il prétend seulement l’éclairer. Mais si Henri Tincq reconnaît l’existence de deux “sensibilités”, c’est pour mieux rejeter l’une dans les ténèbres extérieures : « D’un côté une foi chrétienne qui s’appuie sur la raison, une foi intellectualisée par des siècles de scolastique » (c’est nous, les bons) ; « de l’autre, un christianisme fondé sur l’émotion, le réalisme magico-religieux, le fondamentalisme “évangélique” et une piété morbide » (c’est les autres, les affreux, les sans-grades, les galeux qui n’ont pas eu la chance d’accéder à la révélation conciliaire).

A la trappe Bossuet, Ignace de Loyola, Pascal…

De même Jean Delumeau, dans un livre de circonstance destiné à répondre au film de Gibson (sans évidemment l’avoir vu), Jésus et sa Passion (DDB), balaie-t-il d’un revers de main dix siècles de méditation sur les souffrances de Jésus, qualifiées de “dérive doloriste” : à la trappe Bossuet, saint Ignace de Loyola, Pascal, tous victimes de ce sensationnalisme magico-religieux dénoncé par Henri Tincq.

Et pourtant, le film de Gibson le prouve, on ne se débarrasse pas de la Passion sans peine, ni surtout sans dommage, puisque en l’évacuant, c’est un pilier fondamental de la civilisation occidentale qu’on évacue, la compassion pour la victime, comme le note Daniel Schneidermann dans Libération du 2 avril (Cette satanée compassion) : « Que nous soyons croyants ou athées, de cette religion ou d’une autre, cette image du Supplicié titubant sous la croix, sous les quolibets de la foule, cette image déforme, oriente, colore depuis bien avant notre naissance notre vision du monde. Obsédante ou discrète, trônant en majesté au centre de la demeure ou tapie dans un obscur recoin de l’esprit, Cendrillon ou matrone, la compassion est là, elle oriente nos réactions, nos visions. Cet Ecorché de Gibson, même si on le refoule, même si on l’ignore, même si on l’oublie : peu importe, il est en nous. »

Au fond, si on prend soin de marteler d’article en article la formule comme quoi “la Passion ne prend son sens que dans la Résurrection”, évidence qui n’est contestée par personne, et surtout pas par Mel Gibson, n’est-ce pas que cette formule signifie autre chose que ce qu’elle semble dire : c’est que la Résurrection, une fois advenue, rend caduque la Passion ? que nous pouvons accéder directement à la vérité, en faisant l’économie du cheminement et de la conversion ? que le temps est venu d’un christianisme sans épreuves, sans combat, sans douleur, bref d’un christianisme sans croix ? « L’Eglise, note Michel de Jaeghere dans un point de vue publié par le Figaro le 10 mars 2004, interdisait autrefois les représentations de la Croix qui oblitéraient les marques de la souffrance du crucifié. Nous avons oublié le Christ de douleurs de Mathias Grünewald, nous nous satisfaisons du Christ libérateur de Salvador Dali : sur la Croix, il semble déjà avoir ressuscité. » Pourquoi revenir dès lors sur les étapes pénibles de ce triomphe final ? Ce qu’on oublie de dire, c’est que ce faisant, on passe sous silence le prix auquel le Christ a payé notre libération, et surtout notre propre culpabilité dans l’affaire : on s’exonère du péché, et on n’est plus redevable à Dieu de quoi que ce soit. En ne voulant pas regarder en face les souffrances du Christ sur la Croix, en voulant oublier que nous en sommes la cause, c’est comme si le christianisme moderne crucifiait le Christ une seconde fois, rejeté à nouveau par son peuple, celui de la nouvelle Alliance comme il le fut par celui de l’Ancienne.

A ce titre, et René Girard le rappelle superbement dans son article du Figaro-magazine, il est frappant de voir à quel point le lynchage médiatique du film rappelle le lynchage réel de Jésus, et comment il obéit au même processus d’emballement mimétique. « Certains critiques poussent l’imitation de leurs adversaires si loin qu’ils mêlent le religieux à leurs diatribes. Ils reprochent à ce film son “impiété”, ils vont jusqu’à l’accuser, tenez-vous bien, d’être “blasphématoire”. » Et Michel de Jaeghere précise : « Des libertins ont donné leur avis sur la théologie de la Passion. Des agnostiques se sont étonnés de la modestie de l’évocation de la Résurrection. La foi de Mel Gibson, a tranché Patrick Sabatier dans Libération, relève d’une “variante chiite du christianisme”. »

Aujourd’hui plus que jamais, la croix est un signe de contradiction

Interrogé dans Valeurs actuelles du 26 mars, l’un des acteurs du film, Abel Jafri, souligne lui aussi ce parallèle entre le sujet du film et le traitement qu’il a subi : « Deux mille ans après, on est encore dans cette violence-là : tout part d’une rumeur que les gens colportent sans savoir qui est qui, et on en arrive à tuer un homme. »

Au-delà de sa puissance d’évocation, la vertu du film de Mel Gibson réside aussi en cela : avoir réussi à révéler à quel point, aujourd’hui plus que jamais, la Croix est un signe de contradiction. A défaut d’avoir pu reproduire en entier son article essentiel, laissons le mot de la fin à René Girard : « Pour restituer à la crucifixion sa puissance de scandale, il suffit de la filmer telle quelle, sans rien y ajouter, sans rien en retrancher. » A voir le tombereau d’opprobres qui s’est déversé sur lui, on mesure à quel point Mel Gibson s’est approché de cet idéal.


1.Notamment dans le Figaro du 27 février : « Quand ils disent : “Qui a tué Jésus ?”… Eh bien je crois que c’est nous tous. Il est mort pour tous les péchés de tous les hommes de tous les temps. Certains, particulièrement à certaines époques du passé, ont rendu les juifs responsables de la mort du Christ mais nous sommes tous frères dans la culpabilité. »