D’une
lecture difficile, cette Note doctrinale succombe au style suranné de
la sociologie religieuse et du jargon psychanalytique ; elle aura
été peu lue des fidèles. Est-ce à dire qu’elle restera lettre
morte ? Nous ne le pensons pas. Après décryptage, elle se révèle
riche de contenu : elle offre une bonne synthèse des options
religieuses fondamentales prises par l’épiscopat français sur les
mystères du péché, de la Passion et de la Rédemption.
Conformément
au louable souci de « vigilance des pasteurs de l’Eglise »
(n° 3), le secrétaire Vallin officiellement mandaté par eux milite en
effet de tout cœur pour la défense du sens post-conciliaire désormais
donné à la Passion : il met toutes les ressources de la religion
de Vatican II au service du témoignage sincère, de l’échange, du
dialogue, de l’amour et de la relecture des Evangiles.
Résultat
de cet aggiornamento théologique : le mot sacrifice n’apparaît
plus, ni dans le communiqué
ni dans la Note doctrinale.
L’idée d’un sacrifice pour la rédemption des péchés n’est pas
même effleurée.
Cette
omission confirme un système de choix doctrinaux bien enchaînés, nous
le verrons tout au long de cet article. Ces choix épiscopaux, il faut
le reconnaître, consonnent difficilement avec la foi traditionnelle de
l’Eglise.
Ton
doctoral, mais omission éloquente du « sacrifice » du Christ
Le
film de Gibson montre-t-il la Croix « inimitable, repoussante,
absurde » (n° 6) ?
Tout
en se défendant de vouloir lui jeter la pierre, la Conférence épiscopale
insinue d’abord que le « parti pris » de Mel Gibson
favorise une interprétation « absurde » de la Croix qui
incite à « l’antisémitisme », « ne permettant pas
de prendre en compte les motifs complexes » qui ont « suscité
la controverse » sur la « personne » de Jésus et sur
« ce que la théologie [des évêques] a pris l’habitude de
nommer ses prétentions », lesquelles ont « provoqué des
questions légitimes » (n° 6). Selon le père Vallin,
exprimant officiellement la religion des évêques français, le motif
de la condamnation de Jésus tiendrait seulement à un malentendu sur
des « controverses » religieuses entre les pharisiens et
lui. Les évêques reprochent durement au cinéaste de ne pas mettre en
relief ce malentendu qui mena le Messie à la Croix : selon eux,
« les Juifs, ses frères », souvent « surpris, heurtés,
contredits par la prédication du Rabbi de Nazareth » (n° 6),
auraient eu de bonnes raisons de haïr Jésus, que le film ne montre
pas.
Telle
n’est pas la perspective traditionnelle sur la responsabilité des
hommes dans le mal et dans leur propre incrédulité. A moins de
basculer dans le jansénisme le plus étroit, on doit croire en effet
que le don de la foi est une grâce offerte par Dieu à tous les hommes,
qui engage leur responsabilité personnelle. Jésus n’est-il pas
« la vraie lumière qui éclaire tout homme en venant en ce monde »
(Jn 1, 15) ? « Celui qui croit en lui n’est pas condamné ;
celui qui ne croit pas est déjà condamné, parce qu’il n’a pas cru
au Nom du Fils unique de Dieu », déclare Jésus à Nicodème
(Jn 3,18). Saint Thomas d’Aquin avait clairement élucidé ce
point dans un chapitre de la Somme
contre les Gentils (L. III, ch. 159) intitulé : « Il
est raisonnable d’imputer à l’homme de ne pas se convertir, bien
qu’il ne puisse le faire sans la grâce. » Le Concile de Trente
a définitivement entériné cette doctrine : la cause de la mort
du Christ en Croix, ce sont les péchés de tous les hommes. Esquivant
cette donnée majeure de la foi catholique, les évêques laissent paraître
une vision absurde, et sans cause, de la Croix, laquelle n’est plus
qu’un horrible malentendu.
Quels
“motifs complexes” pourraient excuser les ennemis du Christ ?
On
est frappé par la fissure qui détache progressivement la religion épiscopale
du Magistère, mais aussi des Evangiles. Saint Jean, par exemple, témoigne
du jugement que Jésus a porté sur ses frères pharisiens, qu’il déclare
coupables d’avoir péché contre le don du Saint-Esprit. Ici les
pharisiens et les foules qui crucifient Jésus nous représentent tous :
« Si
je n’étais pas venu et ne leur avais pas parlé, ils n’auraient pas
de péché ; mais maintenant ils n’ont pas d’excuse à leur péché.
Qui me hait, hait aussi mon Père. Si je n’avais pas fait parmi eux
les œuvres que nul autre n’a faites, ils n’auraient pas de péché ;
mais maintenant ils ont vu et ils nous haïssent, moi et mon Père. Mais
c’est pour que s’accomplisse la parole écrite dans leur loi :
ils m’ont haï sans raison » (Jn 15, 22-25).
« Qui
est le menteur, sinon celui qui nie que Jésus est le Christ ? »
(I Jn 2, 22).
Jusqu’à
la minute de l’Ascension, Jésus reprochera à ses propres disciples
leur incrédulité. Pourquoi dès lors chercher des excuses, des
« motifs complexes » d’incompréhension, voire des
« raisons » « légitimes » de ne pas croire
en Jésus-Christ, vrai Dieu et vrai homme ?
Dans
le droit-fil des options spirituelles qu’ils projettent sur la
passion, les évêques passent sous silence ce que le réalisateur
catholique américain montre avec une évidente clarté : le motif
historique, simple et avéré de la condamnation de Jésus, attesté par
les Evangiles et confirmé par tous les historiens du Ier siècle ;
il s’est dit « Fils de Dieu », « Messie ou Christ »,
« Roi des Juifs », et s’est finalement approprié la prophétie
messianique de Daniel : « Désormais vous verrez le Fils de
l’homme siégeant à la droite de la Puissance. et venant sur les nuées
du ciel » (Mc 14, 62). Les docteurs de la Loi qui connaissaient
leurs prophéties les ont clairement entendues dans la bouche de Jésus,
et identifiées sur le champ – Caïphe aussitôt s’écrie :
« Il a blasphémé ! », parce qu’il s’est dit Dieu,
Messie et Roi.
Quelle
est la cause de la mort du Christ ?
Indépendamment
des intentions du père Vallin, certainement sincères, ne
risque-t-on pas de conforter un « antisémitisme »
inconscient et larvé contre les autorités juives de Jérusalem du Ier
siècle, si l’on prétend qu’elles ont condamné Jésus sur un
malentendu – comme le suggère ouvertement la Note doctrinale supervisée
par Mgr Ricard ? Selon un parti pris très net des évêques, la
passion du Christ ne doit plus apparaître comme le sacrifice volontaire
de sa vie pour la rémission des péchés, mais comme un « dialogue
interreligieux qui aurait mal tourné[ii] ».
Il
y a plus étrange. Ce qui reste à jamais provocant chez le Christ,
c’est justement la Croix, « scandale pour les juifs et folie
pour les Grecs », selon Rabbi Saul qui fut le premier scandalisé
avant de se convertir. L’extrême violence de la Croix choque car elle
manifeste le péché de tous les hommes, dont elle est la conséquence ;
elle fait apparaître – au rebours de la nécessité mécanique – le
libre emballement mimétique de la foule accusatrice contre
l’innocent, sous l’influence de Satan. Non que la Croix minimise les
responsabilités de chacun ; elle révèle tout le poids pervers et
mensonger du péché, mais rachète simultanément tous ceux qui en
accepteront la leçon : « Si nous confessons nos péchés, il
est assez fidèle et juste pour remettre nos péchés […] Si nous
disons que nous n’avons pas de péché, nous faisons de lui un menteur »
(I Jn 1, 9-10).
Les
évêques passent entièrement sous silence cette réalité chrétienne
qui constitue le Mystère de la passion : la mort du Christ a pour
cause principale les péchés de l’humanité : « C’était
nos souffrances qu’il portait […] et les péchés des
multitudes (Isaïe 53)… » Avec toutes les ressources de son art
baroquisant, Mel Gibson montre à l’envi cette vérité essentielle de
la foi. Comme l’a évoqué Laurent Dandrieu[iii],
le lynchage de la victime sacrificielle et divine par la foule forme le
sujet même de son film, qui rend compte d’un phénomène constamment
présent dans les Évangiles, depuis les lapidations manquées jusqu’à
la passion. Or les évêques, à l’inverse, aplanissant le récit évangélique,
reprochent au film « ces deux heures d’horrible lynchage »,
cette « espèce d’événement erratique, ce déchaînement de
violence furieuse, démente, incompréhensible en tout » (n° 4).
Sans préjuger de leur bonne intention, ils rendent absurde la Passion,
lui ôtant sa clé explicative.
Craignant
que d’aucuns ne s’offensent de la mise en image des Évangiles et du
processus choquant qui aboutit à la crucifixion, les évêques avancent
cette singulière
précaution : « les soudards romains ne se trouveront
pas d’héritiers dans la France de 2004 », et nul ne prendra
ombrage aujourd’hui qu’on les montre jouant le mauvais rôle ;
en revanche, mettre en scène intégralement le procès du Christ
aujourd’hui reviendrait à imputer aux « héritiers historiques »
actuels des judéens, c’est-à-dire au « peuple juif »,
l’héritage de la mort du Christ : « Comment [le peule
juif] ne serait-il pas blessé à la représentation tronquée du choc
que Jésus […] a sciemment provoqué au milieu de ses frères […] ? »,
s’interrogent les évêques.
D’une
part, Jésus lui-même était « juif » ainsi que sa mère,
et tous les fils d’Abraham peuvent se reconnaîtrent en lui dans leurs
épreuves, aussi terribles soient-elle, sans être nullement blessés
mais au contraire réconfortés. Tous peuvent trouver consolation en la
personne de Simon de Cyrène, de Véronique, de Marie-Madeleine, de
Pierre, Jean, ou Dismas (le larron repentant)… « juifs »
eux aussi.
D’autre
part, on voit poindre dans ce document la thèse dangereuse et réductrice
du « peuple déicide » que la tradition catholique a
pourtant rejetée et combattue, mais à laquelle les évêques prêtent
ici un crédit complaisant. D’après le Catéchisme
du Concile de Trente, tous les pécheurs, quelle que soit leur
confession, y compris les chrétiens, participent au « déicide »[iv]
et sont tenus mystiquement responsables de la mort du Christ. Cette
responsabilité surnaturelle de tous les hommes n’apparaît nulle part
dans le document de la Conférence épiscopale. Or c’est le point
central de la foi catholique concernant la rémission des péchés par
le sacrifice du Christ. En l’occultant, les évêques laissent planer
un silence écrasant sur notre responsabilité universelle dans le déicide.
Ce faisant, ils laissent le champ libre aux imputations personnelles ou
collectives de ce crime, que d’aucuns trouveront suspectes, non sans
raison.
La
foi catholique admet-elle la « nécessité mécanique du péché » ?
L’option
doctrinale la plus hasardeuse avancée par nos pasteurs tient à leur définition
du péché : une « nécessité mécanique », que seule
« la totale liberté [du Christ] va dominer » (n° 5).
Une telle conception engage la foi sur une voie pour le moins
aventureuse : ne supprime-t-elle pas la responsabilité et le libre
arbitre chez celui qui commet le mal ? S’il est soumis à
une « nécessité mécanique », c’est que l’homme sans
la grâce est contraint de pécher. Il y a du Luther et du Jansénius,
mais surtout du Baius dans ce pessimisme qui ruine la liberté humaine,
et qui minimise en même temps, voire annule la faute personnelle. La Note
doctrinale évoque aussi sur ce point la doctrine du gnostique
Marcion : l’amour de Jésus sera plus fort, et la faute n’aura
plus d’importance puisque « cet homme-là qui est Dieu a pu nous
aimer au-delà de nos péchés. » (n° 5). Et le document de
soutenir : « En ce sens, il a “satisfait” », détournant
sans y prendre garde l’enseignement du Concile de Trente.
Car
de cette définition effroyablement déterministe et fataliste de la
faute découle un nouveau sens de la « satisfaction ». Si le
péché s’identifie à une mécanique aveugle dont l’homme est la
victime involontaire, paradoxalement, nul n’est coupable ni
responsable de la mort de Jésus. Comme tout péché, le déicide sera
commis par une « logique tueuse » impersonnelle, sans autre
enjeu ni motif que la « nécessité » fatale du mal qui
s’abat sur le Christ.
La
métaphore déterministe et mécanique,
étrangement appuyée, se répète compulsivement au long du document :
la « logique tueuse du péché » apparaît comme une machine
déterministe qui frappe au hasard, un processus fatal auquel personne
n’échappe, mais dont nul n’est fautif. Jésus est venu délivrer
l’humanité de ce fléau. S’il « a pu nous aimer au-delà de
nos péchés », comme dit le texte, et non « malgré nos péchés »,
cela signifie au sens obvie que l’homme pourrait continuer de pécher sans
offenser Dieu ; la miséricorde divine n’en tiendrait plus compte.
Surtout, Jésus ne viendrait pas réparer par le prix de ses souffrances
volontaires l’offense volontaire faite à Dieu, laquelle a disparu de
cette doctrine.
Le
pécheur malgré lui ?
On
retrouve en filigrane les traits exacts de la pensée de Michel Baius,
évidemment modernisée : un pessimisme noir sur la nature humaine,
déchue au point de rester soumise à la « nécessité mécanique du
péché » ; mais un pessimisme optimisé désormais, à la lumière
de Vatican II, par une prédestination universelle et effective de tout
homme au salut.
Le
mal a-t-il réellement pour principe une cause unique : un mal suprême,
un processus, une « logique », une « nécessité mécanique »
à laquelle nul pécheur n’échappe et qui le contraint ? Une
telle doctrine n’a rien de catholique ; elle fut condamnée par
le Concile de Trente[v] en
1547 et fait partie des propositions de Baius condamnées par le pape
saint Pie V en 1567. Citons trois d’entre elles :
« Le
volontaire n’entre ni dans la notion ni dans la définition du péché,
et la question de savoir si tout péché doit être volontaire ne
concerne pas sa définition mais sa cause et son origine. »
« Sans
le secours de la grâce de Dieu, le libre-arbitre ne peut que pécher ».
« Ce
genre de liberté qui exclut la nécessité ne se trouve pas dans les
saintes Écritures sous le nom de liberté ; on y trouve seulement
le nom de liberté opposée à la servitude du péché[vi] ».
Saint
Augustin, se posant la question de savoir quelle est la cause du péché,
répondait dès le IVème siècle qu’il n’a pas d’autre cause que
la volonté libre de celui qui le commet, lorsqu’il suit délibérément
l’inclination de la concupiscence[vii].
Mais la concupiscence elle-même n’est pas le péché. Tout le
contraire de la « nécessité mécanique » de nos évêques.
Saint Thomas d’Aquin reprendra la même doctrine : si les passions
peuvent évidemment diminuer la culpabilité du pécheur, c’est que «
le péché est essentiellement un acte du libre-arbitre arbitre »[viii].
Satan lui-même n’est pas cause du péché des hommes, sinon
indirectement, par mode de séduction[ix]. Cette étrange doctrine
prônant « la nécessité mécanique » ou la « logique tueuse du
péché », devenue l’explication ultime du mal, s’analyse comme une
tendance régressive de la foi vers un dualisme gnostique et manichéen
qui pousse à l’irresponsabilité. Définir en effet le péché par un
processus psychosocial nécessaire et universel dans lequel l’homme
tombe sans le vouloir, par hasard ou fatalité, c’est rapporter tout
le mal qui advient dans le monde et à travers l’histoire, à un
principe mauvais unique : la fatale nécessité.
Le
mal aurait-il une cause unique ?
Or,
métaphysiquement, explique saint Thomas, « il ne peut y avoir
un mal suprême, qui serait le principe de tous les maux
»[x],
car un principe mauvais absolu et subsistant, cause unique de tout le
mal, se détruirait et s’anéantirait lui-même. Le processus mécanique
universel et nécessaire du péché n’existe pas. C’est une billevesée
épiscopale de plus, mais qui fait glisser subrepticement la religion
chrétienne vers la gnose. Elle installe l’équivoque et oscille entre
manichéisme et quiétisme. Car le revers confortable et moderne d’une
théorie prônant la nécessité du mal, c’est que le pécheur, sous
l’emprise de cet automatisme mauvais, devient pécheur malgré lui,
comme à l’insu de son plein gré. Il reste non seulement toujours
pardonnable – ce qui est vrai de tout péché, sauf du péché contre
l’Esprit – mais irresponsable et excusable – ce qui s’oppose
frontalement aux Évangiles et au Magistère universel de l’Église.
Le
Christ a-t-il racheté les péchés des hommes au prix de son sang ?
Dans
une telle religion à la fois quiétiste et manichéenne où le péché
n’a plus de poids, plus de gravité personnelle, puisqu’il résulte
d’un mécanisme involontaire, que devient la Passion du Christ ?
Quelle en est la finalité ? Non plus un pardon, ni une rédemption au
sens propre d’un rachat des péchés – encore moins un sacrifice ;
la notion est éliminée. Le document des évêques rejette purement et
simplement l’idée que « l’injustice des hommes ne pourrait être
compensée, corrigée, guérie, que par la justice de Dieu, mais au prix
des souffrances et de la mort du Fils » (n° 5). Inquiets à l’idée
d’envisager que les peines dues au péché puissent valoir un tel coût,
ils poussent le dogme vers la caricature et refusent que le salut puisse
« se négocier au prix du sang ». Acceptant la problématique de
Luther sur ce point, ils mettent en contradiction dialectique la justice
et la miséricorde divines : « C’est au contraire l’amour de Dieu
et sa miséricorde [et non sa justice] qui ont représenté devant nous,
pour nous convertir le cœur, la logique tueuse du péché », « logique
qui s’en prend à l’Innocent » (n° 5) et que Dieu met simplement
sous nos yeux lors de la passion.
Un
tel dualisme officiellement professé par les évêques de France, entre
nécessité et liberté en l’homme, entre justice et amour en Dieu,
est-il recevable ? Que devient le sang du Christ ? Est-il ou non prix de
nos fautes ? La doctrine de la rédemption ou de la satisfaction pour
les péchés est à leurs yeux trop datée. Le film de Mel Gibson paraît
à leur théologien officiel trop marqué par le Concile de Trente, «
comme si Dieu, en sa Toute-Puissance, était de toute éternité soumis
à une règle souveraine qui l'oblige et le contraigne, lui aussi, le
Dieu infiniment libre : l'injustice des hommes ne pourrait être compensée,
corrigée, guérie que par la justice de Dieu le Père mais au prix des
souffrances et de la mort du Fils » (n° 5).
Les
évêques se démarquent ici de l’Écriture comme du Magistère. Ils
semblent dérangés par la prophétie du Serviteur souffrant que Mel
Gibson cite en exergue de sa grande fresque cinématographique :
«
Il a été transpercé à cause de nos péchés, écrasé à
cause de nos crimes. Le châtiment qui nous rend la paix est venu sur
lui et c’est grâce à ses plaies que nous sommes guéris » (Isaïe
53, 5).
Ils
évacuent l’idée de rachat révélée par l’Epître de saint Pierre
:
«
Ce n’est par rien de corruptible, argent ou or, que vous avez été
rachetés de la vaine conduite héritée de vos pères, mais par un
sang précieux, comme d’un agneau sans reproche et sans tache, le
Christ » (I P 1, 19).
«
Lui qui sur le bois a porté lui-même nos péchés dans son corps
afin que, morts à nos péchés, nous vivions pour la justice ; lui
dont les meurtrissures vous ont guéris » (I P 2, 24) ;
par
la Lettre de saint Paul aux Romains :
«
Dieu l’a exposé, instrument de propitiation par son propre sang »
(Rom 3, 25) ;
ainsi
que l’Epître aux Hébreux :
«
Sans effusion de sang, il n’y a point de rémission des péchés »
On
pourrait multiplier les passages du Nouveau
Testament qui fondent cette doctrine sublime de la rédemption[xi].
Certes, nul ne peut démontrer la nécessité de la Croix : elle est la
décision libre et aimante de Dieu. Cependant, si Dieu n’est pas
infiniment juste et si l’on affirme que le péché ne doit pas être
d’une manière ou d’une autre nécessairement réparé, la passion
du Christ ne peut plus apparaître comme l’œuvre de la miséricorde
divine envers les pécheurs, pour annuler leur faute et leur peine. L’épiscopat
rappelle à juste titre ce mot du Christ : « Ma vie, nul ne la prend,
c’est moi qui la donne. » Mais c’est pour ajouter : « Nul n’a
pris la vie du Christ, encore moins une espèce de règle abstraite de
compensation » (n° 5) ; auraient-ils oublié l’Epître de saint Jean
:
«
En ceci consiste l’amour : […] C’est lui qui nous a aimés et
qui a envoyé son Fils en victime de propitiation pour nos péchés »
(I Jn 4, 10) ?
Si
cependant la Croix ne répare plus le péché ; si le péché est un mécanisme
aveugle dont Jésus vient nous libérer sans que son sang versé n’y
apporte aucun prix, la passion, ainsi revue par les évêques, devient
un geste “d’amour pur”, suicidaire et fanatique. Ils font de la
souffrance des hommes et de la Croix une totale injustice – il n’y a
rien à réparer – et une absurdité. Voilà pourquoi, sans doute, ils
ne voudraient plus la montrer dans sa violence réelle et son essence
sacrificielle.
Satan
intervient-il dans le mystère de la Passion ?
L’Église-qui-est-en-France
accuse encore le cinéaste Mel Gibson d’avoir mis en scène trop
ouvertement Satan, l’Accusateur[xii]
vaincu à l’heure même où il paraissait vainqueur. Dans un souci
d’irénisme, le secrétaire théologien soutient que théâtraliser le
diable à l’arrière plan du drame éloigne du « sens de la passion
». Par cette évocation « exagérée », le film céderait aux «
diableries » et suivrait les « codes actuels » de la mode « gothique
» (n° 3) – mouvement marginal exaltant la violence et le satanisme !
Les évêques voudrait-ils minimiser le duel constitutif des récits évangéliques,
entre Jésus et Satan ? Exigeraient-ils qu’on efface certaines paroles
de l’Évangile, qui les aideraient au contraire à comprendre le
scandale, au lieu d’être choqués ? « Vous accomplissez les désirs
du diable » dit le Christ à ses futurs meurtriers ; « Vous avez le
diable pour père » ; « J’ai vu Satan tomber du ciel comme l’éclair
» ; « À partir de ce moment, Satan entra en lui », « Satan va
vous passer au crible », etc. Demanderaient-ils
qu’on évacue l’acteur principal de la violence et du mensonge, que
Mel Gibson après Jésus-Christ démasque ouvertement ?
La
violence mêlée au sacré fait peur aux évêques autant que le diable.
Cependant, ou bien le Christ « n’ayant plus ni beauté, ni éclat, ni
apparence humaine » (Isaïe 53, 2) a réellement enduré la torture
extrême et la violence brutale, en sa chair, sur la Croix, et il peut
être permis aux artistes de montrer à l’écran ce que les témoins
ont vu de leurs yeux et raconté au prix de leur vie – l’histoire de
l’art témoigne que l’Église l’a toujours admis ; ou bien il
n’a pas réellement souffert et l’on prêche alors, à la suite du
gnostique Marcion, un Christ « digne », impassible, surhumain…
Il faut choisir.
Satan,
quant à lui, est révélé par les Évangiles comme l’adversaire désigné
du Christ tout au long de sa vie publique. La passion marque le dénouement
ultime de ce duel surnaturel : « Maintenant, le Prince de ce monde
va être jeté dehors » (Jn 12, 31); Jésus annonce sa lutte et sa
victoire : « Il vient, le Prince de ce monde ; contre moi il ne peut
rien » (Jn 14, 30). Il avertit ses apôtres de leur abandon : « Simon,
Simon, voici que Satan vous réclame pour vous passer au crible, comme
le froment » (Luc 31, 34).
Mel
Gibson a su dépeindre cette lutte titanesque du Christ contre le Prince
des ténèbres, tout au long du film, avec un génie inégalé qui fait
songer à Dali – depuis la tentation de l’agonie, suggérée par les
Évangiles, jusqu’à la défaite finale où les enfers désertés par
les justes sont montrés vus du Ciel, vides – référence claire au
Credo : « Il est descendu aux enfers ». Dans un cri de folie, Satan découvre
que ce qu’il croyait être sa victoire consomme en réalité sa défaite
définitive. Dante avait représenté Satan aux enfers cloué à la
Croix ; Gibson projette à son tour à l’écran le triomphe du Christ.
C’est l’exacte vision de saint Paul : le Christ « a effacé […]
l’accusation qui se retournait contre nous ; il l’a fait disparaître,
il l’a clouée à la Croix, il a dépouillé les Principautés et les
Puissances, il les a données en spectacle à la face du monde, en les
traînant dans son cortège triomphal » (Col 2, 14-15).
Il
est vertigineux de méditer ce spectacle du triomphe de la Croix, de la
gloire de Jésus crucifié dans l’apparence d’une défaite totale ;
mais il est plus vertigineux encore de songer à l’occultation totale
de ce mystère par la nouvelle théosophie doucereuse des évêques, qui
ont simplement remplacé Satan par la « nécessité mécanique »
du mal. Mais si la Croix n’est plus un combat du Christ contre le
Malin, ni un témoignage de la Vérité contre le « père du mensonge
», ou de l’Amour qui pardonne contre « l’homicide » qui accuse,
comment pourrait-elle être une victoire ? Laissant entendre que le
Christ n’a plus d’ennemi à vaincre – Satan – les évêques
vident la Croix de sa gloire et en font une deuxième absurdité.
La
Résurrection est-elle un « événement solitaire
antérieur à la logique de témoignage des apparitions » ?
Tout
n’est pas encore dit. La plus sévère critique de l’épiscopat français
contre le film de Gibson, mis en cause dans son « parti pris d’isoler
la Passion de la prédication de Jésus, d’un premier côté, et des récits
sur le ressuscité, d’un autre côté » (n° 4), s’applique aussi
bien au chemin de Croix traditionnel, dévotion pourtant pleinement
catholique. Que dire de la Piéta de Michel-Ange et de centaines de
chefs-d’œuvre d’art sacré ? Si l’on suit le cheminement de
nos bons évêques, les stigmates de saint François d’Assise ou du
saint Padre Pio, survenues alors qu’ils méditaient la passion et non
la résurrection, ne feraient qu’exacerber, chez des sujets avides de
frissons et d’obsessions, le complexe de culpabilité, l’angoisse
morbide du mal et « les catégories ambiantes du système paradoxal de
la structuration névrotique de la corrélation sado-masochiste » (sic
! n° 4).
Or,
sans ciller, nos prélats contestent aussitôt la représentation que le
film offre de la résurrection ! Elle est « ici montrée, disent-ils,
contre l'esprit des Evangiles, comme un événement en solitaire et
perceptible de soi, antérieur à la logique de rencontre et de témoignage
des apparitions » (n° 4). La « résurrection » du Jésus des évêques
n’est pas un fait réel,
antérieur aux apparitions du Ressuscité. Elle perd son statut d’événement
historique, survenu dans l’existence terrestre de Jésus à date et
heure fixées, comme l’exprime si simplement notre Credo : « le
troisième jour, il est ressuscité des morts ». Les anges n’y ont
pas assisté. Elle n’existe que dans une « logique » parallèle,
dans le regard et dans « la mystérieuse liaison d’amour » ( n° 4
!) des témoins. On songe évidemment à la Madeleine de Martin Scorcèse…
On pense surtout aux théories datées et proches de l’hérésie du jésuite
Léon-Dufour, dissociant le fait objectif – le tombeau vide – de la
résurrection qui n’existerait que dans la foi subjective des premiers
chrétiens…
Le
pape saint Pie X avait bien cerné au début du XXème siècle cette hérésie
pernicieuse pour la foi, qui disjoint le Jésus de l’histoire du Jésus
de la foi : « De là, fort courante chez les modernistes, la
distinction entre le Christ de l’histoire et le Christ de la foi […]
; ils dénient au Christ de l’histoire réelle la divinité, comme à
ses actes tout caractère divin[xiii]. » Ainsi l’acte de la
résurrection, n’appartiendrait
plus à l’histoire. Cette résurgence du fidéisme est l’une des
facettes du kaléidoscope moderniste dont joue habilement ici le père
Vallin.
Oui
ou non, la résurrection est-elle, en tant qu’objet du Credo, un fait
historique objectif, antérieur aux apparitions
post-pascales ? On trouve chez Bérulle une réponse
traditionnelle en parfaite consonance avec la Somme de saint Thomas ( III Q49 a 3) :
«
Je voudrais qu’un de ses anges qui a servi à annoncer aux saintes
Dames qui avaient été fidèles et adhérentes à Jésus-Christ
souffrant, le voulût annoncer à vous autres. Il le ferait dignement et
raisonnablement, ayant été spectateur de Jésus-Christ ressuscitant,
ce qui n’a jamais été concédé à aucun homme mortel. C’est un
mystère d’immortalité et de gloire ; et aussi n’a-t-il été vu
que des anges et des âmes des saints pères, des âmes immortelles et
douées de gloire[xiv].
»
Ce
que les évêques semblent ignorer, c’est la teneur du mystère de la
résurrection, ou plutôt, selon le vocabulaire de saint Thomas, le mystère
du « corps ressuscitant »[xv],
uni à la divinité du Fils, qui désigne un événement à la fois
surnaturel et historique, cause réelle de notre justification par-delà
les espaces et les temps.
Conclusion
: Une étrange « logique de la Passion »
Un
grand nombre de saints ont recommandé de méditer chaque jour ce mystère
douloureux des souffrances du Christ, ne serait-ce que par le chapelet.
Il ne s’agit pas pour autant de sombrer dans le dolorisme. Mais selon
saint Thomas, « pour que quelqu’un soit délivré des peines [dues à
ses péchés], il faut qu’il soit rendu participant de la Passion du
Christ, ce qui se réalise […] premièrement par le sacrement de la
Passion, le baptême. […Deuxièmement] par une réelle conformité à
elle, c’est-à-dire quand nous souffrons avec le Christ souffrant :
cela se réalise par la pénitence[xvi].
»
Pour
l’épiscopat, la violence de la Croix ne devrait pas être représentée
ou filmée sous son aspect réel et scandaleux. On devrait à peine en
parler à mots couverts, un jour par an, le Vendredi saint. Le sens chrétien
de la Passion se limiterait désormais à ceci : manifester « l'amour
porté à sa perfection dans le don de soi consenti » (n° 6). La mort
du Christ n’est pas causée par les péchés des hommes. La Croix
n’a plus qu’une portée morale, invitant à « l’amour » et au «
don ». En quoi cet amour crucifié ferait-il scandale, comme
l’affirme saint Paul ? Les évêques sont incapables de le dire. Car
ils ont éliminé de leur théologie officielle, au sujet du péché que
chacun commet, l’injustice de la faute, la peine encourue et
l’offense volontaire envers Dieu, que Jésus répare et rachète par
les mérites de sa souffrance extrême, librement endurée pour l’obéissance
et l’amour du Père.
Le
Jésus des évêques résulte d’une image de synthèse obtenue par la
conjonction d’effets spéciaux, empruntés au gnostique Marcion
(Christ impassible, rupture avec l’idée de justice divine jugée trop
liée à l’Ancien Testament et absorption du péché dans l’amour),
à l’hérétique Baius (le péché ne fait pas intervenir le
libre-arbitre Il a pour cousin germain le Jésus moderniste dissocié de
l’histoire et dont la résurrection n’est pas réellement un événement
solitaire. Or un tel “Jésus” fut précisément condamné au XXème
siècle au titre d’hérésie par le pape saint Pie X.
La
religion épiscopale projette malheureusement sur la passion une image
gnosticisante. Elle tend à faire écran au Jésus du Credo catholique,
lequel est né, a souffert, est mort, a été enseveli, est réellement
ressuscité le troisième jour… Autant de faits historiques, autant de
mystères qui continuent de rayonner et d’agir aujourd’hui sur les pécheurs
qui croient à la vertu du précieux sang du Christ et, par la grâce de
sa grande miséricorde, se convertissent.
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