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Le Jésus des évêques français
Questions sur une «Note doctrinale» contre La Passion du Christ de Mel Gibson.

Abbé Christophe Héry

Nouvelle revue CERTITUDES - juillet-août-septembre 2003 - n°15

Le communiqué officiel des évêques de France contre le film La Passion du Christ, paru sur leur site Internet le 30 mars 2004, et surtout la Note doctrinale[i] sur le même sujet, parue le 28, manifestent le même élan sincère en faveur des valeurs acquises depuis Vatican II. Ces documents officiels, rigoureusement pensés et pesés, revêtent une importance capitale. S’y dévoile la substance de la religion en vigueur dans les palais épiscopaux. Il est permis cependant d’en débattre courtoisement « selon la sagesse de la foi », comme y invite le père Vallin, porte-plume de la Note épiscopale sur laquelle nous voulons revenir ici.

D’une lecture difficile, cette Note doctrinale succombe au style suranné de la sociologie religieuse et du jargon psychanalytique ; elle aura été peu lue des fidèles. Est-ce à dire qu’elle restera lettre morte ? Nous ne le pensons pas. Après décryptage, elle se révèle riche de contenu : elle offre une bonne synthèse des options religieuses fondamentales prises par l’épiscopat français sur les mystères du péché, de la Passion et de la Rédemption.

Conformément au louable souci de « vigilance des pasteurs de l’Eglise » (n° 3), le secrétaire Vallin officiellement mandaté par eux milite en effet de tout cœur pour la défense du sens post-conciliaire désormais donné à la Passion : il met toutes les ressources de la religion de Vatican II au service du témoignage sincère, de l’échange, du dialogue, de l’amour et de la relecture des Evangiles.

Résultat de cet aggiornamento théologique : le mot sacrifice n’apparaît plus, ni dans le communiqué ni dans la Note doctrinale. L’idée d’un sacrifice pour la rédemption des péchés n’est pas même effleurée.

Cette omission confirme un système de choix doctrinaux bien enchaînés, nous le verrons tout au long de cet article. Ces choix épiscopaux, il faut le reconnaître, consonnent difficilement avec la foi traditionnelle de l’Eglise.

Ton doctoral, mais omission éloquente du « sacrifice » du Christ

Le film de Gibson montre-t-il la Croix « inimitable, repoussante, absurde » (n° 6) ?

Tout en se défendant de vouloir lui jeter la pierre, la Conférence épiscopale insinue d’abord que le « parti pris » de Mel Gibson favorise une interprétation « absurde » de la Croix qui incite à « l’antisémitisme », « ne permettant pas de prendre en compte les motifs complexes » qui ont « suscité la controverse » sur la « personne » de Jésus et sur « ce que la théologie [des évêques] a pris l’habitude de nommer ses prétentions », lesquelles ont « provoqué des questions légitimes » (n° 6). Selon le père Vallin, exprimant officiellement la religion des évêques français, le motif de la condamnation de Jésus tiendrait seulement à un malentendu sur des « controverses » religieuses entre les pharisiens et lui. Les évêques reprochent durement au cinéaste de ne pas mettre en relief ce malentendu qui mena le Messie à la Croix : selon eux, « les Juifs, ses frères », souvent « surpris, heurtés, contredits par la prédication du Rabbi de Nazareth » (n° 6), auraient eu de bonnes raisons de haïr Jésus, que le film ne montre pas. 

Telle n’est pas la perspective traditionnelle sur la responsabilité des hommes dans le mal et dans leur propre incrédulité. A moins de basculer dans le jansénisme le plus étroit, on doit croire en effet que le don de la foi est une grâce offerte par Dieu à tous les hommes, qui engage leur responsabilité personnelle. Jésus n’est-il pas « la vraie lumière qui éclaire tout homme en venant en ce monde » (Jn 1, 15) ? « Celui qui croit en lui n’est pas condamné ; celui qui ne croit pas est déjà condamné, parce qu’il n’a pas cru au Nom du Fils unique de Dieu  », déclare Jésus à Nicodème (Jn 3,18). Saint Thomas d’Aquin avait clairement élucidé ce point dans un chapitre de la Somme contre les Gentils (L. III, ch. 159) intitulé : « Il est raisonnable d’imputer à l’homme de ne pas se convertir, bien qu’il ne puisse le faire sans la grâce. » Le Concile de Trente a définitivement entériné cette doctrine : la cause de la mort du Christ en Croix, ce sont les péchés de tous les hommes. Esquivant cette donnée majeure de la foi catholique, les évêques laissent paraître une vision absurde, et sans cause, de la Croix, laquelle n’est plus qu’un horrible malentendu.

Quels “motifs complexes”  pourraient excuser les ennemis du Christ ?

On est frappé par la fissure qui détache progressivement la religion épiscopale du Magistère, mais aussi des Evangiles. Saint Jean, par exemple, témoigne du jugement que Jésus a porté sur ses frères pharisiens, qu’il déclare coupables d’avoir péché contre le don du Saint-Esprit. Ici les pharisiens et les foules qui crucifient Jésus nous représentent tous :

« Si je n’étais pas venu et ne leur avais pas parlé, ils n’auraient pas de péché ; mais maintenant ils n’ont pas d’excuse à leur péché. Qui me hait, hait aussi mon Père. Si je n’avais pas fait parmi eux les œuvres que nul autre n’a faites, ils n’auraient pas de péché ; mais maintenant ils ont vu et ils nous haïssent, moi et mon Père. Mais c’est pour que s’accomplisse la parole écrite dans leur loi : ils m’ont haï sans raison » (Jn 15, 22-25).

« Qui est le menteur, sinon celui qui nie que Jésus est le Christ ? » (I Jn 2, 22).

Jusqu’à la minute de l’Ascension, Jésus reprochera à ses propres disciples leur incrédulité. Pourquoi dès lors chercher des excuses, des « motifs complexes » d’incompréhension, voire des « raisons » « légitimes » de ne pas croire en Jésus-Christ, vrai Dieu et vrai homme ?

Dans le droit-fil des options spirituelles qu’ils projettent sur la passion, les évêques passent sous silence ce que le réalisateur catholique américain montre avec une évidente clarté : le motif historique, simple et avéré de la condamnation de Jésus, attesté par les Evangiles et confirmé par tous les historiens du Ier siècle ; il s’est dit « Fils de Dieu », « Messie ou Christ », « Roi des Juifs », et s’est finalement approprié la prophétie messianique de Daniel : « Désormais vous verrez le Fils de l’homme siégeant à la droite de la Puissance. et venant sur les nuées du ciel » (Mc 14, 62). Les docteurs de la Loi qui connaissaient leurs prophéties les ont clairement entendues dans la bouche de Jésus, et identifiées sur le champ – Caïphe aussitôt s’écrie  : « Il a blasphémé ! », parce qu’il s’est dit Dieu, Messie et Roi.

Quelle est la cause de la mort du Christ ?

Indépendamment des intentions du père Vallin, certainement sincères, ne risque-t-on pas de conforter un « antisémitisme » inconscient et larvé contre les autorités juives de Jérusalem du Ier siècle, si l’on prétend qu’elles ont condamné Jésus sur un malentendu – comme le suggère ouvertement la Note doctrinale supervisée par Mgr Ricard ? Selon un parti pris très net des évêques, la passion du Christ ne doit plus apparaître comme le sacrifice volontaire de sa vie pour la rémission des péchés, mais comme un « dialogue interreligieux qui aurait mal tourné[ii] ».

Il y a plus étrange. Ce qui reste à jamais provocant chez le Christ, c’est justement la Croix, « scandale pour les juifs et folie pour les Grecs », selon Rabbi Saul qui fut le premier scandalisé avant de se convertir. L’extrême violence de la Croix choque car elle manifeste le péché de tous les hommes, dont elle est la conséquence ; elle fait apparaître – au rebours de la nécessité mécanique – le libre emballement mimétique de la foule accusatrice contre l’innocent, sous l’influence de Satan. Non que la Croix minimise les responsabilités de chacun ; elle révèle tout le poids pervers et mensonger du péché, mais rachète simultanément tous ceux qui en accepteront la leçon : « Si nous confessons nos péchés, il est assez fidèle et juste pour remettre nos péchés […] Si nous disons que nous n’avons pas de péché, nous faisons de lui un menteur » (I Jn 1, 9-10).

Les évêques passent entièrement sous silence cette réalité chrétienne qui constitue le Mystère de la passion : la mort du Christ a pour cause principale les péchés de l’humanité : « C’était nos souffrances qu’il portait […] et les péchés des multitudes (Isaïe 53)… » Avec toutes les ressources de son art baroquisant, Mel Gibson montre à l’envi cette vérité essentielle de la foi. Comme l’a évoqué Laurent Dandrieu[iii], le lynchage de la victime sacrificielle et divine par la foule forme le sujet même de son film, qui rend compte d’un phénomène constamment présent dans les Évangiles, depuis les lapidations manquées jusqu’à la passion. Or les évêques, à l’inverse, aplanissant le récit évangélique, reprochent au film « ces deux heures d’horrible lynchage », cette « espèce d’événement erratique, ce déchaînement de violence furieuse, démente, incompréhensible en tout » (n° 4). Sans préjuger de leur bonne intention, ils rendent absurde la Passion, lui ôtant sa clé explicative.

Craignant que d’aucuns ne s’offensent de la mise en image des Évangiles et du processus choquant qui aboutit à la crucifixion, les évêques avancent cette singulière précaution : « les soudards romains ne se trouveront pas d’héritiers dans la France de 2004 », et nul ne prendra ombrage aujourd’hui qu’on les montre jouant le mauvais rôle ; en revanche, mettre en scène intégralement le procès du Christ aujourd’hui reviendrait à imputer aux « héritiers historiques » actuels des judéens, c’est-à-dire au « peuple juif », l’héritage de la mort du Christ : « Comment [le peule juif] ne serait-il pas blessé à la représentation tronquée du choc que Jésus […] a sciemment provoqué au milieu de ses frères […] ? », s’interrogent les évêques.

D’une part, Jésus lui-même était « juif » ainsi que sa mère, et tous les fils d’Abraham peuvent se reconnaîtrent en lui dans leurs épreuves, aussi terribles soient-elle, sans être nullement blessés mais au contraire réconfortés. Tous peuvent trouver consolation en la personne de Simon de Cyrène, de Véronique, de Marie-Madeleine, de Pierre, Jean, ou Dismas (le larron repentant)… « juifs » eux aussi.

D’autre part, on voit poindre dans ce document la thèse dangereuse et réductrice du « peuple déicide » que la tradition catholique a pourtant rejetée et combattue, mais à laquelle les évêques prêtent ici un crédit complaisant. D’après le Catéchisme du Concile de Trente, tous les pécheurs, quelle que soit leur confession, y compris les chrétiens, participent au « déicide »[iv] et sont tenus mystiquement responsables de la mort du Christ. Cette responsabilité surnaturelle de tous les hommes n’apparaît nulle part dans le document de la Conférence épiscopale. Or c’est le point central de la foi catholique concernant la rémission des péchés par le sacrifice du Christ. En l’occultant, les évêques laissent planer un silence écrasant sur notre responsabilité universelle dans le déicide. Ce faisant, ils laissent le champ libre aux imputations personnelles ou collectives de ce crime, que d’aucuns trouveront suspectes, non sans raison.

La foi catholique admet-elle la « nécessité mécanique du péché » ?

L’option doctrinale la plus hasardeuse avancée par nos pasteurs tient à leur définition du péché : une « nécessité mécanique », que seule « la totale liberté [du Christ] va dominer » (n° 5). Une telle conception engage la foi sur une voie pour le moins aventureuse : ne supprime-t-elle pas la responsabilité et le libre arbitre chez celui qui commet le mal ? S’il est soumis à une « nécessité mécanique », c’est que l’homme sans la grâce est contraint de pécher. Il y a du Luther et du Jansénius, mais surtout du Baius dans ce pessimisme qui ruine la liberté humaine, et qui minimise en même temps, voire annule la faute personnelle. La Note doctrinale évoque aussi sur ce point la doctrine du gnostique Marcion : l’amour de Jésus sera plus fort, et la faute n’aura plus d’importance puisque « cet homme-là qui est Dieu a pu nous aimer au-delà de nos péchés. » (n° 5). Et le document de soutenir : « En ce sens, il a “satisfait” », détournant sans y prendre garde l’enseignement du Concile de Trente.

Car de cette définition effroyablement déterministe et fataliste de la faute découle un nouveau sens de la « satisfaction ». Si le péché s’identifie à une mécanique aveugle dont l’homme est la victime involontaire, paradoxalement, nul n’est coupable ni responsable de la mort de Jésus. Comme tout péché, le déicide sera commis par une « logique tueuse » impersonnelle, sans autre enjeu ni motif que la « nécessité » fatale du mal qui s’abat sur le Christ.

La métaphore déterministe et mécanique, étrangement appuyée, se répète compulsivement au long du document : la « logique tueuse du péché » apparaît comme une machine déterministe qui frappe au hasard, un processus fatal auquel personne n’échappe, mais dont nul n’est fautif. Jésus est venu délivrer l’humanité de ce fléau. S’il « a pu nous aimer au-delà de nos péchés », comme dit le texte, et non « malgré nos péchés », cela signifie au sens obvie que l’homme pourrait continuer de pécher sans offenser Dieu ; la miséricorde divine n’en tiendrait plus compte. Surtout, Jésus ne viendrait pas réparer par le prix de ses souffrances volontaires l’offense volontaire faite à Dieu, laquelle a disparu de cette doctrine.

Le pécheur malgré lui ?

On retrouve en filigrane les traits exacts de la pensée de Michel Baius, évidemment modernisée : un pessimisme noir sur la nature humaine, déchue au point de rester soumise à la « nécessité mécanique du péché » ; mais un pessimisme optimisé désormais, à la lumière de Vatican II, par une prédestination universelle et effective de tout homme au salut.

Le mal a-t-il réellement pour principe une cause unique : un mal suprême, un processus, une « logique », une « nécessité mécanique » à laquelle nul pécheur n’échappe et qui le contraint ? Une telle doctrine n’a rien de catholique ; elle fut condamnée par le Concile de Trente[v] en 1547 et fait partie des propositions de Baius condamnées par le pape saint Pie V en 1567. Citons trois d’entre elles :

« Le volontaire n’entre ni dans la notion ni dans la définition du péché, et la question de savoir si tout péché doit être volontaire ne concerne pas sa définition mais sa cause et son origine. »

« Sans le secours de la grâce de Dieu, le libre-arbitre ne peut que pécher ».

« Ce genre de liberté qui exclut la nécessité ne se trouve pas dans les saintes Écritures sous le nom de liberté ; on y trouve seulement le nom de liberté opposée à la servitude du péché[vi] ».  

Saint Augustin, se posant la question de savoir quelle est la cause du péché, répondait dès le IVème siècle qu’il n’a pas d’autre cause que la volonté libre de celui qui le commet, lorsqu’il suit délibérément l’inclination de la concupiscence[vii]. Mais la concupiscence elle-même n’est pas le péché. Tout le contraire de la « nécessité mécanique » de nos évêques. Saint Thomas d’Aquin reprendra la même doctrine : si les passions peuvent évidemment diminuer la culpabilité du pécheur, c’est que « le péché est essentiellement un acte du libre-arbitre arbitre »[viii]. Satan lui-même n’est pas cause du péché des hommes, sinon indirectement, par mode de séduction[ix]. Cette étrange doctrine prônant « la nécessité mécanique » ou la « logique tueuse du péché », devenue l’explication ultime du mal, s’analyse comme une tendance régressive de la foi vers un dualisme gnostique et manichéen qui pousse à l’irresponsabilité. Définir en effet le péché par un processus psychosocial nécessaire et universel dans lequel l’homme tombe sans le vouloir, par hasard ou fatalité, c’est rapporter tout le mal qui advient dans le monde et à travers l’histoire, à un principe mauvais unique : la fatale nécessité.

Le mal aurait-il une cause unique ?

Or, métaphysiquement, explique saint Thomas, « il ne peut y avoir un mal suprême, qui serait le principe de tous les maux  »[x], car un principe mauvais absolu et subsistant, cause unique de tout le mal, se détruirait et s’anéantirait lui-même. Le processus mécanique universel et nécessaire du péché n’existe pas. C’est une billevesée épiscopale de plus, mais qui fait glisser subrepticement la religion chrétienne vers la gnose. Elle installe l’équivoque et oscille entre manichéisme et quiétisme. Car le revers confortable et moderne d’une théorie prônant la nécessité du mal, c’est que le pécheur, sous l’emprise de cet automatisme mauvais, devient pécheur malgré lui, comme à l’insu de son plein gré. Il reste non seulement toujours pardonnable – ce qui est vrai de tout péché, sauf du péché contre l’Esprit – mais irresponsable et excusable – ce qui s’oppose frontalement aux Évangiles et au Magistère universel de l’Église.

Le Christ a-t-il racheté les péchés des hommes au prix de son sang ?

Dans une telle religion à la fois quiétiste et manichéenne où le péché n’a plus de poids, plus de gravité personnelle, puisqu’il résulte d’un mécanisme involontaire, que devient la Passion du Christ ? Quelle en est la finalité ? Non plus un pardon, ni une rédemption au sens propre d’un rachat des péchés – encore moins un sacrifice ; la notion est éliminée. Le document des évêques rejette purement et simplement l’idée que « l’injustice des hommes ne pourrait être compensée, corrigée, guérie, que par la justice de Dieu, mais au prix des souffrances et de la mort du Fils » (n° 5). Inquiets à l’idée d’envisager que les peines dues au péché puissent valoir un tel coût, ils poussent le dogme vers la caricature et refusent que le salut puisse « se négocier au prix du sang ». Acceptant la problématique de Luther sur ce point, ils mettent en contradiction dialectique la justice et la miséricorde divines : « C’est au contraire l’amour de Dieu et sa miséricorde [et non sa justice] qui ont représenté devant nous, pour nous convertir le cœur, la logique tueuse du péché », « logique qui s’en prend à l’Innocent » (n° 5) et que Dieu met simplement sous nos yeux lors de la passion.

Un tel dualisme officiellement professé par les évêques de France, entre nécessité et liberté en l’homme, entre justice et amour en Dieu, est-il recevable ? Que devient le sang du Christ ? Est-il ou non prix de nos fautes ? La doctrine de la rédemption ou de la satisfaction pour les péchés est à leurs yeux trop datée. Le film de Mel Gibson paraît à leur théologien officiel trop marqué par le Concile de Trente, « comme si Dieu, en sa Toute-Puissance, était de toute éternité soumis à une règle souveraine qui l'oblige et le contraigne, lui aussi, le Dieu infiniment libre : l'injustice des hommes ne pourrait être compensée, corrigée, guérie que par la justice de Dieu le Père mais au prix des souffrances et de la mort du Fils » (n° 5).

Les évêques se démarquent ici de l’Écriture comme du Magistère. Ils semblent dérangés par la prophétie du Serviteur souffrant que Mel Gibson cite en exergue de sa grande fresque cinématographique :

«  Il a été transpercé à cause de nos péchés, écrasé à cause de nos crimes. Le châtiment qui nous rend la paix est venu sur lui et c’est grâce à ses plaies que nous sommes guéris » (Isaïe 53, 5).

Ils évacuent l’idée de rachat révélée par l’Epître de saint Pierre :

« Ce n’est par rien de corruptible, argent ou or, que vous avez été rachetés de la vaine conduite héritée de vos pères, mais par un sang précieux, comme d’un agneau sans reproche et sans tache, le Christ » (I P 1, 19).

« Lui qui sur le bois a porté lui-même nos péchés dans son corps afin que, morts à nos péchés, nous vivions pour la justice ; lui dont les meurtrissures vous ont guéris » (I P 2, 24) ;

par la Lettre de saint Paul aux Romains :

« Dieu l’a exposé, instrument de propitiation par son propre sang » (Rom 3, 25) ;

ainsi que l’Epître aux Hébreux :

« Sans effusion de sang, il n’y a point de rémission des péchés »

On pourrait multiplier les passages du Nouveau Testament qui fondent cette doctrine sublime de la rédemption[xi]. Certes, nul ne peut démontrer la nécessité de la Croix : elle est la décision libre et aimante de Dieu. Cependant, si Dieu n’est pas infiniment juste et si l’on affirme que le péché ne doit pas être d’une manière ou d’une autre nécessairement réparé, la passion du Christ ne peut plus apparaître comme l’œuvre de la miséricorde divine envers les pécheurs, pour annuler leur faute et leur peine. L’épiscopat rappelle à juste titre ce mot du Christ : « Ma vie, nul ne la prend, c’est moi qui la donne. » Mais c’est pour ajouter : « Nul n’a pris la vie du Christ, encore moins une espèce de règle abstraite de compensation » (n° 5) ; auraient-ils oublié l’Epître de saint Jean :

« En ceci consiste l’amour : […] C’est lui qui nous a aimés et qui a envoyé son Fils en victime de propitiation pour nos péchés » (I Jn 4, 10) ?

Si cependant la Croix ne répare plus le péché ; si le péché est un mécanisme aveugle dont Jésus vient nous libérer sans que son sang versé n’y apporte aucun prix, la passion, ainsi revue par les évêques, devient un geste “d’amour pur”, suicidaire et fanatique. Ils font de la souffrance des hommes et de la Croix une totale injustice – il n’y a rien à réparer – et une absurdité. Voilà pourquoi, sans doute, ils ne voudraient plus la montrer dans sa violence réelle et son essence sacrificielle.

Satan intervient-il dans le mystère de la Passion ?

L’Église-qui-est-en-France accuse encore le cinéaste Mel Gibson d’avoir mis en scène trop ouvertement Satan, l’Accusateur[xii] vaincu à l’heure même où il paraissait vainqueur. Dans un souci d’irénisme, le secrétaire théologien soutient que théâtraliser le diable à l’arrière plan du drame éloigne du « sens de la passion ». Par cette évocation « exagérée », le film céderait aux « diableries » et suivrait les « codes actuels » de la mode « gothique » (n° 3) – mouvement marginal exaltant la violence et le satanisme ! Les évêques voudrait-ils minimiser le duel constitutif des récits évangéliques, entre Jésus et Satan ? Exigeraient-ils qu’on efface certaines paroles de l’Évangile, qui les aideraient au contraire à comprendre le scandale, au lieu d’être choqués ? « Vous accomplissez les désirs du diable » dit le Christ à ses futurs meurtriers ; « Vous avez le diable pour père » ; « J’ai vu Satan tomber du ciel comme l’éclair » ; « À partir de ce moment, Satan entra en lui », « Satan va vous passer au crible », etc.  Demanderaient-ils qu’on évacue l’acteur principal de la violence et du mensonge, que Mel Gibson après Jésus-Christ démasque ouvertement ?

La violence mêlée au sacré fait peur aux évêques autant que le diable. Cependant, ou bien le Christ « n’ayant plus ni beauté, ni éclat, ni apparence humaine » (Isaïe 53, 2) a réellement enduré la torture extrême et la violence brutale, en sa chair, sur la Croix, et il peut être permis aux artistes de montrer à l’écran ce que les témoins ont vu de leurs yeux et raconté au prix de leur vie – l’histoire de l’art témoigne que l’Église l’a toujours admis ; ou bien il n’a pas réellement souffert et l’on prêche alors, à la suite du gnostique Marcion, un Christ « digne », impassible, surhumain… Il faut choisir.

Satan, quant à lui, est révélé par les Évangiles comme l’adversaire désigné du Christ tout au long de sa vie publique. La passion marque le dénouement ultime de ce duel surnaturel : « Maintenant, le Prince de ce monde va être jeté dehors » (Jn 12, 31); Jésus annonce sa lutte et sa victoire : « Il vient, le Prince de ce monde ; contre moi il ne peut rien » (Jn 14, 30). Il avertit ses apôtres de leur abandon : « Simon, Simon, voici que Satan vous réclame pour vous passer au crible, comme le froment » (Luc 31, 34).

Mel Gibson a su dépeindre cette lutte titanesque du Christ contre le Prince des ténèbres, tout au long du film, avec un génie inégalé qui fait songer à Dali – depuis la tentation de l’agonie, suggérée par les Évangiles, jusqu’à la défaite finale où les enfers désertés par les justes sont montrés vus du Ciel, vides – référence claire au Credo : « Il est descendu aux enfers ». Dans un cri de folie, Satan découvre que ce qu’il croyait être sa victoire consomme en réalité sa défaite définitive. Dante avait représenté Satan aux enfers cloué à la Croix ; Gibson projette à son tour à l’écran le triomphe du Christ. C’est l’exacte vision de saint Paul : le Christ « a effacé […] l’accusation qui se retournait contre nous ; il l’a fait disparaître, il l’a clouée à la Croix, il a dépouillé les Principautés et les Puissances, il les a données en spectacle à la face du monde, en les traînant dans son cortège triomphal » (Col 2, 14-15).

Il est vertigineux de méditer ce spectacle du triomphe de la Croix, de la gloire de Jésus crucifié dans l’apparence d’une défaite totale ; mais il est plus vertigineux encore de songer à l’occultation totale de ce mystère par la nouvelle théosophie doucereuse des évêques, qui ont simplement remplacé Satan par la « nécessité mécanique » du mal. Mais si la Croix n’est plus un combat du Christ contre le Malin, ni un témoignage de la Vérité contre le « père du mensonge », ou de l’Amour qui pardonne contre « l’homicide » qui accuse, comment pourrait-elle être une victoire ? Laissant entendre que le Christ n’a plus d’ennemi à vaincre – Satan – les évêques vident la Croix de sa gloire et en font une deuxième absurdité.

La Résurrection est-elle un « événement solitaire  antérieur à la logique de témoignage des apparitions » ?

Tout n’est pas encore dit. La plus sévère critique de l’épiscopat français contre le film de Gibson, mis en cause dans son « parti pris d’isoler la Passion de la prédication de Jésus, d’un premier côté, et des récits sur le ressuscité, d’un autre côté » (n° 4), s’applique aussi bien au chemin de Croix traditionnel, dévotion pourtant pleinement catholique. Que dire de la Piéta de Michel-Ange et de centaines de chefs-d’œuvre d’art sacré ? Si l’on suit le cheminement de nos bons évêques, les stigmates de saint François d’Assise ou du saint Padre Pio, survenues alors qu’ils méditaient la passion et non la résurrection, ne feraient qu’exacerber, chez des sujets avides de frissons et d’obsessions, le complexe de culpabilité, l’angoisse morbide du mal et « les catégories ambiantes du système paradoxal de la structuration névrotique de la corrélation sado-masochiste » (sic ! n° 4).

Or, sans ciller, nos prélats contestent aussitôt la représentation que le film offre de la résurrection ! Elle est « ici montrée, disent-ils, contre l'esprit des Evangiles, comme un événement en solitaire et perceptible de soi, antérieur à la logique de rencontre et de témoignage des apparitions » (n° 4). La « résurrection » du Jésus des évêques n’est pas un fait réel, antérieur aux apparitions du Ressuscité. Elle perd son statut d’événement historique, survenu dans l’existence terrestre de Jésus à date et heure fixées, comme l’exprime si simplement notre Credo : « le troisième jour, il est ressuscité des morts ». Les anges n’y ont pas assisté. Elle n’existe que dans une « logique » parallèle, dans le regard et dans « la mystérieuse liaison d’amour » ( n° 4 !) des témoins. On songe évidemment à la Madeleine de Martin Scorcèse… On pense surtout aux théories datées et proches de l’hérésie du jésuite Léon-Dufour, dissociant le fait objectif – le tombeau vide – de la résurrection qui n’existerait que dans la foi subjective des premiers chrétiens…

Le pape saint Pie X avait bien cerné au début du XXème siècle cette hérésie pernicieuse pour la foi, qui disjoint le Jésus de l’histoire du Jésus de la foi : « De là, fort courante chez les modernistes, la distinction entre le Christ de l’histoire et le Christ de la foi […] ; ils dénient au Christ de l’histoire réelle la divinité, comme à ses actes tout caractère divin[xiii]. » Ainsi l’acte de la résurrection,  n’appartiendrait plus à l’histoire. Cette résurgence du fidéisme est l’une des facettes du kaléidoscope moderniste dont joue habilement ici le père Vallin.

Oui ou non, la résurrection est-elle, en tant qu’objet du Credo, un fait historique objectif, antérieur aux apparitions  post-pascales ? On trouve chez Bérulle une réponse traditionnelle en parfaite consonance avec la Somme de saint Thomas ( III Q49 a 3) :

« Je voudrais qu’un de ses anges qui a servi à annoncer aux saintes Dames qui avaient été fidèles et adhérentes à Jésus-Christ souffrant, le voulût annoncer à vous autres. Il le ferait dignement et raisonnablement, ayant été spectateur de Jésus-Christ ressuscitant, ce qui n’a jamais été concédé à aucun homme mortel. C’est un mystère d’immortalité et de gloire ; et aussi n’a-t-il été vu que des anges et des âmes des saints pères, des âmes immortelles et douées de gloire[xiv]. »

Ce que les évêques semblent ignorer, c’est la teneur du mystère de la résurrection, ou plutôt, selon le vocabulaire de saint Thomas, le mystère du « corps ressuscitant  »[xv], uni à la divinité du Fils, qui désigne un événement à la fois surnaturel et historique, cause réelle de notre justification par-delà les espaces et les temps.

Conclusion : Une étrange « logique de la Passion »

Un grand nombre de saints ont recommandé de méditer chaque jour ce mystère douloureux des souffrances du Christ, ne serait-ce que par le chapelet. Il ne s’agit pas pour autant de sombrer dans le dolorisme. Mais selon saint Thomas, « pour que quelqu’un soit délivré des peines [dues à ses péchés], il faut qu’il soit rendu participant de la Passion du Christ, ce qui se réalise […] premièrement par le sacrement de la Passion, le baptême. […Deuxièmement] par une réelle conformité à elle, c’est-à-dire quand nous souffrons avec le Christ souffrant : cela se réalise par la pénitence[xvi]. »

Pour l’épiscopat, la violence de la Croix ne devrait pas être représentée ou filmée sous son aspect réel et scandaleux. On devrait à peine en parler à mots couverts, un jour par an, le Vendredi saint. Le sens chrétien de la Passion se limiterait désormais à ceci : manifester « l'amour porté à sa perfection dans le don de soi consenti » (n° 6). La mort du Christ n’est pas causée par les péchés des hommes. La Croix n’a plus qu’une portée morale, invitant à « l’amour » et au « don ». En quoi cet amour crucifié ferait-il scandale, comme l’affirme saint Paul ? Les évêques sont incapables de le dire. Car ils ont éliminé de leur théologie officielle, au sujet du péché que chacun commet, l’injustice de la faute, la peine encourue et l’offense volontaire envers Dieu, que Jésus répare et rachète par les mérites de sa souffrance extrême, librement endurée pour l’obéissance et l’amour du Père. 

Le Jésus des évêques résulte d’une image de synthèse obtenue par la conjonction d’effets spéciaux, empruntés au gnostique Marcion (Christ impassible, rupture avec l’idée de justice divine jugée trop liée à l’Ancien Testament et absorption du péché dans l’amour), à l’hérétique Baius (le péché ne fait pas intervenir le libre-arbitre Il a pour cousin germain le Jésus moderniste dissocié de l’histoire et dont la résurrection n’est pas réellement un événement solitaire. Or un tel “Jésus” fut précisément condamné au XXème siècle au titre d’hérésie par le pape saint Pie X.

La religion épiscopale projette malheureusement sur la passion une image gnosticisante. Elle tend à faire écran au Jésus du Credo catholique, lequel est né, a souffert, est mort, a été enseveli, est réellement ressuscité le troisième jour… Autant de faits historiques, autant de mystères qui continuent de rayonner et d’agir aujourd’hui sur les pécheurs qui croient à la vertu du précieux sang du Christ et, par la grâce de sa grande miséricorde, se convertissent.


[i] Site www.cef.fr - Les numéros entre parenthèses renvoient aux paragraphes de la Note doctrinale.

[ii] Ansgar Santogrossi, O.S.B. et John Cihak, S.T.L., Remarques sur la « note doctrinale » du père Philippe Vallin, c.o., relative à La Passion du Christ de Mel Gibson, éd. Pro Passio, 22 rue Didot, 75014 Paris, p. 3. Ce bref commentaire théologique, dû aux bénédictins américains d’Oregon, est en tous points remarquable et complète exactement notre étude.

[iii] Laurent Dandrieu, « Quand le Christ reste un objet de scandale », dossier « Le chemin de foi de Mel Gibson », Valeurs actuelles, 26 mars 2004, p. 63.

[iv] « Et lorsque nous le renions par nos actes, nous portons en quelque sorte sur Lui nos mains déicides…», Catéchisme du Concile de Trente, ibid..

[v] Concile de Trente, année 1547, sess. VI, Decr. De justificatione, Denzinger 1555s.

[vi] Pie V, année 1567, Propositiones Michælis Baii, n°49 ; 27 et 41,  Denzinger 1967. Citons aussi la prop. condamnée n° 67 : « L’homme pèche et même se damne, lorsqu’il agit sous la nécessité ».

[vii] St Augustin, Traité Du Libre arbitre, L. I, ch. 11, circ. Princ. ; voir L. 3, ch. 17, 18.

[viii] St Thomas d’Aquin, Somme théologique, I-II Q77 a6 ; voir Q78 a1-4.

[ix] St Thomas d’Aquin, Somme théologique, I-II Q80 a1 : « Le diable est-il directement cause du péché ? »

[x] St Thomas d’Aquin, Somme Contre les Gentils, L. III, ch. 15, « Il n’y a pas de mal suprême » ; voir L. II, ch. 41, etc.

[xi] Voir encore Act 20, 28 ; Eph 1, 7 ; Col 1, 20 ; Apoc 5, 9 ; etc.

[xii] C’est le sens du mot Satan en langue hébraïque ; voir Apocalypse 20.

[xiii] Saint Pie X, Encyclique Pascendi Dominici gregis, sur les doctrines modernistes, du 8 septembre 1907, Denzinger 3495s.

[xiv] Cal Pierre de Bérulle, « De la résurrection », « Œuvres de piété » n°98, Œuvres complètes, t. 3, Cerf, 1995, p. 281.

[xv] Saint Thomas d’Aquin, Somme théologique III Q56 a 2 ad 2 : « L’efficience de la résurrection du Christ parvient aux âmes non pas par la vertu propre du corps ressuscitant, mais par la vertu de la divinité à laquelle il est personnellement uni. » Voir notre article « la messe et le mystère pascal », Certitudes n°6.

[xvi] Saint Thomas, Sentences, III D19 Q1 a3 sol. 2.