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La critique des Evangiles? Mais c’est de la philosophie...

Jean-Michel Hardy

Nouvelle revue CERTITUDES - juillet-août-septembre 2003 - n°15

On entend souvent dire : « Le texte des Évangiles n’est plus accessible à l’homme d’aujourd’hui. Nous ne savons rien du Jésus de l’histoire, parce qu’il est impossible de s’en tenir au récit sacré. Il faut recevoir ce que nous disent les évangélistes à travers les catégories de la modernité ». Ce que l’on n’a pas assez aperçu, c’est que cette critique radicale des Évangiles n’est pas le résultat de quelque nouvelle découverte historique. Elle provient tout entière de préjugés philosophiques...

Il faut reconnaître que les différentes déconstructions du texte évangélique auxquelles il nous est donné d’assister renvoient à plusieurs précompréhensions systématiques qui sont d’origine philosophique. Au lieu de se rendre libres de leurs préjugés pour lire le texte évangélique, en le prenant tel qu’il est, les exégètes achoppent souvent sur des présupposés spéculatifs qui obscurcissent leur regard.

Le premier problème qu’ils se sont posé, il y a un peu plus de trois siècles, c’est celui de la possibilité ontologique – ou si vous voulez de la faisabilité – d’une Révélation de Dieu aux hommes. Depuis Spinoza, la philosophie a déclaré la guerre aux religions révélées, en niant a priori la possibilité de cette révélation. Pour ce continuateur ultra-rationaliste de Descartes, Dieu est une abstraction universelle et nécessaire. Il est inconcevable qu’il puisse s’inscrire dans le temps humain, à travers miracles ou prophéties, comme s’il pouvait agir contrairement aux lois qu’Il avait lui-même posées ou se compromettre avec les aléas de la temporalité... Quant à l’idée d’un Dieu fait homme, selon Spinoza, elle est simplement contradictoire. Son Taité théologico-politique est une critique fondamentale de toute forme de révélation – en particulier la judaïque. Le philosophe préfère se recommander d’un protestantisme libéral, antitrinitaire, qui fait florès en Hollande à la fin du XVIIème siècle. Il reconnaît dans le Christ « la bouche de Dieu », il voit dans l’Évangile un message spirituel capable d’opérer le salut des ignorants, en leur enseignant une morale. Mais il ne reconnaît ni dogmes ni miracles. Le surnaturel, selon lui, non seulement n’existe pas, mais représente une contradiction dans les termes.

On peut dire, sans forcer le trait, que toute la critique du christianisme, orchestrée au siècle des Lumières, trouve sa source dans la brûlante mise en question de Spinoza. Bien sûr, Voltaire est davantage un lecteur de Mabillon ou de Richard Simon que de Spinoza. Mais, au-delà de l’histoire érudite et du travail précis des premiers dénicheurs de saints, c’est Spinoza qui met le feu à la maison. 

Au XIXème siècle, c’est toujours le rationalisme philosophique qui inspire la critique biblique. Kant et Hegel ont, chacun à leur manière, lancé une religion de la conscience, enfermant le sujet humain dans les limites de la raison ou de l’histoire. Hegel, dans sa jeunesse, écrit une Vie de Jésus, alors qu’il poursuit des études à la faculté de Tübingen pour devenir pasteur. Il apparaît clairement dans cette œuvre simplement ébauchée, que les mises en cause du jeune Hegel ne proviennent pas du travail des historiens. Elles s’enracinent dans les convictions néognostiques du jeune étudiant. Un exemple : « Ne soyez pas consternés parce que je serai séparé de vous, dit le Jésus hégélien à ses disciples. Respectez l’esprit qui habite en vous, apprenez par lui à connaître la volonté de la Divinité. C’est par lui que vous devez vous considérer comme apparentés avec elle, comme étant de la même race. C’est lui seulement qui vous ouvrira le chemin conduisant à la Divinité et à la vérité. Écoutez sa voix inaltérée. De même nos personnes sont différentes et séparées il est vrai, mais notre essence est une. Et nous ne sommes pas loin les uns des autres » (éd. DD Rosca p. 139)... Voilà, une fois pour toutes le Jésus romantique, que de prétendus historien, comme D H Strauss s’efforceront toujours de “retrouver” (ou plutôt d’inventer) sous la lettre de l’Évangile. En fait, c’est un Jésus gnostique – un de plus.

Mais, par-delà la floraison de l’idéalisme allemand, c’est la grande ombre de Spinoza qui plane sur le travail d’Ernest Renan. Sa Vie de Jésus est le best-seller du XIXème siècle. Elle est construite non sur les fantasmes gnostiques qui animaient le jeune Hegel mais sur l’idée que le surnaturel ne peut pas exister : « Nous refusons le surnaturel pour la même raison qui nous fait repousser l’existence des centaures et des hippogriffes : cette raison, c’est qu’on n’en a jamais vu » déclare l’ancien séminariste d’Issy les Moulineaux dans la préface qu’il a donnée à la XIIIème édition de sa Vie de Jésus. On ne peut pas faire plus péremptoire. L’année où Renan écrit cela, la Vierge apparaît à Lourdes à une petite bergère, Bernadette Soubirous. Mais cela n’intéresse pas le professeur au Collège de France : sa religion est faite sur le sujet et il la doit à Spinoza, ainsi qu’il le reconnaît dans un texte tardif, repris dans ses Nouvelles études d’histoire religieuse : « Spinoza entrevoyait avec une sagacité merveilleuse les plus belles oeuvres de l’exégèse critique, qui devait, cent vingt-cinq ans plus tard, donner l’intelligence véritable des plus belles œuvres du génie hébreu ». Quel est le principe qui met en mouvement toute la critique de Spinoza ? « Dieu est la conscience absolue, la pensée universelle. L’idéal existe, il est même la vraie existence ; le reste n’est qu’apparences vaines ». L’idéal seul existe vraiment, au-delà de toutes les manifestations phénoménales. Ce postulat contredit radicalement l’idée même d’une révélation possible, car toute révélation s’effectue justement dans cet ordre contingent des faits humains auquel Spinoza dénie toute originalité et toute authenticité a priori...

Après Renan, les monstres sacrés de l’exégèse moderne doivent leur position fondamentale à une précompréhension philosophique

On pourrait parler de bien d’autres critiques des Évangiles, en particulier en France et refaire la même démonstration : l’origine de leur démarche est purement philosophique et non historique. L’abbé Loisy, Charles Gagnebert, Paul Louis Couchoud (auteur, ce n’est pas un hasard, d’une vie de Spinoza) , chacun à sa manière, ces monstres sacrés de l’exégèse moderne doivent leur position fondamentale à leur précompréhension philosophique du monde et du mystère de l’homme.

Je voudrais dire quelques mots du plus célèbre exégète du XXème siècle : Rudolf Bultmann. Sa tentative pour démythologiser les Ecritures est entièrement philosophique au point de départ. Sa distinction célèbre entre le Was et le Dass renvoie à l’existentialisme heideggerien : à travers cette distinction, Bultmann relativise tout contenu historique ou doctrinal et se focalise sur l’existentiel pur ; il autorise ainsi la critique biblique à s’emparer de toutes les questions fondamentales et à leur donner sens, au nom de la démythologisation. 

Tout message, selon lui, porte l’empreinte des croyances cosmologiques de l’époque ou du milieu dans lequel il a été proféré. Il faut mettre entre parenthèses les formes du message chrétien et ne conserver que le fait (le Dass), le kérygme de la Révélation. En bon luthérien du reste, Bultmann finit par concevoir que ce fait brut originaire, c’est la foi subjective du croyant, quels que soient les objets sur lesquels elle porte. Résultat ? Au nom de ces magnifiques principes philosophiques, il va distinguant l’événement et sa réinterprétation objective par mode de représentations. Chaque époque porte les siennes, chaque situation historique engendre son langage propre et ses propres concepts : l’existential heideggérien n’est pas loin de la pensée de Bultmann. Au fond, selon le grand exégète allemand, il est impossible de donner un contenu à la foi chrétienne aujourd’hui, parce que ce contenu serait irrémédiablement compromis par les images dont il se sert, par les thèmes toujours datés qu’il utilise. Seul le kérygme, seule la proclamation originaire de la foi demeure.Et encore... De même que pour Bultmann, l’immortalité de l’âme est une représentation marquée par la philosophie grecque et qu’une interprétation correcte doit écarter de l’Evangile, de même sans doute, cette pièce maîtresse du kérygme qu’est la Résurrection se révèlera sans doute, au regard aigu du “démythiseur”, comme une image, aujourd’hui obsolète. 

Un émule catholique de Bultmann

Le jésuite Xavier Léon-Dufour, en bon disciple de son maître, nous a joué un moment cette musique. Notons tout de même que dans ses dernières oeuvres, en particulier son magnifique Commentaire de l’Evangile de saint Jean (publié aux éditions du Seuil en quatre volumes), il revient à des méthodes souvent plus traditionnelles. Mais qui dira les dégâts de cette exégèse bultmannienne en milieu catholique ?Il suffit de citer le livre où W.Kasper (aujourd’hui cardinal) prétend que Jésus n’a jamais dit lui-même qu’il était le Messie. La manie de l’interprétation est dangereuse : elle conduit à éliminer toutes les représentations déclarées culturellement obsolètes (par exemple l’immortalité de l’âme) ou, à l’inverse, à transformer la réalité du Christ en une parabole (la messianité de Jésus, par exemple, devient une représentation des premiers chrétiens). 

Que restera-t-il après cette gigantesque épuration philosophique que l’on nomme démythologisation ? La vérité à laquelle Bultmann s’accrochera jusqu’au bout, c’est que toute vérité est temporelle et demande à être reformulée à chaque époque selon des catégories différentes. Il restera donc le pur acte de la foi, la foi sans contenu, la “foi confiance”, chère à Luther, une foi qui ne sait plus en qui elle croit, mais qui persiste à croire...

Quel livre résisterait à une déconstruction aussi absolue ? Quel livre sortirait ainsi, frais et disponible pour le lecteur ? l’Évangile seul... dans l’évidence solaire de la Tradition qui le porte jusqu’à nous.