Il
faut reconnaître que les différentes déconstructions du texte évangélique
auxquelles il nous est donné d’assister renvoient à plusieurs précompréhensions
systématiques qui sont d’origine philosophique. Au lieu de se rendre
libres de leurs préjugés pour lire le texte évangélique, en le
prenant tel qu’il est, les exégètes achoppent souvent sur des présupposés
spéculatifs qui obscurcissent leur regard.
Le
premier problème qu’ils se sont posé, il y a un peu plus de trois siècles,
c’est celui de la possibilité ontologique – ou si vous voulez de la
faisabilité – d’une Révélation de Dieu aux hommes. Depuis
Spinoza, la philosophie a déclaré la guerre aux religions révélées,
en niant a priori la possibilité de cette révélation. Pour ce
continuateur ultra-rationaliste de Descartes, Dieu est une abstraction
universelle et nécessaire. Il est inconcevable qu’il puisse
s’inscrire dans le temps humain, à travers miracles ou prophéties,
comme s’il pouvait agir contrairement aux lois qu’Il avait lui-même
posées ou se compromettre avec les aléas de la temporalité... Quant
à l’idée d’un Dieu fait homme, selon Spinoza, elle est simplement
contradictoire. Son Taité théologico-politique est une critique
fondamentale de toute forme de révélation – en particulier la judaïque.
Le philosophe préfère se recommander d’un protestantisme libéral,
antitrinitaire, qui fait florès en Hollande à la fin du XVIIème siècle.
Il reconnaît dans le Christ « la bouche de Dieu », il voit dans l’Évangile
un message spirituel capable d’opérer le salut des ignorants, en leur
enseignant une morale. Mais il ne reconnaît ni dogmes ni miracles. Le
surnaturel, selon lui, non seulement n’existe pas, mais représente
une contradiction dans les termes.
On
peut dire, sans forcer le trait, que toute la critique du christianisme,
orchestrée au siècle des Lumières, trouve sa source dans la brûlante
mise en question de Spinoza. Bien sûr, Voltaire est davantage un
lecteur de Mabillon ou de Richard Simon que de Spinoza. Mais, au-delà
de l’histoire érudite et du travail précis des premiers dénicheurs
de saints, c’est Spinoza qui met le feu à la maison.
Au
XIXème siècle, c’est toujours le rationalisme philosophique qui
inspire la critique biblique. Kant et Hegel ont, chacun à leur manière,
lancé une religion de la conscience, enfermant le sujet humain dans les
limites de la raison ou de l’histoire. Hegel, dans sa jeunesse, écrit
une Vie de Jésus, alors qu’il poursuit
des études à la faculté de Tübingen pour devenir pasteur. Il apparaît
clairement dans cette œuvre simplement ébauchée, que les mises en
cause du jeune Hegel ne proviennent pas du travail des historiens. Elles
s’enracinent dans les convictions néognostiques du jeune étudiant.
Un exemple : « Ne soyez pas consternés parce que je serai séparé de
vous, dit le Jésus hégélien à ses disciples. Respectez l’esprit
qui habite en vous, apprenez par lui à connaître la volonté de la
Divinité. C’est par lui que vous devez vous considérer comme
apparentés avec elle, comme étant de la même race. C’est lui
seulement qui vous ouvrira le chemin conduisant à la Divinité et à la
vérité. Écoutez sa voix inaltérée. De même nos personnes sont différentes
et séparées il est vrai, mais notre essence est une. Et nous ne sommes
pas loin les uns des autres » (éd. DD Rosca p. 139)... Voilà, une
fois pour toutes le Jésus romantique, que de prétendus historien,
comme D H Strauss s’efforceront toujours de “retrouver” (ou plutôt
d’inventer) sous la lettre de l’Évangile. En fait, c’est un Jésus
gnostique – un de plus.
Mais,
par-delà la floraison de l’idéalisme allemand, c’est la grande
ombre de Spinoza qui plane sur le travail d’Ernest Renan. Sa Vie
de Jésus est le best-seller du XIXème siècle. Elle est construite
non sur les fantasmes gnostiques qui animaient le jeune Hegel mais sur
l’idée que le surnaturel ne peut pas exister : « Nous refusons le
surnaturel pour la même raison qui nous fait repousser l’existence
des centaures et des hippogriffes : cette raison, c’est qu’on n’en
a jamais vu » déclare l’ancien séminariste d’Issy les Moulineaux
dans la préface qu’il a donnée à la XIIIème édition de sa Vie
de Jésus. On ne peut pas faire plus péremptoire. L’année où
Renan écrit cela, la Vierge apparaît à Lourdes à une petite bergère,
Bernadette Soubirous. Mais cela n’intéresse pas le professeur au Collège
de France : sa religion est faite sur le sujet et il la doit à Spinoza,
ainsi qu’il le reconnaît dans un texte tardif, repris dans ses Nouvelles
études d’histoire religieuse : « Spinoza entrevoyait avec une
sagacité merveilleuse les plus belles oeuvres de l’exégèse
critique, qui devait, cent vingt-cinq ans plus tard, donner
l’intelligence véritable des plus belles œuvres du génie hébreu ».
Quel est le principe qui met en mouvement toute la critique de Spinoza ?
« Dieu est la conscience absolue, la pensée universelle. L’idéal
existe, il est même la vraie existence ; le reste n’est
qu’apparences vaines ». L’idéal seul existe vraiment, au-delà de
toutes les manifestations phénoménales. Ce postulat contredit
radicalement l’idée même d’une révélation possible, car toute révélation
s’effectue justement dans cet ordre contingent des faits humains
auquel Spinoza dénie toute originalité et toute authenticité a
priori...
Après
Renan, les monstres sacrés de l’exégèse moderne doivent leur
position fondamentale à une précompréhension philosophique
On
pourrait parler de bien d’autres critiques des Évangiles, en
particulier en France et refaire la même démonstration : l’origine
de leur démarche est purement philosophique et non historique. L’abbé
Loisy, Charles Gagnebert, Paul Louis Couchoud (auteur, ce n’est pas un
hasard, d’une vie de Spinoza) , chacun à sa manière, ces monstres
sacrés de l’exégèse moderne doivent leur position fondamentale à
leur précompréhension philosophique du monde et du mystère de
l’homme.
Je
voudrais dire quelques mots du plus célèbre exégète du XXème siècle
: Rudolf Bultmann. Sa tentative pour démythologiser les Ecritures est
entièrement philosophique au point de départ. Sa distinction célèbre
entre le Was et le Dass
renvoie à l’existentialisme heideggerien : à travers cette
distinction, Bultmann relativise tout contenu historique ou doctrinal et
se focalise sur l’existentiel pur ; il autorise ainsi la critique
biblique à s’emparer de toutes les questions fondamentales et à leur
donner sens, au nom de la démythologisation.
Tout
message, selon lui, porte l’empreinte des croyances cosmologiques de
l’époque ou du milieu dans lequel il a été proféré. Il faut
mettre entre parenthèses les formes du message chrétien et ne
conserver que le fait (le Dass), le kérygme
de la Révélation. En bon luthérien du reste, Bultmann finit par
concevoir que ce fait brut originaire, c’est la foi subjective du
croyant, quels que soient les objets sur lesquels elle porte. Résultat
? Au nom de ces magnifiques principes philosophiques, il va distinguant
l’événement et sa réinterprétation objective par mode de représentations.
Chaque époque porte les siennes, chaque situation historique engendre
son langage propre et ses propres concepts : l’existential heideggérien
n’est pas loin de la pensée de Bultmann. Au fond, selon le grand exégète
allemand, il est impossible de donner un contenu à la foi chrétienne
aujourd’hui, parce que ce contenu serait irrémédiablement compromis
par les images dont il se sert, par les thèmes toujours datés qu’il
utilise. Seul le kérygme, seule la
proclamation originaire de la foi demeure.Et encore... De même que pour
Bultmann, l’immortalité de l’âme est une représentation marquée
par la philosophie grecque et qu’une interprétation correcte doit écarter
de l’Evangile, de même sans doute, cette pièce maîtresse du kérygme
qu’est la Résurrection se révèlera sans doute, au regard aigu du
“démythiseur”, comme une image, aujourd’hui obsolète.
Un
émule catholique de Bultmann
Le
jésuite Xavier Léon-Dufour, en bon disciple de son maître, nous a joué
un moment cette musique. Notons tout de même que dans ses dernières
oeuvres, en particulier son magnifique Commentaire
de l’Evangile de saint Jean (publié
aux éditions du Seuil en quatre volumes), il revient à des méthodes
souvent plus traditionnelles. Mais qui dira les dégâts de cette exégèse
bultmannienne en milieu catholique ?Il suffit de citer le livre où
W.Kasper (aujourd’hui cardinal) prétend que Jésus n’a jamais dit
lui-même qu’il était le Messie. La manie de l’interprétation est
dangereuse : elle conduit à éliminer toutes les représentations déclarées
culturellement obsolètes (par exemple l’immortalité de l’âme) ou,
à l’inverse, à transformer la réalité du Christ en une parabole
(la messianité de Jésus, par exemple, devient une représentation des
premiers chrétiens).
Que
restera-t-il après cette gigantesque épuration philosophique que
l’on nomme démythologisation ? La vérité à laquelle Bultmann
s’accrochera jusqu’au bout, c’est que toute vérité est
temporelle et demande à être reformulée à chaque époque selon des
catégories différentes. Il restera donc le pur acte de la foi, la foi
sans contenu, la “foi confiance”, chère à Luther, une foi qui ne
sait plus en qui elle croit, mais qui persiste à croire...
Quel
livre résisterait à une déconstruction aussi absolue ? Quel livre
sortirait ainsi, frais et disponible pour le lecteur ? l’Évangile
seul... dans l’évidence solaire de la Tradition qui le porte jusqu’à
nous.
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