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Vers un christianisme sans Croix

Abbé G. de Tanoüarn

Nouvelle revue CERTITUDES - juillet-août-septembre 2003 - n°15

Le film de Mel Gibson a servi de révélateur au profond malaise qui s’est emparé des catholiques de France. On sent bien désormais que ceux qui ont condamné formellement ce film ont aussi condamné souvent la Passion du Christ elle-même. Oh ! Certes, il s’est trouvé des fidèles chrétiens qui n’ont pas apprécié cette vision crue des souffrances du Christ que nous offre le producteur américain. Mais, pour la plupart des détracteurs du film, ce qui faisait question ce n’était pas tant le film, que la Passion du Christ elle-même. Parmi les plus hostiles à Mel Gibson, on trouve des chrétiens ! Preuve qu’au sein même de l’Eglise s’affirme un nouveau christianisme, un christianisme sans Croix.

Ce texte reprend substantiellement la communication parisienne que j’ai faite lors de la soirée de présentation du film à la Mutualité le 22 mars 2004.

La Passion du Christ de Mel Gibson est l’occasion d’un étonnant et rare déchaînement des passions théologiques. Parce que le sort de l’Eglise nous importe plus que tout, parce que nous sommes les fils de l’Eglise, nous voudrions sonder ce déchaînement des passions, nous allons montrer comment, à travers les réticences et les silences, à travers les critiques plus ou moins acides et le mépris plus ou moins affiché de bien des dignitaires ecclésiastiques, il est possible de discerner un nouveau christianisme, soi-disant plus adapté aux mentalités contemporaines, qui se présente ouvertement comme un christianisme sans Croix et qui se révèle finalement comme un christianisme sans Christ.

Voilà un film extraordinaire, qui nous montre la Passion de Jésus-Christ. « C’est comme c’était » aurait dit le pape Jean Paul II. Mel Gibson ne fait pas le catéchisme ! Il n’interprète ce qu’il nous montre qu’à travers d’autres images tirées elles-mêmes de la vie du Christ, il nous donne à voir l’Evangile tout simplement, l’Evangile tel qu’en lui-même, jusqu’au bout. Et cela suffit pour provoquer des réactions négatives, en particulier chez les catholiques. Et surtout chez leurs évêques... Ou dans la presse dite confessionnelle.

Il est vrai que la Croix de nos jours ne se montre plus. Les crucifix dans les églises sont de plus en plus nus ou stylisés. On ne doit pas regarder les souffrances du Crucifié. On nous en parle de moins en moins du reste. On en oublie le sens. Voilà ce qui gêne tant nos évêques : ils veulent bien répercuter le message d’amour du Christ ; ils se délectent à l’avance de faire des rapprochements entre la tolérance qui est le Credo nouveau de notre société laïque et la charité du Christ. Ils résument l’Evangile à ce message soft dont, en 1687, Aubert de Versé, pasteur de la “religion prétendue réformée” et champion d’un protestantisme libéral particulièrement précoce, disait déjà que c’était le seul point commun imaginable entre tous les chrétiens.

Vous croyez peut-être que je parle en l’air, que nos évêques n’ont jamais dit cela, que la religion des temps nouveaux (vous savez : cette religion de l’Homme qui finit par faire un peu défraîchie, à force d’avoir été la dernière mode), ils n’y adhèrent que du bout des lèvres et parce qu’ils ont une stratégie missionnaire. Allons donc ! Missionnaires, nos évêques ? Cela se saurait... Mais pour ceux qui doutent, parce qu’ils n’ont pas le temps de lire l’excellente chronique de la débâcle épiscopale, que publie chaque mois M. l’abbé Schaeffer, dans notre lettre mensuelle Pacte, il faut donner des noms, citer des faits. Rien de plus facile malheureusement.

Au cours d’une conférence que je donnai à Montpellier, voici quelques semaines, l’un des assistants m’a transmis une drôle de formule, typique du florilège que l’on peut constituer si l’on s’en donne seulement la peine. Je n’osais y croire sur le coup et lui réclamai les références. Quelques jours plus tard, j’ai reçu une photocopie du Midi libre, le quotidien local, daté du 1er novembre 2003, où s’exprimait le nouvel évêque de Nîmes.

L’aveu décisif de Mgr Wattebled

 Mgr Robert Wattebled (c’est son nom) s’était vu demander si « le vieillissement des communautés catholiques était pour lui un sujet de préoccupation ». La réponse est sidérante et révélatrice : « Je suis plus préoccupé par la joie et l’épanouissement des jeunes, répondit l’évêque, que par la survie de l’Eglise »... Quel aveu ! Il est colossal. Il n’a pas été relevé à ma connaissance. Il signifie clairement que la religion de l’évêque n’est plus la religion catholique, mais plutôt le culte du bonheur. Ce culte l’absorbe tellement qu’il en oublie la vieille Eglise dont il a la charge en tant que pasteur : «Sa survie ne m’intéresse pas », confesse-t-il. Il veut bien de l’Evangile « si l’Evangile rend heureux ». Dans ce cas, oui, pourquoi ne pas « proposer et faire partager aux jeunes un chemin de vie »... Cette rengaine sur le bonheur, c’était aussi, à peu de choses près, celle du cardinal Schönborn à Notre-Dame-de-Paris il y a dix jours (troisième dimanche de Carême). Quel rapport y a-t-il entre ce pseudo-Evangile du bonheur et l’original, l’Evangile de la Croix et du salut, celui au nom duquel la Vierge Marie disait à sainte Bernadette : « Je ne vous promets pas de vous rendre heureuse en ce monde mais dans l’autre » ?...

Nous nous dirigions donc sans tambours ni trompette, sous la houlette de nos pasteurs, vers un christianisme sans croix, à l’enseigne du bonheur pour tous et de
la fraternité universelle. Et puis voilà Mel Gibson, ce gâcheur, cet empêcheur de fraterniser en rond qui vient tout simplement nous rappeler l’Evangile, et nous le rappeler en images, nous montrer le Christ en Croix, qui nous murmure, comme à sainte Angèle de Foligno : « Ce n’est pas pour rire que je t’ai aimé... »  Devant l’image de la Croix, on ne peut plus tricher, on ne peut pas imaginer un Evangile consensuel. Saint Paul l’a dit et redit : « Je n’ai rien voulu connaître que Jésus, et Jésus crucifié ».

Pourquoi ne peut-on pas séparer Jésus et sa croix ? Pourquoi saint Paul ne les sépare-t-il pas ? Parce que la croix est le moyen que Dieu a voulu pour notre salut. Il s’agissait d’affronter la puissance du mal, cette gigantesque pompe aspirante, qui a nom médiocrité. Il s’agissait de justifier l’humanité. Non pas de l’excuser mais de la rendre juste, de lui donner le moyen de la justice. Notre Seigneur a voulu nous montrer la gravité du péché, sa capacité de destruction : sur la Croix, il s’est fait péché pour nous, comme dit encore saint Paul, pour nous montrer quel est le drame de nos existences pécheresses. Seulement voilà, le nouveau christianisme ne veut plus entendre parler du péché ! Il faut donc à tout prix escamoter cette mort honteuse sur la Croix, dont le païen Cicéron disait qu’elle doit rester loin des yeux et des oreilles des vrais citoyens romains. Les nouveaux chrétiens ressemblent un peu aux citoyens romains de l’époque de Cicéron. La Croix du Christ ? Qu’elle reste loin de nos yeux et de nos oreilles ! Parce qu’elle constitue une représentation insupportable de la Puissance du mal, alors même qu’elle se révèle comme l’instrument de la victoire du Bien. Et puis aussi parce qu’en deçà de ce duel gigantesque entre le Bien et le Mal, la Croix évoque notre honte, la honte du péché...

Je parle des nouveaux chrétiens... je voudrais brièvement évoquer leurs mentors, leurs guides spirituels. Voici au premier rang un protestant, Rudolf Bultmann. Pour lui, il l’écrit noir sur blanc, la Passion de Jésus est embarrassante. « Le plus embarrassant, ajoute-t-il, c’est que nous ne pouvons pas savoir comment Jésus a compris sa fin, sa mort ». L’aveu est significatif. Comptons sur les théologiens du nouveau christianisme pour nous sortir tous de cet embarras...

Pourquoi le cardinal Kasper est un apostat

Voyons donc du côté de ces théologiens. J’en choisis un, non pas au hasard mais parce qu’il est représentatif de ce que l’on appelle aujourd’hui la théologie catholique. Il s’agit de Walter Kasper, désormais cardinal et l’un des assistants les plus proches du pape. Que nous dit-il de la Passion du Christ ? Dans son ouvrage classique Jésus le Christ, il conclut ainsi : « L’histoire et le destin de Jésus reste une question à laquelle Dieu seul peut donner la réponse. La seule réponse possible (sic) est que le nouvel éon a commencé avec sa mort. Mais cela est l’objet de la confession de foi en la Résurrection de Jésus » (p. 182). On retrouve, cinquante ans après chez le catholique Kasper le même embarras que chez le protestant Bultmann. A le lire de près, il appert que la seule raison d’être de la Crucifixion, c’est la Résurrection. Curieuse perspective ! Il faut penser que Dieu le Père n’y est pas allé à l’économie : pourquoi ce supplice de la Croix, si sa seule signification claire est la Résurrection. Pourquoi la flagellation ? Pourquoi les clous dans les membres du Christ ? Sans doute, dans le schéma de Kasper, Dieu lui-même est-il un peu dépassé par les événements... « Lui seul peut donner la réponse » note d’abord le futur cardinal, dans une sorte d’agnosticisme, qui se voudrait sublime. Et cette réponse, il s’empresse de la donner dans la phrase suivante ! Kasper-Dieu a une solution minimaliste : « Le nouvel éon a commencé. » Le jargon scientifico-gnostique ne suffit pas à cacher l’indigence de la pensée de Kasper-Dieu. Car enfin la question n’est pas là. Il ne s’agit pas de savoir ce qui se passe dans le Mystère pascal. Cela, la foi chrétienne la plus élémentaire sait le dire. Oh, le simple croyant ne parlera sans doute pas de nouvel éon. Il dira, comme dans
saint Jean : la vie éternelle est acquise à l’humanité. Mais enfin, sur cette vie nouvelle, sur ce nouvel éon qui nous est donné, on est bien tous d’accord, si l’on est chrétien un tant soit peu. La question embarrassante n’est pas là. La question, la seule question qui demeure, c’est : pourquoi tout   ce sang ? pourquoi Dieu a-t-il voulu nous racheter à si haut prix ? Malgré toute son assurance, Kasper ne donne pas de réponse. Il ne sait pas expliquer aux fidèles (qui ont tout de même le droit d’être étonnés) pourquoi le Dieu tout puissant a voulu se faire homme et mourir cloué sur une Croix.

Par la grâce des nouveaux théologiens, le monde est à l’envers, l’économie du salut est renversée, le destin de l’humanité inverti

Si l’on remonte un peu plus haut dans son livre, si l’on quitte le chapitre consacré à la Passion, parce qu’on n’y a rien trouvé, voici ce que l’on peut se mettre sous la dent. Voici comment le théologien emblématique de l’Eglise conciliaire explique l’abaissement monstrueux du Christ victime : « Ce qui est convaincant en Jésus-Christ, c’est que chez lui les deux aspects, la grandeur et la misère de l’homme, sont acceptés d’une manière infinie. En ce sens, Jésus-Christ est l’accomplissement de l’histoire » (p. 84). Au fond, si Jésus-Christ a tant souffert, à en croire le cardinal, c’est simplement parce qu’il a voulu s’identifier totalement (infiniment) à l’humanité et « l’accepter » dans sa monstruosité même. Kasper ne nous parle pas de la valeur de ces souffrances divino-humaines, de leur poids d’amour, de leur efficacité justificatrice, de cette puissance de changement qu’elle représente pour l’humanité. Non ! Ce sont les souffrances de l’homme, les humiliations de l’homme, les solitudes, les pauvretés, les désespoirs de Monsieur Durand (ou de Monsieur Dupond) qui ont une valeur et c’est pourquoi Dieu a désiré les assumer. Dieu était tellement gaga de sa créature qu’il a voulu devenir infiniment homme. Voilà toute la subversion religieuse portée par Vatican II : le monde est à l’envers, par la grâce des nouveaux théologiens. L’économie du salut est renversée. Le destin de l’humanité inverti. « Ce qui est convaincant », dit Kasper, c’est l’amour de Dieu pour l’homme, quelle que soit sa déchéance. Dieu aime tellement la déchéance de l’homme qu’il la fait sienne. La Passion n’a aucune efficacité réelle contre le mal et la mort. Non ! Simplement, elle est le “signe” de l’amour insensé (contre-nature) de Dieu pour ce « petit putricule infâme » qu’est l’homme. La religion conciliaire atteint dans ce pseudo-jugement de Kasper un degré d’intensité rare, en renversant tout justice et en s’établissant dans une sorte de jouissance infinie du mal et de la mort. Le masochisme chrétien atteint son paroxysme dans la sécheresse théologienne du cardinal Kasper.

Faut-il en tirer des conclusions qui porteraient sur le christianisme réel ? Faut-il penser que les chrétiens sont effectivement masochistes ou pervers parce qu’un cardinal leur désigne un tel chemin de pensée ? Tout cardinal qu’il soit, force est bien de constater que Kasper n’est pas représentatif de l’Eglise catholique. Est-il seulement chrétien ? On en doute lorsqu’on lit sous sa plume sèche ce jugement péremptoire : « Que le Christ se soit lui-même annoncé comme le Messie, cela est peu vraisemblable » (p. 96). Si le cardinal Kasper a raison, il n’y a plus qu’à transformer Saint-Pierre-de-Rome en salle de concert et le Vatican en Musée Grévin. Le christianisme sans Croix tend à devenir un christianisme sans Christ. Sans sa Croix, Jésus n’est plus qu’un homme et le christianisme devient une philosophie.

Vous le savez peut-être, Frédéric Nietzsche avait vu venir ce nouveau christianisme. Ce fils de pasteur avait pressenti, dans le protestantisme allemand de son temps, cet affadissement de la croix que nous sommes en train de vivre : « Un christianisme destiné avant tout à calmer les nerfs malades, un christianisme opiacé n’a plus besoin de cet effroyable dénouement d’un Dieu mis en croix. Ainsi le bouddhisme progresse-t-il silencieusement en Europe ». C’est à ce nouveau christianisme que Nietzsche fait allusion lorsqu’il dit : « Probabilité d’un nouveau bouddhisme : le pire danger ».

Ce n’est tout de même pas un hasard si c’est ce nouveau bouddhisme prétendu chrétien que Mgr Lefebvre a aperçu d’abord dans la débâcle conciliaire. C’est de ce christianisme sans Croix, sans sacrifice, sans messe, c’est de cette liturgie consensuelle et communautaire mais non sacrificielle que parlait notre fondateur lorsqu’il disait, à Ecône, le 29 juin 1976 : « Nous avons besoin de cette messe véritable, de ce sacrifice de Notre Seigneur Jésus-Christ pour réellement remplir nos âmes du Saint Esprit et de la force de notre Seigneur Jésus-Christ. Si l’Eglise a voulu garder au cours des siècles ce trésor précieux de la sainte Messe, dont elle a codifié les rites, cela n’est pas pour rien : c’est parce que dans cette messe se trouve toute notre foi, la foi dans la rédemption de Notre Seigneur Jésus-Christ, la foi dans le sang de Notre Seigneur Jésus-Christ, qui a coulé pour nos péchés, la foi dans la grâce surnaturelle. Il est évident que le rite nouveau suppose une autre conception de la religion catholique, une autre religion... »

La nouvelle religion ne veut plus entendre parler de ce péché qui corrompt l’homme, même lorsque l’homme ne s’en rend pas compte. Et voilà pourquoi elle ne veut pas de l’image de Jésus sur la croix. L’embarras du protestant Rudolf Bultmann est aujourd’hui l’embarras d’un grand nombre de catholiques.

Il y va du tout de la religion, de son avenir, de sa transmission

On m’a parlé d’une émission de Laurent Ruquier, qui avait organisé un “micro-trottoir” sur le film, la Passion du Christ, à la sortie des messes. Des petites dames très bien, dont on devinait le collier de perles, déclaraient qu’il fallait interdire ce film violent : « Ce n’est pas cette image de Jésus à laquelle nous avons été habitués » déclaraient-elles. Je crois qu’elles disaient là tout haut ce que beaucoup d’évêques pensent tout bas, condamnant le film avant même de l’avoir vu. Ces témoignages sont significatifs de l’impact de la nouvelle religion, cette religion du “pur amour”, cette religion sans peine, sans douleur, sans péché que l’on nous prêche à longueur de temps. Ces pratiquantes convaincues ont absorbé le poison. Qu’ont-elles pu transmettre à leurs enfants ? A leurs petits-enfants ? Rien. Le ressort du christianisme authentique est cassé. Nous répétons après lui que le silence gêné de nos évêques au moment où sort, en France, le film bouleversant de Mel Gibson, est le signe d’un malaise. Ce malaise ne doit pas être pris à la légère : il y va du tout de la religion et d’abord de son avenir. Il y va de sa transmission. Qu’importe si les dogmes restent matériellement présents dans l’Eglise d’aujourd’hui ? Ils sont peut-être présents matériellement, mais ils sont là comme de vieux bibelots dont on ne sait plus très bien quoi faire, qui prennent la poussière et qui nous encombrent, parce qu’on n’ose pas avouer qu’on ne sait plus très bien comment on les a acquis...

Je crois que face à ce malaise, le film de Mel Gibson est providentiel pour les laïcs qui veulent garder la foi authentique, la religion du sacrifice rédempteur... Qu’un tel film puisse sortir aujourd’hui sur les écrans, cela nous montre simplement que l’avenir n’est écrit nulle part, que le bon Dieu a plus d’un tour dans son sac pour déjouer les pronostics pessimistes. La campagne odieuse sur le prétendu antisémitisme du film aurait intimidé tout autre que Mel Gibson. Il ne s’est pas découragé. Il y a un an, il disait : « Ce film devra sortir. Tant pis s’il ne peut être vu que dans quelques cinémas paroissiaux, faute de distributeurs ». Aujourd’hui, près de 45 millions d’Américains ont vu le film depuis le début du Carême. Comment cela a-t-il été possible ? Le mur est tombé tout seul... d’un coup, grâce au courage d’un homme.

« Une seule goutte de vérité peut bouleverser le monde »

Soljenitsyne disait déjà : « Une seule goutte de vérité peut bouleverser le monde ».

Je crois que ce film est une merveilleuse leçon d’espérance. Pour l’Eglise et pour le monde.