Certitudes
Accueil
Articles en ligne

Centre St Paul

MetaBlog

TradiNews

Une lapidation manquée

Abbé Christophe Héry

Nouvelle revue CERTITUDES - juillet-août-septembre 2003 - n°15

« Un jeune homme à cheveux longs

Grimpait le Golgotha.

La foule sans tête

Était à la fête.

Pilate a raison

De ne pas tirer dans le tas :

C’est plus juste en somme

D’abattre un seul homme.

Ce jeune homme a dit la vérité,

Il doit être exécuté. »

(Guy Béart, « La vérité », in L’intégrale des poèmes et chansons, éd. Seghers, 1976).

Mel Gibson n’a sans doute pas fini d’en voir. Après l’onde de choc qu’il a déclenchée par son film La Passion du Christ, sa lapidation médiatique s’est accomplie telle un rituel. De longs mois avant sa sortie à l’écran, on dirigeait déjà contre lui l’arme de destruction massive : l’inculpation « d’antisémitisme ». Arme non fatale, cependant : difficile d’embobiner longtemps tout le monde avec l’idée que Maia Morgenstern (juive hongroise jouant avec une grande dignité le rôle de Marie) ou Monica Bellucci (baptisée italienne prêtant sa beauté à Marie-Madeleine) puissent collaborer à l’antisémitisme. Le Vatican a démenti l’accusation. Résultat, le public d’outre-Atlantique s’est s’engouffré dans les salles, au-delà de toutes prévisions ; le métrage a finalement brisé le cercle et trouvé son distributeur en France. Un million et demi d’entrées avant la fin de la deuxième semaine dans les salles françaises.

A peine la baudruche « antisémite » retombée, un journal (ex-catholique) tente de faire écran, condamne le film et sans se dégonfler, le déclare à la une « anti-chrétien », « blasphématoire » et lui jette la pierre de « l’impiété » ! Un quotidien du soir dénonce en gros titre « la croisade intégriste de Mel Gibson ». D’autres, moins élégants, traitent le cinéaste de « pornographe » de la violence, récrivant « l’Evangile selon Mad Max ». Guy Coq, dressé sur ses ergots, se répand en insultes contre le réalisateur : « marchand de soupe », « falsificateur de la foi », cultivant « le goût du morbide et du sadisme »… Film d’horreur ou « peplum » ? il faudrait choisir ! Le titre de son article « Pourquoi défigurer le Christ ? » en dit long sur une religion qui repousse l’Evangile et ignore la Bible, notamment le prophète Isaïe qui annonçait le Christ souffrant exactement en ces termes, six cents ans à l’avance : « Il n’avait plus figure humaine (Is 52, 14). »

Un tel flot d’invectives et de jugements lapidaires n’a pourtant rien de surprenant : s’il est une chose qui dérange et fait scandale depuis deux mille ans chez le Christ, c’est bien sa Croix et sa souffrance jugée indécente, morbide et inutile. Rien de plus commun que ces cris contre elle – et contre la Passion – si rude
à saisir et à regarder en face. La tartufferie, en revanche, atteint contre ce film des pics d’incongruité. Les rôles traditionnels s’inversent diamétralement, comme en une chorégraphie soigneusement réglée.

« Si on est en colère contre le film, alors on est en colère contre les Evangiles… » (Monica Bellucci)

La critique, si large à l’ordinaire et de réputation peu bégueule, s’effarouche telle une vestale. Elle s’enflamme et moralise avec un ensemble parfait : cachez ce Christ que je ne saurais voir ! Elle qui applaudissait l’imagination scabreuse des cinéastes ou photographes libertaires traitant le sujet du Christ, défend tout à coup l’historicité des Évangiles, accusant Mel Gibson d’avoir brodé ici et là ! Désavouant la liberté sacrée de l’artiste et le saint droit au blasphème, les censeurs rétablissent le crime de sacrilège qu’ils ont œuvré à banaliser, quand ils ne l’ont pas eux-mêmes commis. Ledit Coq ne chante plus, il déchante et renie à son tour ; revendiquant Vatican II, il déclare : « Jésus n’est pas l’objet d’un sacrifice (ibid.). » – proposition antichrétienne, qui s’oppose à tous les témoignages de la foi catholique, depuis l’épître aux Hébreux jusqu’au concile de Trente, en passant par la messe et par l’unanimité des Pères de l’Eglise. Les évêques de France à leur tour sortent du silence, mais au lieu de chanter la Passion, ils s’offrent de satisfaire les détracteurs du film en doublant leur cantilène d’une contre voix de fausset. La sortie du film agit comme un révélateur de la nouvelle théologie confite d’après Vatican II.

Par bonheur, rétablissant simplement le bon sens et sauvant l’honneur chrétien, l’actrice Monica Bellucci déclare : « Si on est en colère contre le film, alors on est en colère contre les Évangiles […] » Avec une grande intelligence du mystère dévoilé à la face des siècles sur la Croix, elle ajoute : « Depuis 2000 ans, on tue Jésus tous les jours. Et c’est pour ça que ce film parle à autant de monde » (France Soir, 31 mars 2004). D’ailleurs, le jeu de Marie-Madeleine, comme celui de Marie, touchant de compassion véridique et de dignité, éclaire le film et rend lisible aux cœurs le sens spirituel de la Passion. Nulle révolte, nulle haine dans les yeux douloureux de ces deux femmes, posés sur le mystère de la foi qui s’opère devant elles : le rachat des péchés par la destruction du corps de Jésus. Comme en un miroir, leurs visages reflètent l’image du Christ souffrant à cause du péché de tous les hommes, et transfigurent la matérialité des tortures en attente de pardon et d’espérance.

Mel Gibson rompt la trêve des confiseurs

Le scandale arrive donc par Mel Gibson qui, montrant Jésus victime d’une violence extrême sur la Via crucis, commet l’adultère esthétique, bouscule le consensus religieux et renverse les canons établis. Par-delà les choix artistiques du réalisateur dont on peut toujours ergoter, la Passion elle-même en est la cause. La Croix du Christ, parce qu’elle manifeste la culpabilité de la foule humaine déchaînée contre l’innocent – reconnu malgré tout comme tel par un petit nombre, dont Pilate lui-même : « Je suis innocent du sang de ce juste », et sa femme Claudia : « Qu’il n’y ait rien entre toi et cet homme » – demeure, au dire de saint Paul, « un scandale pour les Juifs et une folie pour les Grecs ». Antérieurement au christianisme, en effet, la violence religieuse se rencontre universellement : elle doit s’exercer contre la victime reconnue et désignée comme fauteur de trouble ou sacrilège, en vue de faire revenir la paix.

Jésus, absolument innocent, proclame en revanche au monde du haut de la Croix que la victime d’une violence – religieuse ou anti-religieuse – est finalement innocente, relativement à cette accusation collective ; les persécuteurs et les bourreaux sont les vrais coupables. Lui ne les accuse en rien mais prie le Père qu’il les pardonne. La Passion expose la violence, comme masque du péché. Tel est d’abord le scandale social et religieux qu’elle suscite.

On voulait bien d’un Jésus-Christ Super Star, éthéré, doucereux, nimbé de blondeur, prêchant sans heurts, sans souffrances et sans ennemis, fleurs, amour, paix, bonheur… ou posant ses doux yeux bleus sur Marie-Madeleine ou « le disciple qu’il aimait ». La star du septième art rompt la trêve des confiseurs hollywoodiens : le réalisme et la violence contenus dans les Évangiles opèrent à nouveau comme une lame à deux tranchants. L’insoutenable atrocité de la Passion, sauvagerie historique et réelle mise en relief à l’échelle mondiale par un maître incontesté du cinéma réaliste moderne, proche du baroque, démasque à nouveau l’hypocrisie et projette sa lumière contrastée sur le jeu mortellement cruel de Satan, « l’Accusateur de nos frères » selon l’Apocalypse – Satan est sans doute l’un des meilleurs seconds rôles du film, avec Pilate et les deux Marie.

S’y ajoute l’effet de convoitise ou encore, dirait René Girard, d’envie mimétique. L’énorme succès populaire et financier du film aggrave encore le scandale ; normal qu’on le lapide : « il séduit les foules » (Jn 7 ) et rapporte « au centuple » les vingt-cinq millions de dollars personnels investis par le réalisateur (à Pâques, le film atteint 375 millions de dollars de recettes aux Etats-Unis pour 70 millions de spectateurs). Pour un mobile analogue – la jalousie – le Christ fut livré. Lui-même dut déjouer plusieurs tentatives de lapidation, dont celle de la femme adultère, « son heure n’étant pas encore venue ».

Devant la foule qui l’écoutait, ils avaient amené à Jésus la coupable « surprise en flagrant délit d’adultère », rapporte saint Jean, « pour lui tendre un piège afin de pouvoir l’accuser » (Jn 8, 3-6). Le montage était simple : la loi de Moïse prescrivait dans ce cas la lapidation publique immédiate ; mais ils prévoyaient que Jésus s’y déroberait, puisqu’il avait toujours pris publiquement le parti des pécheurs (non des péchés) devant le peuple et les pharisiens : ils pourraient enfin l’accuser d’enfreindre la Thora. Jésus, feignant d’abord l’indifférence en écrivant de son doigt sur le sol, démasque brusquement leur hypocrisie d’une magnifique frappe qui les renvoie, devant tous, à leur conscience : « Que celui d’entre vous qui est sans péché lui jette la première pierre ! ». L’évangéliste commente non sans humour : « Ils se retirèrent un à un, en commençant par les plus vieux… » Le Christ, sondant les reins et les cœurs, avait déjà démontré en public ses talents de lecteur de pensée. Il valait mieux, en effet, se retirer. Reste la femme, seule, devant la foule, avec Jésus qui affecte la surprise : « Où sont-ils ? Personne ne t’a condamnée ? –  Personne, Maître. – Moi non plus, je ne te condamne pas. Vas et désormais ne pèche plus. »

Tout est admirable en ce bref échange, où face à une foule muette mais toujours prête à tout, une vie humaine est prise en otage pour se saisir du Christ, qui va doublement la sauver. Le retournement est complet. Le fauteur de scandale n’est plus la pécheresse, mais son sauveur. Non qu’il transgresse la loi : il la rend simplement inapplicable. Ce qu’il transgresse, c’est la fausse justice pharisienne, le consensus en place par lequel la foule est tenue comme aveugle et prisonnière, et dont il démasque la tartufferie : sous le droit apparent du légalement correct et derrière l’obsession maniaco-juridique des religieux bien pensants, il y a le péché que la loi semble condamner mais qu’elle dissimule en réalité. « La loi enfermait tout sous le péché », osera crier saint Paul ; révélant ce péché, paraissent au-dessus de la loi et du droit, la justice et surtout la miséricorde divine.

« Vous avez le diable pour père… »

Le dénouement de la scène parle d’évidence : tandis que l’accusée, à deux doigts d’y passer, se relève innocentée par le pardon divin, les accusateurs, eux, sont reconnus coupables de leurs propres péchés ; leur retraite contrainte et silencieuse est un aveu éloquent, en même temps qu’un refus de la miséricorde. La suite du récit éclaire la scène d’un jour violent : « Vous, vous jugez selon la chair, moi, je ne juge personne », lance Jésus aux pharisiens revenus à la charge ; « Vous voulez me tuer, moi qui vous dit la vérité. […] Vous avez le diable pour père et ce sont les désirs de votre père que vous voulez accomplir […]. Dès l’origine ce fut un homicide ; il n’était pas établi dans la vérité parce qu’il n’y a pas de vérité en lui : […] il est menteur et père du mensonge » (Jn 8, 44).

Cette brusque révélation déplace subrepticement le propos de l’intention perverse des pharisiens, (dont le but inavoué est de tuer le Christ), au diable – mot à mot le diviseur – « menteur homicide », qui fomente le meurtre en accusant et créant l’illusion de la justice divine : la lapidation légale et quasi sacrificielle d’une victime désignée coupable du mal. Le jeu subtil du diable est enfin démasqué. Révélation décisive dont on n’a pas fini de mesurer la portée – le scandale provoqué par Mel Gibson et sa lapidation médiatique l’illustre parfaitement aujourd’hui.

Le Christ enchaîne : « Mais moi, c’est parce que je vous dis la vérité que vous ne me croyez pas » (Jn 8, 45). Ce propos sur la vérité explique après coup toute la scène de la lapidation manquée : « La vérité vous rendra libres » (Jn 8, 32), lance Jésus ; libres du péché qui vous tient en esclavage. De quelle vérité s’agit-il ? – « Qu’est-ce que la vérité ? », demandera finalement Pilate à Jésus. Ce chapitre 8 de saint Jean répond très clairement : vérité sur le Christ lui-même d’abord, c’est-à-dire sur son identité divine : « Avant qu’Abraham fut, Je suis » ; vérité sur cette comédie atroce et diabolique ensuite, du lynchage de toute victime par une foule en colère, mensonge qu’il est venu mettre au jour de la part du Père : « Je dis ce que j’ai vu chez mon Père et vous, vous faites ce que vous avez entendu auprès
de votre père [le diable] (Jn 8, 38) ».  Au moment de sa condamnation devant Pilate, son dernier mot sera celui-ci : « Je suis venu dans le monde uniquement pour ceci : rendre témoignage à la vérité. » C’est le motif réel de sa condamnation. Comme le chantait Guy Béart, « Il a dit la vérité, il doit être exécuté », car cette vérité fait scandale.

 « Vous, vous jugez selon la chair ; moi, je ne juge personne… »

La dénonciation et le jet violent de la pierre au coupable – la première pierre surtout – revêtent les oripeaux de la morale et de la justice ; le Christ révèle qu’il s’agit au contraire d’un pur mensonge, à soi-même et aux foules, et d’un geste diabolique : ce jet meurtrier est le signe de la culpabilité qui s’aveugle elle-même, ou croit se libérer en se projetant sur l’autre, désigné du doigt comme l’auteur du mal, tout en s’affichant elle-même exempte de toute faute. La foule irrationnelle – à ne pas confondre avec le peuple – et avide de justice violente, se laisse le plus souvent manipuler pour emboîter le pas par mimétisme, comme l’a bien démontré René Girard. Tel est le jeu infernal par lequel Satan tente de régner, aveuglant les hommes sur la vraie cause du mal dans ce monde : leurs propres péchés. Voilà la vérité que la passion révèle au monde (Jn 8, 26), en même temps que l’amour infini du Christ (I Jn 3, 16).

Le scandale de Mel Gibson est qu’il a fait retentir mondialement ce message évangélique si rude et libérateur à la fois : la passion n’a d’autre cause que les péchés des hommes, dont nul n’est exempt, et que l’amour du Père veut effacer et réparer. C’est en quoi la Passion est lumière de salut, renvoyant chacun à sa conscience pour se laisser toucher par le Christ. Satan, en langue hébraïque, signifie « Accusateur ». Il accuse par jalousie, en vue de perdre, et suscite entre les hommes ce mensonge par lequel ils croient que le mal dans le monde, c’est toujours l’autre, en particulier tel ou tel…Cependant, qui juge et accuse son semblable n’est pas « de Dieu » enseignera saint Jean, mais « du malin », car accuser, c’est haïr secrètement, or « qui hait son frère est un meurtrier » (I Jn 3,15) ; sans le savoir, l’accusateur accomplit les « désirs du diable » (Jn 8, 44), animé d’une jalousie qui s’ignore : la comparaison aveugle et orgueilleuse de soi-même avec autrui.

La prière même du pharisien se comparant au publicain, le condamne. Le donneur de leçons, privées ou médiatiques, le censeur, l’insinuateur, le falsificateur, le médisant… est en réalité lui-même coupable et s’en va condamné, tandis que l’accusé devient innocent ; tel est le retournement diamétral opéré par le Christ en faveur de la femme adultère qui se laisse accuser – les pharisiens refusent de comprendre – et qui annonce la Croix.

Au Calvaire, les foules seront victimes du même aveuglement sur elles-mêmes et sur Jésus-Christ, qui mène à la mort spirituelle : « Vous mourrez dans vos péchés, a-t-il averti, si vous ne croyez pas que Je Suis » (Jn 8, 24) – le nom divin.