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L'idéal laïque: texte de Ferdinand Buisson

Nouvelle revue CERTITUDES - n°16

Nous rééditons ici un texte oublié de Ferdinand Buisson, l'apôtre de la laïcité, dont aujourd'hui on ne parle plus beaucoup. Au cours de sa longue vie (1841-1934), ce champion de la laïcité, qui fut prix nobel de la paix en 1927 pour services rendus à l'Humanité, a eu l'occasion, à plusieurs reprises, de produire une véritable théorie de l'idéologie laïque. On la trouve dans ses écrits à l'état chimiquement pur.

Cet idéologie laïque a varié en intensité au cours de sa longue histoire, mais aujourd'hui encore, on peut dire que Ferdinand Buisson nous offre les fondamentaux de la praxis laïque d'aujourd'hui. Il nous montre bien comment la laïcité, telle qu'elle est enseignée dans les Instituts de Formation des maîtres, repose sur une double tare. D'une part, la “foi laïque” dans le pouvoir de la Raison, très généreuse en théorie, revendique le droit de disposer de la société française d'abord, puis de toute société humaine, pour y établir un ordre parfait, fondé sur un idéal vraiment humain. Cette mystique des droits de l'homme dégénère donc immédiatement en une politique. D'autre part, son libéralisme affiché (qui contraste tellement avec la rigueur du vieux positivisme) dégénère toujours en un antichristianisme forcené. La cathophobie, si répandue aujourd'hui, trouve d'ailleurs dans l'étroitesse de l'esprit laïque au temps de Ferdinand Buisson une origine présumée de sa hargne particulière.

Nous proposons d'abord, sans commentaires, le texte intégral de Ferdinand Buisson, tel que nous l'avons retrouvé. Dans les notes et éclaircissements qui suivent, nous en proposons une lecture critique. 

Déclaration de principe

présentée par M. Ferdinand Buisson, directeur honoraire de l'enseignement primaire, professeur à l'université de Paris, député de Paris, président de l'association nationale des Libres penseurs de France et votée à l'unanimité par le Congrès de Rome, le 22 septembre 1904.

Le Congrès international de la Libre pensée, réuni à Rome le 22 septembre 1904, désireux de prévenir tout malentendu en fixant dès l'abord le sens qu'il attache au mot “libre pensée”, et par là même la portée des revendications qu'il formulera, croit devoir faire précéder ses délibérations spéciales de la Déclaration de principes[1] énoncée dans les trois résolutions ci-après :

I - Première résolution : définition de la Libre pensée en général

La Libre pensée n'est pas une doctrine, mais une méthode, c'est-à-dire une manière de conduire sa pensée - et, par suite, son action[2] - dans tous les domaines de la vie individuelle et sociale[3].

cette méthode se caractérise non par l'affirmation de certaines vérités particulières, mais par un engagement général de rechercher la vérité[4] en quelque ordre que ce soit[5], uniquement par les ressources naturelles de l'esprit humain, par les seules lumières de la raison et de l'expérience[6].

La Libre pensée peut être envisagée soit théoriquement dans l'ordre intellectuel, soit pratiquement dans l'ordre social.

Dans l'un et dans l'autre cas, elle se détermine d'après les deux règles ci-dessous.

II- Deuxième résolution : Deux règles de la Libre pensée dans l'ordre théorique ou intellectuel.

1- Première règle : La Libre pensée ne pouvant reconnaître à une autorité quelconque le droit de s'opposer ou même de se superposer[7] à la raison humaine, exige que ses adhérents aient expressément rejeté non seulement toute croyance imposée[8], mais toute autorité prétendant imposer des croyances[9] (soit que cette autorité se fonde sur une révélation, sur des miracles, sur des traditions, sur l'infaillibilité d'un homme ou d'un livre, soit qu'elle commande de s'incliner devant des dogmes[10] ou les principes a priori d'une religion[11] ou d'une philosophie[12], devant la décision des pouvoirs publics ou le vote d'une majorité[13], soit qu'elle fasse appel à une forme quelconque de pression, exercée du dehors sur l'individu, pour le détourner de faire, sous sa responsabilité personnelle, l'usage normal de ses facultés[14]).

2 - Deuxième règle : La Libre pensée ne pouvant se borner à cette manifestation négative à l'endroit de tout dogme et de tout credo, elle exige de ses adhérents un effort actif en vue de réaliser par les moyens humains l'idéal humain[15].

Elle se refuse d'ailleurs à donner de sa propre conception de cet idéal le caractère absolu et immuable que s'attribuent abusivement les religions, mais que ne comporte ni la science ni la conscience humaine, l'une et l'autre obligées de se mouvoir dans le relatif et soumises à la loi du progrès.

Loin de céder à la tentation de construire prématurément un système définitif, la Libre pensée propose à l'humanité, comme le veut la nature des choses, de poursuivre indéfiniment le vrai par la science, le bien par la morale, le beau par l'art. Et si à chaque moment de son développement, elle est prête à rendre compte du résultat actuel de ses recherches, elle est aussi toujours prête à le compléter et à le rectifier, en ajoutant aux découvertes d'hier les découvertes de demain.

III - Troisième résolution : Deux règles de la Libre pensée dans l'ordre pratique et social

1- Première règle : La Libre pensée ne pouvant se contenter d'opinions purement spéculatives qui n'intéresseraient que la pensée individuelle, il lui appartient de fournir une règle de vie, aussi bien aux individus qu'aux sociétés.

Appliquée aux sociétés, elle est la méthode qui consiste à vouloir soumettre aux lois de la raison l'organisation sociale elle-même.

Une société qui s'inspire de cette méthode a pour premier devoir d'enlever à tous ses services publics (administration, justice, instruction, assistance etc) tout caractère confessionnel, par où il faut entendre qu'elle doit les rendre non seulement neutres entre les diverses confessions religieuses[16], mais étrangers et réfractaires à toute influence religieuse, rigoureusement exclusifs de tout dogmatisme, implicite ou explicite.

La laïcité intégrale de l'Etat est la pure et simple application de la Libre pensée à la vie collective de la Société[17]. Elle consiste à séparer les Eglises de l'Etat, non pas sous la forme d'un partage d'attributions entre deux puissances traitant d'égale à égale[18], mais en garantissant aux opinions religieuses la même liberté qu'à toutes les opinions[19] et en leur déniant tout droit d'intervention dans les affaires publiques[20].

2- Deuxième règle : La Libre pensée n'étant complète que quand elle entreprend de réaliser socialement l'idéal humain[21], elle doit tendre à l'institution d'un régime sous lequel pas un être humain ne pourra plus être sacrifié ou même négligé par la société, et par conséquent ne sera mis ou laissé par elle, directement ou indirectement, dans l'impossibilité pratique d'exercer tous ses droits d'homme et de remplir tous ses devoirs d'homme.

La Libre pensée est donc logiquement génératrice d'une science sociale, d'une morale sociale, d'une esthétique sociale, qui, se perfectionnant par le progrès même de la conscience publique, constitueront un régime de justice[22] : la justice sociale n'est que la raison appliquée par l'humanité à son propre gouvernement.

En d'autres termes, la libre-pensée est laïque, démocratique et sociale, c'est-à-dire qu'elle rejette, au nom de la dignité de la personne humaine, ce triple joug : le pouvoir abusif de l'autorité en matière religieuse, du privilège en matière politique[23] et du Capital en matière économique[24].

Texte représentant le chapitre 4 de La Libre pensée intellectuelle, morale, sociale, Lettres et rapports présentés au Congrès de Rome, 20-21-22 septembre 1904, Paris, Librairie La Raison, 14 rue d'Uzès, au titre de l'Association nationale des Libres penseurs de France.

[1]  Le genre littéraire de ce texte est clairement précisé dès l'abord : il s'agit d'une charte, valable pour tous les libres-penseurs, fondée sur un effort de définition et de comparaison avec d'autres doctrines, en particulier la perspective libérale et la doctrine chrétienne.

[2]  Cette distinction faite par Buisson entre doctrine et méthode est très importante. Elle permet de distinguer clairement d'une part les libres-penseurs qui fleurissent au début du XXème siècle et puis d'autre part les positivistes, disciples d'Auguste Comte, qui, avec Jules Ferry, ont illustré la génération précédente. Pour ces derniers, la vérité rationnelle s'impose à l'esprit humain. Comme le répète souvent le fondateur du positivisme : “ Il n'y a point de liberté de conscience en astronomie, en physique et en chimie ”. Avec la célèbre loi des trois états de l'humanité (théologique, métaphysique et positif) d'une part et la physique de Newton d'autre part, Auguste Comte a construit une doctrine laïque sur la base du scientisme. Il récuse toute religion “surnaturelle” au nom des certitudes rationnelles et expérimentales. Buisson, quant à lui, récuse ce scientisme. Il fait très grande, on le verra, la part du mystère. Il voit dans les profondeurs de l'Inconnu un espace de déploiement pour la liberté humaine. C'est ainsi qu'il répudie l'esprit doctrinaire de la fin du XIXème siècle et reconnaît dans la Libre pensée une méthode, acceptant tous les dogmes du moment qu'ils proviennent uniquement de l'esprit humain. Dans l'étude que nous citons plus loin sur la crise de l'anticléricalisme, F. Buisson lui-même donne un nom à cette méthode : c'est “ la méthode du libre examen ”. Je le cite : “ Théoriquement et au point de vue philosophique, la Libre pensée n'est pas un code de doctrine s'opposant à d'autres, c'est une méthode, la méthode du libre examen ; elle n'exclut rien, elle ne supprime rien, si ce n'est la prétention d'exclure et de supprimer la raison. Pratiquement et quant aux applications sociales, la Libre pensée ne demande à la démocratie que de laisser se produire toutes les manifestations naturelles - bonnes, mauvaises ou médiocres - de l'intelligence, de la sensibilité et de la volonté des hommes en comptant sur l'esprit humain lui-même pour se redresser au grand air et au grand jour de la liberté ” (art. cit. n. 11 p. 26). La précision avec laquelle est énoncée la théorie contraste ici avec le caractère très vague des bonnes intentions pratiques : c'est tout le problème du libéralisme, qui a vérifié trop souvent la justesse de la célèbre intuition de Dostoïevski : “ La liberté absolue (en théorie), c'est le despotisme absolu (en pratique) ”. Notre texte, dans sa sobriété, pourrait être un bon confirmatur de ce paradoxe attaché à toutes les formes du libéralisme.

[3]  Cette insistance sur “ tous les domaines de la vie ” (vie personnelle, vie sociale) est caractéristique de l'intégrisme laïque, qui ne se considère pas comme une simple opinion, mais qui s'énonce lui-même comme la règle absolue, reléguant toutes les autres formes du savoir au rang de l'opinion (cf. notre n. 19 et le texte qui s'y trouve commenté).

[4]  Le principe de la “ recherche de la vérité ” est un principe maçonnique bien connu, il constitue l'article 1 de la charte du Grand Orient de France. Il s'agit bien sûr de chercher pour ne pas trouver... Ou plus exactement d'ériger cette “quête” en une fin en soi et de refuser, dans le déroulement de cette recherche, toute autre instance que la conscience humaine. Ce thème maçonnique est très fréquemment développé dans l'Eglise de l'Après-concile.

[5]  Y compris donc - c'est implicite - dans l'ordre théologique. Les religions doivent donc se réformer à la lumière de la laïcité triomphante.

[6]  Les “lumières de la raison” sont celles du XVIIIème siècle ; quant aux lumières de l'expérience, elles renvoient au scientisme du XIXème siècle. Notons que les “ ressources de l'esprit humain ” peuvent éventuellement être plus vastes et que l'on peut y inclure la possibilité d'une intuition intellectuelle de l'Absolu indistinctement humain et divin : Ferdinand Buisson précisera ce point dans un texte étonnant : “ Nous voyons dans le bien et dans le devoir, dans l'idéal moral une force que vous appellerez à votre gré naturelle ou surnaturelle, humaine ou divine. Nous ne nous chargeons pas de la définir. Nous constatons qu'elle agit sur la conscience humaine comme l'aimant sur le fer, comme le soleil sur la plante, la lumière sur nos yeux, le beau sur notre imagination, la vérité sur notre esprit, l'amour sur notre cœur. Et nous ne demandons pas autre chose, sinon qu'on nous permette de la laisser agir ”. C'est une véritable “grâce laïque” que Buisson vient de nous décrire.

[7]  Apparaissent très clairement mises en face à face la raison et l'autorité, selon la problématique qui a cours durant tout le XIXème siècle, et qui avait donné naissance au traditionalisme philosophique des Lamennais, des Bonald, des Bautain. Au sujet de la foi et de la raison, Buisson précise que l'on peut les opposer l'une à l'autre, et cela est vrai par exemple dans le schéma fidéiste, en vigueur chez les luthériens : “ la raison est la putain du diable ” disait élégamment Frère Martin. Rien d'étonnant à ce que, selon lui, elle soit opposée à la foi ! Quant à la doctrine catholique, elle n'“ oppose ” pas mais plutôt “ superpose ” la foi et la raison, sans jamais sacrifier l'une à l'autre, comme venait de le préciser l'Eglise au Concile Vatican I, dans la Constitution Dei Filius.

[8]  Buisson, qui est une tête philosophique solide, ne refuse pas a priori la croyance. Il y voit au contraire une tendance fondamentale de l'âme humaine et de sa liberté, ainsi que la décrivait Fichte. Cette tendance naturelle ne doit pas être confisquée par les Eglises en devenant une croyance imposée.

[9]  L'Eglise catholique est l'archétype de cette autorité prétendant imposer une croyance. C'est à ce titre qu'il faut la détruire.

[10]  Il s'agit bien sûr en priorité des dogmes du christianisme, autrement appelé fanatisme.

[11]  Toute religion instituée se trouve donc mise sur le même pied, au nom de la liberté. Selon Buisson, les religions sont des instruments d'oppression (on n'est pas très loin ici de la doctrine de Karl Marx, ou encore de celle d'Epicure, sur les religions bâties sur la peur des hommes). Il faut leur livrer la guerre, non pas au nom de l'irréligion, mais au nom de la religion originaire de l'humanité. Les religions sont des formes extérieures. La religion est le fond intangible et, en quelque sorte invariable de l'âme humaine. Voici l'explication de buisson lui-même : “ Il n'est pas indifférent pour l'objet de notre étude d'avoir démêlé ces deux termes que l'Eglise tient tant à confondre. C'est peut-être une raison pour nous de les dissocier, afin de ne pas tenir le même compte de l'un et de l'autre. On a dit : le sentiment religieux éternel dans sa mobilité, et le système dogmatique ou cultuel, qui lui sert d'expression momentanée, sont comme l'âme et le corps de la religion. Une métaphore plus exacte peut-être y verrait le corps vivant sous le vêtement qui l'enferme. Ce qui est certain c'est que nous devons à l'instinct religieux, qui fait partie de la nature humaine, un respect qui n'est dû à aucune des élucubrations imaginées pour le satisfaire ” (F. BUISSON, La crise de l'anticléricalisme in Revue politique et parlementaire 1903, T. XXXVIII p. 23). Cette distinction de la forme et du fond des religions est très importante. Elle permet à Ferdinand Buisson d'affirmer que sa critique viscérale de toutes les religions est en même temps une défense de la religion intérieure à tout esprit humain. Cette distinction sera reprise assez rapidement par ceux qui s'intitulent “ chrétiens progressifs ”, les Boutroux ou les Delbos. Il n'est pas indifférent de savoir que Jean XXIII lui-même reprendra l'essentiel de cette célèbre distinction entre le fond et la forme, dans son célèbre discours introductif au concile Vatican II prononcé le 11 octobre 1962, Gaudet mater Ecclesia...

[12]  La philosophie selon Buisson doit choisir le doute plutôt que la certitude. Même la certitude scientifique doit être relativisée (cf. n. 2).

[13]  La “ foi laïque ” (JM Mayeur) de Buisson s'affirmerait même contre un ordre politique contraire, fût-il démocratique.

[14]  Le dernier mot de Ferdinand Buisson semble être en faveur d'un libéralisme résolument et exclusivement individualiste. Là encore, nous sommes à des années lumières du positivisme comtien et de son culte du grand être social. Il y aurait en revanche plus qu'une passerelle entre le libéralisme philosophique de Ferdinand Buisson et la praxis libérale d'Aristide Briand, caractéristique de toute sa politique religieuse de 1905 à 1924... La rédaction de la Loi de 1905 se ressent de ce double héritage libéral, plus encore que du fanatisme antireligieux d'Emile Combes, dont il faut dire que le gouvernement était tombé (suite à l'affaire des fiches) dès la fin de l'année 1904.

[15]  Ferdinand Buisson voit bien dans quelle impasse se fourvoie le libéralisme pur à force de réclamer l'absence de tout lien et de toute entrave et d'en faire le but exclusif de son action. Il y a toujours une forme de nihilisme latent dans toute idéologie exclusivement libertaire. Comme disait le camarade Lénine à juste raison : vous avez la liberté, mais la liberté pour quoi faire ? Imposant ce qu'il nomme “l'idéal humain” comme une sorte de sacrement obligatoire de la Liberté, Buisson se rend sans doute compte qu'il bascule du nihilisme entrevu à l'intégrisme laïque et au totalitarisme. D'où sa mise au point du paragraphe suivant sur le caractère non définitif de cet idéal. Cette restriction, la suite du texte le montre bien, reste purement spéculative et sa portée toute théorique, comme le montre les deux règles de la Troisième résolution ci-après.

[16]  Nous avons souligné dans notre note 14 certains points de contact entre la théorie libérale de Ferdinand Buisson (qui fut le premier à réclamer une loi de séparation de l'Eglise et de l'Etat, à Toulouse, alors Ville sainte du radicalisme, en octobre 1904) et la praxis libérale d'Aristide Briand (qui sera le grand architecte de cette loi). Il faut noter ici que Ferdinand Buisson, malgré son libéralisme spéculatif, critique néanmoins résolument le neutralisme politique de Briand. Face aux diverses confessions religieuses, l'Etat selon Buisson n'a pas à être seulement neutre, ainsi que tente de le soutenir Briand, mais il doit se montrer résolument hostile et, c'est le mot qu'il utilise : réfractaire.

[17]  Ce point est capital : il permet de comprendre le background réel de l'idéologie laïque.

[18]  Comme le veut la pratique monarchique d'un Louis XIV, gallican, ainsi que le note malignement un Clemenceau dans plusieurs de ses discours à la Chambre à ce moment-là. Dans la doctrine thomiste, il n'y a pas égalité entre la puissance spirituelle et la puissance temporelle.

[19]  C'est-à-dire, en réalité, en faisant de la foi religieuse une opinion parmi d'autres, selon l'extraordinaire ambiguïté, déjà présente dans l'article 10 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen : “ Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses ”. M. Sarkozy, dans son dernier livre La république, les religions, l'Espérance (2004), a enfin pris acte de la difficulté qu'il y a à considérer une religion, quelle qu'elle soit, pour une simple opinion : “ Croire est en soi un absolu (...) Peut-on croire de façon modérée ? Cela reste à explorer ” (pp. 36-37).

[20]  C'est-à-dire en récusant le principe même de l'autorité (divine) de l'Eglise, qui, comme le dit saint Thomas, a pouvoir sur le temporel sub ratione peccati, en raison du péché....

[21]  Le messianisme social de la Libre pensée est le péché originel de tous les intégrismes laïques. Le terme d'“idéal”  est évidemment d'origine kantienne. Mais il renvoie aussi à toutes les idéologies et à leurs idées généreuses sur l'avenir de l'homme. Le laïcisme, malgré ou à cause de son libéralisme théorique, a une construction essentiellement idéologique. Au fond, c'est sans doute aujourd'hui la dernière idéologie que le XXème siècle n'ait pas emportée dans sa chute.

[22]  Pour confirmer la nature foncièrement idéologique du laïcisme, on peut souligner que la justice sociale, sous la plume de Ferdinand Buisson, n'a rien à voir avec une répartition correcte des biens en fonction de la contribution de chacun au bien commun, ainsi que le pensait Aristote, mais qu'elle consiste simplement en la laïcisation, en la déconfessionnalisation de la société. Il faut dire encore plus lorsqu'on serre le texte de près : pour Buisson, la justice sociale provient essentiellement de l'(enseignement laïque, c'est-à-dire de la diffusion auprès de tous les petits Français de ce qu'il nomme “ la science sociale ”, “ la morale sociale ” et “ l'esthétique sociale ”. Résultat de cette idéologie, qui aura dominé sans partage en France durant un demi-siècle et qui continue à parasiter la vie sociale dans notre pays : indiscutablement performante dans son projet éducatif, la IIIème République radicale sera particulièrement en retard sur le plan social ; elle refusera toutes les initiatives chrétiennes, qui dès le début du siècle proposaient d'octroyer des congés payés et une forme de sécurité sociale à l'ouvrier. Il faudra attendre 1936 et le front populaire pour que le régime s'occupe non de la justice sociale laïque, non de l'idéologie laïque, mais du sort des ouvriers. Il faudra même attendre l'Etat français du Maréchal Pétain pour que la France, acceptant le retour sur son territoire des Congrégations religieuses, soit débarrassée totalement de cette idéologie laïque retardataire et que les vrais problèmes sociaux soient sinon résolus, du moins posés...

[23]  Cette lutte contre le privilège fait partie de longue date de la rhétorique républicaine. Elle permet d'expliquer à l'Eglise que sa situation privilégiée en France ne relève ni de l'histoire si particulière, si manifestement chrétienne de notre pays ni du fait que le catholicisme soit, comme disait Napoléon, la religion de la majorité des Français, mais qu'elle est l'expression d'une privata lex, d'un privilège, qui se trouve immédiatement disqualifié par le nom qu'on lui donne.

[24]  La critique du capital abusif ancre clairement à gauche la pensée radicale de Ferdinand Buisson.