Déclaration
de principe
présentée
par M. Ferdinand Buisson, directeur honoraire de l'enseignement
primaire, professeur à l'université de Paris, député de Paris, président
de l'association nationale des Libres penseurs de France et votée à
l'unanimité par le Congrès de Rome, le 22 septembre 1904.
Le
Congrès international de la Libre pensée, réuni à Rome le 22
septembre 1904, désireux de prévenir tout malentendu en fixant dès
l'abord le sens qu'il attache au mot “libre pensée”, et par là même
la portée des revendications qu'il formulera, croit devoir faire précéder
ses délibérations spéciales de la Déclaration de principes
énoncée dans les trois résolutions ci-après :
I
- Première résolution : définition de la Libre pensée en général
La
Libre pensée n'est pas une doctrine, mais une méthode, c'est-à-dire
une manière de conduire sa pensée - et, par suite, son action
- dans tous les domaines de la vie individuelle et sociale.
cette
méthode se caractérise non par l'affirmation de certaines vérités
particulières, mais par un engagement général de rechercher la vérité
en quelque ordre que ce soit,
uniquement par les ressources naturelles de l'esprit humain, par les
seules lumières de la raison et de l'expérience.
La
Libre pensée peut être envisagée soit théoriquement dans l'ordre
intellectuel, soit pratiquement dans l'ordre social.
Dans
l'un et dans l'autre cas, elle se détermine d'après les deux règles
ci-dessous.
II-
Deuxième résolution : Deux règles de la Libre pensée dans l'ordre théorique
ou intellectuel.
1-
Première règle : La Libre pensée ne pouvant reconnaître à une
autorité quelconque le droit de s'opposer ou même de se superposer
à la raison humaine, exige que ses adhérents aient expressément rejeté
non seulement toute croyance imposée,
mais toute autorité prétendant imposer des croyances
(soit que cette autorité se fonde sur une révélation, sur des
miracles, sur des traditions, sur l'infaillibilité d'un homme ou d'un
livre, soit qu'elle commande de s'incliner devant des dogmes
ou les principes a priori d'une religion
ou d'une philosophie,
devant la décision des pouvoirs publics ou le vote d'une majorité,
soit qu'elle fasse appel à une forme quelconque de pression, exercée
du dehors sur l'individu, pour le détourner de faire, sous sa
responsabilité personnelle, l'usage normal de ses facultés).
2
- Deuxième règle : La Libre pensée ne pouvant se borner à cette
manifestation négative à l'endroit de tout dogme et de tout credo,
elle exige de ses adhérents un effort actif en vue de réaliser par les
moyens humains l'idéal humain.
Elle
se refuse d'ailleurs à donner de sa propre conception de cet idéal le
caractère absolu et immuable que s'attribuent abusivement les
religions, mais que ne comporte ni la science ni la conscience humaine,
l'une et l'autre obligées de se mouvoir dans le relatif et soumises à
la loi du progrès.
Loin
de céder à la tentation de construire prématurément un système définitif,
la Libre pensée propose à l'humanité, comme le veut la nature des
choses, de poursuivre indéfiniment le vrai par la science, le bien par
la morale, le beau par l'art. Et si à chaque moment de son développement,
elle est prête à rendre compte du résultat actuel de ses recherches,
elle est aussi toujours prête à le compléter et à le rectifier, en
ajoutant aux découvertes d'hier les découvertes de demain.
III
- Troisième résolution : Deux règles de la Libre pensée dans l'ordre
pratique et social
1-
Première règle : La Libre pensée ne pouvant se contenter d'opinions
purement spéculatives qui n'intéresseraient que la pensée
individuelle, il lui appartient de fournir une règle de vie, aussi bien
aux individus qu'aux sociétés.
Appliquée
aux sociétés, elle est la méthode qui consiste à vouloir soumettre
aux lois de la raison l'organisation sociale elle-même.
Une
société qui s'inspire de cette méthode a pour premier devoir
d'enlever à tous ses services publics (administration, justice,
instruction, assistance etc) tout caractère confessionnel, par où il
faut entendre qu'elle doit les rendre non seulement neutres entre les
diverses confessions religieuses,
mais étrangers et réfractaires à toute influence religieuse,
rigoureusement exclusifs de tout dogmatisme, implicite ou explicite.
La
laïcité intégrale de l'Etat est la pure et simple application de la
Libre pensée à la vie collective de la Société.
Elle consiste à séparer les Eglises de l'Etat, non pas sous la forme
d'un partage d'attributions entre deux puissances traitant d'égale à
égale,
mais en garantissant aux opinions religieuses la même liberté qu'à
toutes les opinions et en leur déniant tout
droit d'intervention dans les affaires publiques.
2-
Deuxième règle : La Libre pensée n'étant complète que quand elle
entreprend de réaliser socialement l'idéal humain,
elle doit tendre à l'institution d'un régime sous lequel pas un être
humain ne pourra plus être sacrifié ou même négligé par la société,
et par conséquent ne sera mis ou laissé par elle, directement ou
indirectement, dans l'impossibilité pratique d'exercer tous ses droits
d'homme et de remplir tous ses devoirs d'homme.
La
Libre pensée est donc logiquement génératrice d'une science sociale,
d'une morale sociale, d'une esthétique sociale, qui, se perfectionnant
par le progrès même de la conscience publique, constitueront un régime
de justice
: la justice sociale n'est que la raison appliquée par l'humanité à
son propre gouvernement.
En
d'autres termes, la libre-pensée est laïque, démocratique et sociale,
c'est-à-dire qu'elle rejette, au nom de la dignité de la personne
humaine, ce triple joug : le pouvoir abusif de l'autorité en matière
religieuse, du privilège en matière politique
et du Capital en matière économique.
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