Certitudes :
René Girard, le fait d’avoir intitulé votre
livre Les origines de la culture
était-ce un souhait de réorienter le commentaire de votre œuvre vers
un aspect méconnu, l’aspect fondateur de la violence ?
René
Girard : Oui, l’aspect fondateur de la violence est mal
compris, mal perçu. En anglais, on parle de titre programmatique
c’est-à-dire un titre qui sert le public. Mais auparavant, j’ai
toujours eu des titres plutôt « sensationnels »,
mais cela ne marche plus du tout…
C :
Et donc pour ce livre, vous avez pris un
titre moins scandaleux et plus classique qui symbolise l’ensemble de
votre recherche. N’est-ce pas aussi une façon de répondre à l’une
des accusations qui est souvent faite à votre pensée d’être exagérément
pessimiste ?
R.G :
Il s’agit ici d’un titre programmatique qui d’une certaine manière
apparaît plus explicatif que les autres. Pour le fait qu’il
symbolise l’ensemble de mon œuvre, on a déjà dit cela de mon
dernier livre Je vois Satan
tomber comme l’éclair …
Mais « Je vois Satan tomber comme l’éclair » est
une parole très ambiguë parce qu’où tombe-t-il ? Sur la
terre…Et c’est le moment où justement il fait le plus de mal en
tombant sur la terre. Il devient libre de faire ce qu’il veut ;
c’est donc une parole souvent interprétée dans un sens
apocalyptique. C’est l’annonce de la fin de Satan bien sûr mais
non pas sa fin immédiate dans la mesure où il est libéré. Il y a
aussi le symbolisme de la ligature - si j’ose dire - de Satan
et de sa libération.
« Il
cria : Mort ! – les poings tendus vers l’ombre vide. Ce
mot plus tard fut homme et s’appela Caïn. Il tombait. » (
Victor Hugo) La Fin de Satan
C :
Alors Satan est libéré quand il est dans les liens de la
culture…
R.G :
En effet. Est-ce que cela signifie que Satan n’est plus tenu ?
Souvenez-vous du texte où il est dit que « c’est par Belzébuth
que tu expulses le démon » et Jésus répond : « Si
ce n’est pas par Belzébuth mais par Dieu que j’expulse le démon,
etc. ». L’idée que « c’est par Belzébuth que tu
expulses le démon » est très profonde : bien des
interlocuteurs de Jésus affirment qu’il y a une expulsion du démon
qui se fait par Satan. Il s’agit ici de l’expulsion de la culture.
Mais dans le judaïsme de l’époque il se pratique des sacrifices ;
comment celui-ci interprète-il ces sacrifices ? Je suis sûr
qu’il y a des prophètes, très soupçonneux à l’égard de ces
sacrifices, qui demandent à ce qu’ils cessent et disent que Dieu
est contre tout cela. Et je pense que cet aspect a été minimisé.
C :
Et c’est la raison pour laquelle vous dites dans Quand ces
choses commenceront que Satan c’est l’ordre…
R.G :
Satan, jusqu’à un certain point, c’est l’ordre culturel dans ce
qu’il a de violent. Mais il faut se méfier : cela ne signifie
pas que l’on peut condamner cet ordre parce que de toute façon le
mouvement sacrificiel va vers toujours moins de violence. Et il est
bien évident, s’il est vrai comme je le dis que la violence est en
quelque sorte fatale dans l’humanité qui ne pourrait pas
s’organiser s’il n’y avait pas de sacrifice, que les sacrifices
sont nécessaires et acceptés par Dieu. On peut se référer à des
paroles évangéliques telles que : « Si Dieu vous a
permis de répudier votre femme… ». Dieu a fait des
concessions dans le judaïsme classique qui ne sont plus là dans le
christianisme dans la mesure où le principe sacrificiel est révélé.
C
: A partir du moment où le meurtre fondateur débouche sur le
sacrifice et que l’on s’éloigne du meurtre original le sacrifice
tend à se transformer en rite, en institution de moins en moins
violente ?
R.G :
Le sacrifice s’institutionnalise par le changement de la victime –
j’admire ce que dit Kierkegaard du sacrifice d’Abraham. Le sens
principal est donc historique : c’est le passage du
sacrifice humain au sacrifice animal qui représente un progrès
immense et que le judaïsme est le seul à interpréter dans le
sacrifice d’Isaac. Le seul à le symboliser dans une grande scène
qui est une des premières scènes de l’Ancien Testament. Il ne faut
pas oublier ce dont ce texte tient compte et dont la tradition n’a
pas assez tenu compte : tout l’Ancien Testament se situe
dans le contexte du sacrifice du premier né. Rattacher le
christianisme au sacrifice du premier né est absurde, mais derrière
le judaïsme se trouve ce qu’il y a dans toutes les civilisations
moyen-orientales, en particulier chez les Phéniciens : le
sacrifice des enfants. Lorsque Flaubert le représente dans Salambo,
Sainte-Beuve avait bien tort de se moquer de lui parce que ce dont
parle Flaubert est très réel. Les chercheurs ont découvert dans les
cimetières de Carthage des tombes qui étaient des mélanges
d’animaux à demi-brulés et d’enfants à la naissance à
demi-brulés. Il a beaucoup été reproché à Flaubert la scène du
dieu Moloch où les parents carthaginois jettent leurs enfants dans la
fournaise. Or, les dernières recherches lui donnent raison
contre Sainte-Beuve. En définitive, c’est le romancier qui
a raison : cette scène est l’un des éléments les plus
terrifiants et magnifiques de Salambo.
La mode intellectuelle de ces dernières années selon laquelle la
violence a été inventée par le monde occidental à l’époque du
colonialisme est une véritable absurdité et les archéologues n’en
ont pas tenu compte. Aux Etats-Unis, des programmes de recherche se
mettent en place notamment sur les Mayas. Ces derniers ont souvent été
considérés comme des « anti-Aztèques » : ils
n’auraient pas pratiqué de sacrifices humains. Pourtant, dès que
l’on fait la moindre fouille,
on découvre des choses extraordinaires : chez les Mayas,
il y a des kilomètres carrés de villes enfouies. C’est une
population formidable avec de nombreux temples et les traces du
sacrifice humain y sont partout : des crânes de petits-enfants mêlés
à des crânes d’animaux.
C :
Ce qui est assez surprenant dans votre relecture de la Bible c’est
qu’en plaçant la violence au cœur des rapports humains comme vous le
faites, on vous sent presque tentés de déplacer le péché originel
d’Adam et Eve à Caïn et Abel…
R.G :
C’est une très bonne observation. Les scènes d’Adam et Eve
renvoient précisément au désir mimétique : Eve reçoit le désir
du serpent et Adam le reçoit d’Eve et lorsque Dieu pose la question
par la suite, on refait la même chaîne à l’envers. Adam dit
« c’est elle » et Eve dit « C’est le serpent ».
D’ailleurs, le serpent est vraiment le premier responsable
puisqu’il est plus puni par Dieu que n’importe qui. Mais la première
conséquence de cet acte c’est Caïn et Abel. Et le fait que l’un
soit la cause de l’autre n’est pas très développé. Adam et Eve,
c’est la rivalité mimétique, c’est le désir mimétique qui se
communique de l’un à l’autre et par la suite, la guerre des frères
ennemis et la fondation de la communauté. Ce qu’il y a de plus
frappant dans l’histoire de Caïn et Abel c’est que le texte nous
dit : la première société fut fondée par Caïn mais il
n’est pas dit comment. En réalité, l’acte fondateur c’est le
meurtre d’Abel. Est-ce clair pour les exégètes ? Je ne le
crois pas.
C :
Vous montrez en effet que c’est le meurtre qui fonde
l’interdiction du meurtre…
R.G :
Bien sûr. Il y a d’ailleurs un article de Josep Fornari qui porte
sur ce que l’on appelait au XIX° siècle, le caïnisme. Des écrivains
comme Nerval, de tradition ésotérique, se sont beaucoup intéressés
à ce sujet dans lequel ils voyaient souvent un « diabolisme
littéraire » mais en même temps quelque chose de très fécond.
On ne sait jamais ce que c’est précisément parce que les critiques
littéraires qui en parlent n’approfondissent jamais. Il y a des
textes de Nerval qui font allusion au caïnisme, c’est-à-dire aux
aspects ésotériques et noirs du romantisme dans le religieux. Des écrivains
comme Joseph de Maistre y ont été sensibles. Ils ont influencé
ensuite des penseurs comme René Guénon. Je n’appartiens pas, bien
sûr, à ce courant, mais le terme de « caïnisme »
m’intéresse parce que c’est l’idée d’insister sur le caractère
meurtrier de l’homme. Nerval adorait l’ésotérisme, mais en même
temps il ne menait pas trop loin ses recherches. Le caïnisme était
chez lui plus poétique qu’érudit. Mais je m’interroge pour
savoir à quoi cela correspond vraiment sur le plan de la pensée :
quelle définition claire donner du caïnisme ?
C :
L’exégèse classique, dans la lecture d’Adam et Eve, insiste sur le
péché d’orgueil et vous déplacez cette lecture sur le plan du désir
mimétique…
R.G :
Il est facile de trouver les textes évangéliques sur le fait que
Satan est meurtrier depuis le commencement : « Vous êtes
du diable, votre père. Il était homicide dès le commencement »
(St Jean, 8, 44). Dans ce chapitre 8 de Saint Jean qui
donne à voir le début de la culture, il est donc dit : « Vous
vous croyez les fils de Dieu, mais vous êtes très évidemment les
fils de Satan puisque vous ne savez même pas de quoi il retourne.
Vous vous croyez fils de Dieu dans une suite naturelle sans vous
douter que vous restez dans le sacrifice. » Mais ces textes ne
sont jamais vraiment lus. Que reproche saint Jean aux Juifs ? En
quoi se distingue-t-il du judaïsme orthodoxe dans ce reproche… ?
Voilà de vraies questions…
C :
Il reproche aux Juifs de valoriser leur filiation établie…
R.G :
Oui, sans voir leur propre violence, sans voir le péché originel
d’une certaine façon. « Notre père, c’est Abraham. »
Jésus leur dit : « Si vous étiez enfants
d’Abraham, vous feriez les œuvres d’Abraham ». (St Jean, 8,
39). Or, c’est la vérité qui rend libre. Cela amène à montrer
comment le péché originel, même s’il n’est pas question de le définir,
est lié à la violence et au religieux tel qu’il est dans les
religions archaïques ou dans le christianisme déformé par l’archaïsme
dont il ne parvient pas à triompher totalement dans l’Histoire. Je
me garderais bien de définir le péché originel.
C :
Mais ce qui paraît très étonnant c’est le fait que dans la Bible on
ne connaisse pas la raison pour laquelle Abel est préféré à Caïn…
R.G :
Il y a peut-être, paradoxalement, une raison qui est visible dans
l’islam. Abel est celui qui sacrifie des animaux et nous sommes au
stade : Abel n’a pas envie de tuer son frère peut-être parce
qu’il sacrifie des animaux et Caïn, c’est l’agriculteur. Et là,
il n’y a pas de sacrifices d’animaux. Caïn n’a pas d’autre
moyen d’expulser la violence que de tuer son frère. Il y a des
textes tout à fait extraordinaires dans le Coran qui disent que
l’animal envoyé par Dieu à Abraham pour épargner Isaac est le même
animal qui est tué par Abel pour l’empêcher de tuer son frère.
Cela est fascinant et montre que le Coran n’est pas insignifiant sur
le plan biblique. C’est très métaphorique mais d’une puissance
incomparable. Cela me frappe profondément. Vous avez des scènes très
comparables dans l’Odyssée, ce qui est extraordinaire. Celles du
Cyclope. Comment échappe-t-on au Cyclope ? En se mettant
sous la bête. Et de la même manière qu’Isaac tâte la peau de son
fils pour reconnaître, croit-il, Jacob alors qu’il y a une peau
d’animal, le Cyclope tâte l’animal et voit qu’il n’y a pas
l’homme qu’il cherche et qu’il voudrait tuer. Il apparaît donc
que dans l’Odyssée l’animal sauve l’homme. D’une certaine
manière, le troupeau de bêtes du Cyclope est ce qui sauve. On
retrouve la même chose dans les Mille et une nuits, beaucoup plus
tard, dans le monde de l’islam et cette partie de l’histoire du
Cyclope disparaît, elle n’est plus nécessaire, elle ne joue plus
un rôle. Mais dans l’Odyssée il y a une intuition sacrificielle
tout-à-fait remarquable.
C :
Vous avez dit que cet aspect dénonciateur du meurtre fondateur dans le
discours de Jésus avait été assez mal compris – on y voit souvent
de l’antisémitisme. Pour quelle raison l’avènement du
christianisme, s’il a été si mal compris, n’a-t-il pas provoqué
un déchaînement de la rivalité mimétique ?
R.G :
On peut dire que cela aboutit à des déchaînements de rivalité
mimétique, d’opposition de frères ennemis. La principale
opposition de frères ennemis dans l’Histoire, c’est bien les
juifs et les chrétiens. Mais le premier christianisme est dominé par
l’Epître aux Romains qui dit : la faute des juifs est très réelle,
mais elle est votre salut. N’allez surtout pas vous vanter vous chrétiens.
Vous avez été greffés grâce à la faute des juifs. On voit l’idée
que les chrétiens pourraient se révéler tout aussi indignes de la Révélation
chrétienne que les juifs se sont révélés indignes de leur révélation.
Je crois profondément que c’est là qu’il faut chercher le
fondement de la théologie contemporaine. Le livre de Mgr Lustiger, La
Promesse, est admirable notamment ce qu’il dit sur le massacre des
Innocents et la Shoah. Il faut reconnaître que le christianisme
n’a pas à se vanter. Les chrétiens héritent de Saint Paul et des
Evangiles de la même façon que les Juifs héritaient de la Genèse
et du Lévitique et de toute la Loi. Mais ils n’ont pas compris cela
puisqu’ils ont continué à se battre et à mépriser les Juifs.
C :
Ils ont continué à être dans l’ordre sacrificiel. Mais la Chrétienté
n’est-elle pas alors une contradiction dans les termes ? Une société
chrétienne est-elle possible ? Les chrétiens ne sont-ils pas
toujours des contestataires de l’ordre et de Satan et donc des
marginaux ?
R.G :
Oui, ils ont recréé de l’ordre sacrificiel. Ce qui est
historiquement fatal et je dirais même nécessaire. Un passage trop
brusque aurait été impossible et impensable. Nous avons eu deux
mille ans d’histoire et cela est fondamental. Mon travail a un
rapport avec la théologie, mais il a aussi un rapport avec la science
moderne en ceci qu’il historicise tout. Il montre que la religion
doit être historicisée : elle fait des hommes des êtres qui
restent toujours violents mais qui deviennent plus subtils, moins
spectaculaires, moins proches de la bête et des formes sacrificielles
comme le sacrifice humain. Il se pourrait qu’il y ait un
christianisme historique qui soit une nécessité historique. Après
deux mille ans de christianisme historique, il semble que nous soyons
aujourd’hui à une période charnière - soit qui ouvre sur
l’Apocalypse directement, soit qui nous prépare une période de
compréhension plus grande et de trahison plus subtile du
christianisme. Nous ne pouvons pas fermer l’histoire et nous n’en
avons pas le droit.
C :
L’Apocalypse pour vous, c’est la fin de l’histoire…
R.G :
Oui, pour moi l’Apocalypse c’est la fin de l’histoire. J’ai
une vision aussi traditionnelle que possible. L’Apocalypse, c’est
l’arrivée du royaume de Dieu. Mais on peut penser qu’il y a des
« petites ou des demi-apocalypses » ou des crises c’est-à-dire
des périodes intermédiaires…
C :
Et vous ne croyez pas à la post-histoire de Philippe Murray ?
R.G :
Je l’apprécie beaucoup. Mais je suis sans doute un chrétien plus
classique malgré mon historicisme. Il faut prendre très au sérieux
les textes apocalyptiques. Nous ne savons pas si nous sommes à la fin
du monde, mais nous sommes dans une période-charnière. Je pense que
toutes les grandes expériences chrétiennes des époques-charnières
sont inévitablement apocalyptiques dans la mesure où elles
rencontrent l’incompréhension des hommes et le fait que cette
incompréhension d’une certaine manière est toujours fatale. Je dis
qu’elle est toujours fatale, mais en même temps elle ne l’est
jamais parce que Dieu reprend toujours les choses et toujours
pardonne.
C :
Comment envisagez-vous la mondialisation du point de vue de votre
système ? La mondialisation ne serait-elle pas une répétition de
l’Apocalypse ou de la post-histoire ? La mondialisation
n’est-ce pas d’abord Babel puisque l’on revient au début de la
Genèse et puis l’Apocalypse du fait de la disparition des nations ?
R.G :
Oui, il n’y a plus que des forces contraires qui transcendent
toute distinction tribale, nationale…
C :
Avec une sorte de mondialisation de l’ordre sans possibilité de
nouveau recours à la béquille sacrificielle…
R.G :
Le principe apocalyptique définit ce que vous avez dit. Dès
qu’il y a non possibilité de recours ou même moindre recours,
celui qui vit le christianisme d’une façon intense sent ceci. Donc,
même s’il se trompe, il considère toujours la fin toute proche et
l’expérience devient apocalyptique.
C :
Et en même temps nous sommes dans une situation historique inédite où
d’une part la béquille sacrificielle serait tombée, et
d’autre part, on a supprimé toutes les barrières à la rivalité mimétique…
R.G :
Je suis entièrement d’accord avec vous. Je me souviens d’un
journal dans lequel il y avait deux articles juxtaposés. Le premier
se moquait de l’Apocalypse d’une certaine façon ; le second
était aussi apocalyptique que possible. Le contact de ces deux textes
qui se faisaient face et qui dans le même temps se donnaient comme
n’ayant aucun rapport l’un avec l’autre avait quelque chose de
fascinant.
C :
Dans votre essai Celui par qui le scandale arrive, on a
l’impression que vous envisagez l’idée d’une société non
sacrificielle qui pourrait être la plus violente possible dans une
sorte d’égalitarisme qui produit le conflit plutôt qu’il ne
l’alimente.
R.G :
Nous sommes encore proches de cette période des grandes
expositions internationales qui regardait de façon utopique la
mondialisation comme l’Exposition de Londres – la « Fameuse »
dont parle Dostoievski, les expositions de Paris… Plus on
s’approche de la vraie mondialisation plus on s’aperçoit que la
non-différence ce n’est pas du tout la paix parmi les hommes mais
ce peut être la rivalité mimétique la plus extravagante. On était
encore dans cette idée selon laquelle on vivait dans le même monde :on
n’est plus séparé par rien de ce qui séparait les hommes
auparavant donc c’est forcément le paradis. Ce que voulait la Révolution
française. Après la nuit du 4 août, plus de problème !
(rires).
C :
Cela est vrai sur le plan mondial comme sur le plan interne des sociétés
puisqu’il y existe pour les deux de l’égalitarisme qui masque
les différences nécessaires.
R.G :
L’Amérique connaît bien cela. Il est évident que la non-différence
de classe ne tarit pas les rivalités mais les excite à mort avec
tout ce qu’il y a de bon et de mortel dans ce phénomène.
« Mahomet
s'est établi en tuant ; JÉSUS-CHRIST en faisant tuer les siens.
Mahomet en défendant de lire ; JÉSUS-CHRIST en ordonnant de lire.
Enfin cela est si contraire, que si Mahomet a pis la voie de réussir
humainement, JÉSUS-CHRIST a pris celle de périr humainement. Et au
lieu de conclure, que puisque Mahomet a réussi, JÉSUS-CHRIST a bien pu
réussir ; il faut dire, que puisque Mahomet a réussi, le Christianisme
devait périr, s'il n'eût été soutenu par une force toute divine »
Pascal Pensées
C :
On remarque un facteur inédit qui est celui de la confrontation de
notre société avec une religion qui, elle, n’éprouve aucune répulsion
pour la violence. Cette religion, c’est l’islam. Vous réfléchissez
en outre beaucoup sur les Veda pour marquer ainsi le caractère
universel de votre pensée et l’islam finalement y reste encore un peu
marginal…
R.G :
Ce sont là des circonstances tout à fait accidentelles. J’ai essayé
de lire certaines traductions du Coran, mais elles sont assez rébarbatives.
Le livre d’André Chouraqui, Le Coran, m’est un peu tombé
des mains ! (rires). Sans le contact avec la langue arabe, la
tache est difficile. Il y a deux importantes traductions du Coran :
celle de Denise Masson et une plus ancienne rééditée récemment
chez Payot : celle d’Edouard Montet. Les différences entre ces
traductions sont énormes et l’on n’a pas les moyens d’arbitrer.
C :
Les traductions de différentes sourates que donne Anne-Marie
Delcambre dans son ouvrage L’islam des interdits montrent
clairement comment il y a une légitimité de la violence dans l’Islam
principalement dans l’affrontement avec les « Infidèles ».
Il se pose ici un défi dont on ne voit pas très bien comment
l’Occident peut y répondre…Mais on peut penser à l’idée d’une
réforme de l’Islam, idée soutenue par des penseurs comme René Guénon
et aujourd’hui par de nombreux musulmans comme Dalil Boubakeur …
R.G :
L’Occident peut-il encore y répondre sur le plan spirituel ?
Il y a une interprétation de ce qui se passe actuellement selon
laquelle nous vivons les avatars de la modernisation de l’Islam.
Cette thèse est peut-être vraie, mais quand est-ce que se réalisera
cette réforme ? Combien d’années faudra-t-il attendre ?
C :
Le problème est que cet Islam se détacherait probablement de ses
sources idéologiques. Or le Coran semble difficilement transposable
dans une autre perspective.
R.G :
C’est toute la difficulté de l’interprétation. La question
de la vocalisation est ici essentielle. L’arabe est une langue
consonantique comme l’hébreu et si l’on vocalise en araméen, on
trouve des traductions différentes. Je ne sais pas comment les spécialistes
réagissent à cela. Mais il y a quelque chose d’intéressant dans
le fait que la critique historique devienne d’un coup une espèce
d’arme. Elle s’en ait pris au christianisme. Il y a donc un bon
usage de la critique historique.
Le
sens du sacrifice chrétien
C :
Pouvez-vous développer les raisons profondes qui ont fait qu’après
avoir récusé au terme de « sacrifice » tout usage chrétien,
vous disiez dans votre dernier livre ne pas pouvoir vous en passer ?
Il est donc important de conserver le terme « sacrifice »
dans son usage chrétien en ayant conscience que c’est le contraire du
sacrifice archaïque.
R.G :
Il y a une histoire à ceci. C’est un théologien allemand, le Père
Schweiger, qui m’a conduit à accepter le terme de sacrifice dans
son sens chrétien. Je lui ai rendu service pour la rivalité mimétique
mais l’utilisation chrétienne de cette notion et de l’idée
d’une violence fondatrice nous sont venues ensembles et son ouvrage
est paru au même moment que le mien. Donc sur certains points, il
devrait être considéré comme le fondateur de la théorie au même
titre que moi. Il a essayé pendant plusieurs années de convaincre
les théologiens allemands. Les théologiens allemands sont
fondamentalement divisés en deux groupes : l’un protestant,
l’autre plus bavarois et catholique. Il a réussi à les intéresser
à cette thèse et je me suis rendu à leur rassemblement cet été.
C’est la première fois que ce groupe de théologiens m’invite à
parler de mes thèses. Mais ils ne sont plus ce qu’ils étaient.
C :
Vous voulez dire qu’ils n’ont plus la même puissance de travail ?
R.G :
Les théologiens allemands dominaient la réflexion dans ce
domaine. Et maintenant ce sont les théologiens américains qui
dominent. Ils ont de grandes personnalités mais aussi des « farceurs »
dont certains alimentent Prieur et Mordillat. Ce que je pense, -
dans Des choses cachées depuis la fondation du monde j’essaye
de créer une plage non sacrificielle - c’est qu’il y a deux
types de sacrifice. Si l’on se fonde, par exemple, sur le jugement
de Salomon, on distingue : le sacrifice de soi et le sacrifice de
l’autre. Eprouver le désir de parler sans « sacrifice »
c’est dire qu’il y a un lieu où l’on peut se situer qui est
purement scientifique et qui est étranger à toutes les formes de
sacrifice. Donc il y a une objectivité scientifique au sens
traditionnel. Nier cette objectivité, c’est dire : « non
pas du tout, on est toujours dans une forme de religieux ou dans une
autre : il faut se sacrifier soi-même ». D’ailleurs,
c’est le Père Schweiger qui énonce cette thèse selon laquelle il
faut une conversion personnelle pour comprendre le désir mimétique.
Une conversion qui n’est pas nécessairement chrétienne… En tout
cas, il faut être capable de se reconnaître coupable de désir mimétique.
Et cela, je crois, est essentiel.
C :
Vous voulez dire que le sacrifice c’est la conversion, quelle
qu’elle soit, chrétienne ou non…
R.G :
Le passage du sacrifice de l’autre au sacrifice de soi, c’est la
conversion. La preuve, dans les Evangiles, c’est le rapport extrêmement
proche qui n’est pas souvent perçu entre la première conversion
chrétienne qui est la reconversion de Pierre après son reniement et
puis la conversion de Paul, marquée par la parole de Jésus « Pourquoi
me persécutes-tu ? ». Quel que soit celui que l’on persécute
c’est toujours Jésus que l’on persécute. L’absence de lieu non
sacrificiel où l’on pourrait s’installer pour rédiger une
science du religieux, qui n’aurait aucun rapport avec lui, est une
utopie rationaliste. Autrement dit il n’y a que le religieux chrétien
qui lise vraiment de façon scientifique le religieux non chrétien.
C :
En défendant le sacrifice chrétien vous défendez le religieux chrétien
contre l’idée d’un christianisme qui serait pure foi, sans religion ?
R.G :
Oui, d’un christianisme sans religion, ce christianisme irréligieux
que l’on voit très bien apparaître dans les attaques contre
Mel Gibson qui sont en réalité des attaques contre la Passion elle-même.
Des journalistes étaient présents à la sortie des premières séances
du film à New-York. Et certains spectateurs disaient : « Mais
nous avons changé tout cela, la Passion n’a plus la même
importance qu’avant… ». C’était un révélateur
prodigieux d’un certain courant dans le christianisme aujourd’hui.
Il me semble que le débat sur Mel Gibson – en mettant entre parenthèses
les mérites ou les démérites du film – était un débat sur
l’importance de la Passion, sur la centralité de la Passion ou non.
C :
Et en même temps ce film montrait bien ( par les reproches qui lui étaient
faits d’être trop violent) à quel point vous avez raison en disant
que le discours dénonciateur de la violence du Christ n’a pas été
compris. Depuis le moment où vous avez commencé à écrire Des
choses cachées depuis la fondation du monde, n’étiez-vous pas gênés
par la crainte d’apparaître comme un apologiste de la religion chrétienne ?
R.G :
Les personnes qui reprochent à Gibson cette violence sont celles qui
d’habitude ne s’inquiètent absolument pas de la violence au cinéma
ou bien en font quelque chose de bon : une victoire pour la
liberté, pour la modernité. Le livre accepte un peu d’apparaître
comme une apologie de la religion chrétienne. Il cherche ce lieu
sacrificiel dont je n’avais pas conscience à l’époque. Cela
c’est le Père Schweiger qui me l’a montré. Il y a des erreurs
grossières comme l’attaque contre l’Epître aux Hébreux qui est
ridicule. Il y a des éléments sur la Passion notamment dans l’Epître
aux Hébreux qui me paraissent absolument essentiels par exemple
l’usage qui est fait du psaume 40 : « Tu n’as
voulu ni sacrifice ni oblation…Donc j’ai dit : Voici, je
viens ». Que signifie ce « donc » ? Il veut
dire : « Tu n’a voulu ni sacrifice ni oblation »
donc il n’y a plus de sacrifice et donc les hommes sont exposés à
la violence et il n’y a plus que deux choix : soit on préfère
subir la violence soit on cherche à l’infliger à autrui. Le Christ
veut nous dire entre autres choses : il vaut mieux subir la
violence (c’est le sacrifice de soi) que de l’infliger à autrui.
Si Dieu refuse le sacrifice, il est évident qu’il nous demande la
non-violence qui empêchera l’Apocalypse.
C :
Le Christ nous demande alors un sacrifice intérieur…
R.G :
Oui, un sacrifice intérieur ou sacrifice de soi : « Voici
que Je viens pour faire sa volonté ». Il faut faire référence
à la bonne prostituée, dans le Jugement de Salomon que j’évoquais
trop rapidement tout à l’heure : elle préfère lâcher
l’enfant, elle donc est la vraie mère.
C :
Vous allez jusqu’au bout d’une défense d’un christianisme
augustinien finalement… L’amour don contre l’amour passion…
R.G :
Augustin voit vraiment le christianisme et la mort du Christ comme
l’essentiel de toute la culture. D’une certaine façon il associe
Caïn et Abel et tous ces meurtres à la Passion ; il voit
qu’il y a un rapport. A la fin de la Cité de Dieu, il y a des
textes extraordinaires sur ce thème, mais qui me paraissent pourtant
incomplets. Il y a à la fois le penseur chrétien très puissant et
aussi un homme qui considère la civilisation antique de façon très
inhabituelle aujourd’hui.
C :
Dans Quand ces choses commenceront, livre d’entretien mené
par Michel Tréguer, vous allez très loin et vous parlez de Saint
Augustin en affirmant : « Tout ce que j’ai dit est
dans Saint Augustin… ».
R.G :
C’était une boutade de ma part mais j’y crois d’une certaine façon.
On découvre dans son œuvre des éléments extraordinaires pour la définition
du désir mimétique. Il y a cette formule – que je cite dans ce
livre – des deux nourrissons lesquels sont déjà en pleine rivalité
parce qu’ils rivalisent pour le sein de la nourrice. Cela est un peu
mythique : ces deux nourrissons ne sont pas capables de
comprendre que le sein de la nourrice peut s’épuiser. Mais il
s’agit d’une image formidable du désir de toute l’humanité et
du fait que la rivalité est présente dès l’origine. C’est ce
que découvre aujourd’hui la science expérimentale : elle découvre
qu’il y a imitation dès l’origine de l’humanité, dans son
existence et son organisation. L’imitation est fondamentale dans les
premiers mouvements réflexes de l’être humain.
C :
A partir du moment où vous placez la violence au cœur de
l’homme, vous n’êtes pas dans un univers irénique et hellénique.
R.G :
On peut dire que cet univers irénique n’est là que
partiellement chez Platon. Il a une inquiétude, une angoisse devant
le mimétique. Derrida dit très justement que l’on ne peut pas systématiser
le mimétique chez Platon. Il y a chez lui des contradictions qui sont
insolubles. Il a ses inquiétudes devant le mimétique ou devant le
fait que les hommes doivent l’éviter comme la peste. Ce qui est
passionnant et absolument incompréhensible. Mais si vous regardez les
interdits primitifs, les interdits mimétiques, ils sont là. Je crois
que Platon est encore en contact avec des éléments du passé, qui
sont présents chez les présocratiques mais qui ne le sont plus chez
Aristote. Aristote est imitateur de Platon mais on a totalement changé
de monde sur le plan culturel : l’alexandrin est ce qui est
moderne par rapport à l’univers de la démocratie athénienne.
C :
Par delà la violence des rapports humains et la rivalité mimétique
n’y-a-t’il pas un désir naturel chez l’homme de vivre en
société, paisiblement, en pantouflard ? Cela ne vous semble-t-il
pas contradictoire avec votre thèse ?
R.G :
Absolument pas. La théorie mimétique ne veut pas se présenter comme
une philosophie qui ferait le tour de l’homme. Elle tend simplement
à dire qu’il y a toujours assez de rivalité mimétique dans une
société pour tout troubler et pour obliger à procéder à un
sacrifice. Mais cela ne veut pas dire que tout le monde est coupable
au même titre. Il est bien évident que dans notre société les gens
sont très forts pour éviter la rivalité mimétique non seulement
instinctivement mais très délibérément : il y a tout un art
d’éviter la rivalité mimétique qui au fond est l’art de vivre
ensemble. Et cela est absolument indispensable.
C :
Dans votre dernier livre Les origines de la culture vous
insistez beaucoup sur le darwinisme et volontairement vous proposez un
épigraphe darwinien à chaque chapitre. Vous semblez en tirer l’idée
d’un progrès fatal de l’homme…
R.G :
C’est Pierpaolo Antonello qui a fait cela. Personnellement je
voulais les enlever. Quant à la question du progrès, ce dernier
n’est pas forcément fatal parce que les hommes y contribuent eux-mêmes.
Je reconnais qu’il peut y avoir une régression. On peut penser que
l’Islam est soutenu par le Coran mais quant aux islamistes « frénétiques »
il est bien évident que le Coran n’a guère été interprété dans
cette voie si ce n’est peut-être par la fameuse secte des
assassins. Oui, il peut y avoir une régression.
C :
Ce qui est très frappant, notamment dans Quand ces choses
commenceront, au sein même de cette ambiance augustinienne
pessimiste c’est votre optimisme foncier, votre idée qu’il y aura
toujours un chemin vers le mieux. C’est sans doute la rivalité mimétique
qui a pu égarer Augustin dans ses polémiques…
R.G :
Mais c’est vrai aussi chez Augustin… Henri Marrou disait qu’il
faudrait toujours renoncer à choisir le moment le plus polémique
d’Augustin pour le définir en entier. Et si l’on regarde les
textes sur la grâce qui ne sont pas dans la querelle avec Pélage, on
peut se constituer un Augustin beaucoup plus modéré. La rivalité
mimétique est une chose sans quoi il serait très difficile d’écrire.
C’est elle qui soutient l’écrivain dans ses efforts. (rires)
La
violence est au cœur de l’homme
C :
Le christianisme continue à imprégner à contrecœur la société
moderne. Vous êtes finalement proche de Chesterton qui parlait de
« l’idée chrétienne devenue folle ». Vous affirmez que
le message victimaire du christianisme imprègne la vie contemporaine et
en même temps on a l’impression d’une perte complète de toute
conscience de la violence. C’est très paradoxal.
R.G :
Je crois qu’il y a un double mouvement. Il ne faut pas oublier
qu’il y a aussi une société de la peur. Beaucoup de gens considèrent
que la violence augmente dans notre univers. Les deux mouvements se
chevauchent. Le catholicisme en France ou le « para-catholicisme »
anglais de la première moitié du XX°siècle connaissent une espèce
d’explosions de talents dans la période de l’entre-deux-guerres,
que l’on ne retrouve plus aujourd’hui. Je sais que vous n’êtes
pas tendres avec Maritain. Il y a des choses un peu plates dans son œuvre,
mais il y a aussi des éléments absolument admirables. Des ouvrages
comme Le songe de Descartes ou Les trois réformateurs sont marqués
par une veine polémique qui disparaît par la suite parce qu’il est
devenu presque trop officiel.
C :
On constate un phénomène d’inconscience contemporaine vis-à-vis
de la violence. Nos contemporains ont certes peur de la violence, mais
ils en ont conscience comme une force extérieure notamment sous la
forme du terrorisme. Il semble que nos contemporains aient totalement
perdu le message chrétien qui enseigne que la violence est au cœur de
l’homme, une violence qui nous menace et que l’on ne peut pas
expulser de nous-mêmes.
R.G :
Oui, on se sent toujours victime d’une violence autre. Il faudrait
étudier le mimétisme sur le plan le plus fondamental qui est la réciprocité
entre les hommes. Entre les animaux, il n’y a pas de réciprocité :
même lorsqu’ils se battent, ils ne se regardent pas. Dans la première
histoire du Livre de la jungle, les animaux ne peuvent pas soutenir le
regard de Mowgli, l’enfant-loup. L’animal ne voit rien dans ses
yeux qui ne retienne son regard. Ce n’est pas du tout le triomphe de
l’homme sur l’animal malgré ce qu’en fait Kipling, conformément
à une vision dix-neuvièmiste de l’humanisme triomphant. Dans ce
livre toutes les histoires se terminent par des meurtres collectifs,
derrière lesquels se cachent des mythes indiens très anciens. Ce qui
m’interroge c’est cette réciprocité qui subsiste chez l’homme.
Si vous avez un bon rapport avec quelqu’un, vous êtes dans la réciprocité,
mais très vite la violence peut s’élever entre vous. Lorsque je
vous tends la main et que vous ne la prenez pas, s’il n’y a pas réciprocité,
immédiatement la main qui s’est offerte se retirera. C’est-à-dire
qu’elle imitera la violence de l’autre. Le rapport de violence est
un rapport de réciprocité tout comme le rapport donnant-donnant.
Mais c’est un rapport de réciprocité très difficile à modifier
dans le sens du retour à une bonne réciprocité. En revanche, rien
n’est plus facile de passer de la bonne à la mauvaise réciprocité.
Dès que les hommes ne se traitent pas bien mutuellement, ils ont
l’impression que la violence vient de l’autre et, dans leur idée,
eux ne font jamais que rendre à l’autre la même chose. C’est
dire à l’autre : j’ai compris ce que tu veux me dire et je
me conduis avec toi de semblable manière. Et pour être bien sûr que
l’autre comprendra on surenchérit. L’autre va donc interpréter
cela comme une agression. On peut très bien montrer ici qu’au
niveau le plus élémentaire il y a toujours incompréhension de
l’un par l’autre. L’escalade peut grimper sans que personne
n’est jamais conscience d’y contribuer lui-même.
C :
Cependant on a vécu pendant cinquante ans sous une doctrine stratégique
nucléaire qui prévoyait justement une escalade de violence…
R.G :
Certainement. Mais dans ce cas précis il y a eu des gestes de
prudence extraordinaires, puisque Kroutchev n’a pas maintenu à Cuba
les bombes atomiques. Il y a, dans ce geste, quelque chose de décisif.
Ce fut le seul moment effrayant pour les hommes d’Etat eux-mêmes.
Aujourd’hui nous savons qu’il y a des pays qui essaient par tous
les moyens de se procurer ces armes et nous savons aussi qu’ils sont
bien décidés à les utiliser. On a donc encore franchi un pallier.
C :
Une autre traduction de cette perversion des idées chrétiennes
c’est le concept de victime. Dans notre société les victimes sont
partout et cette surenchère victimaire est finalement devenue le moyen
d’agresser l’autre. On se sert de ce que l’on sait de la personne
pour dire : « je suis ta victime donc tu es un bourreau ».
R.G :
Oui mais il faut aussi reconnaître que derrière cet abus du
victimaire il y a un usage légitime. Nous sommes la seule société
qui s’intéresse aux victimes en tranquillité. Et ça c’est une
supériorité extraordinaire.
C :
Vous le développiez bien dans Quand ces choses commenceront :
la victimisation comme arme, comme violence…
R.G :
Je crois que le moment décisif en Occident est l’invention de l’hôpital.
Les primitifs s’occupent de leurs propres morts. Ce qu’il y a de
caractéristique dans l’hôpital c’est bien le fait de s’occuper
de tout le monde. C’est l’hôtel-Dieu donc c’est la charité. Et
c’est visiblement une invention du Moyen-Age. Tout ce qu’il y a de
bon dans notre société peut faire l’objet d’abus. Lorsque
Voltaire a écrit Candide, il cherchait un contre-exemple, une société
supérieure à l’Occident, mais il ne l’a pas trouvée. C’est la
raison pour laquelle il s’est tourné vers cet Eldorado qui, en
fait, n’existe pas. Il avait lui-même écrit des poèmes comme
le Mondain - « Ah quel bon temps que ce siècle de
fers ! ». Son idée principale est que la société moderne
était la meilleure de toutes. C’était pour embêter les dames de
son salon qui parlaient de Leibniz au lieu de parler de lui comme
elles auraient dû le faire…(rires) Voltaire a une conscience de la
rivalité mimétique tout à fait extraordinaire. Dans Candide, il y a
ce personnage, Pococuranté, qui possède tout. Noble vénitien, il reçoit
Candide et son serviteur Martin et méprise toutes ses richesses
(chap. 25). Il a de nombreux tableaux, mais il ne les regarde plus.
Par ailleurs, il affirme que les sots admirent tout dans l’œuvre
d’un grand auteur ; lui, il n’aime que ce qui est à son
usage. Lorsqu’ils prennent congé de ce Vénitien, Candide dit à
son serviteur Martin : « voilà le plus heureux des
hommes car il est au-dessus de tout ce qu’il possède ». Il
veut paraître supérieur à toutes ses possessions et, au fond, il
cultive une forme de désir.
C :
Il y a un dernier thème que vous abordez, celui de la vérité,
de la vérificabilité. Derrière ce thème de la vérité se cache
celui de la figuralité : tout est figure du vrai…. Dans La
voix méconnue du réel, vous proposez l’idée d’une vérité à
laquelle on n’échappe pas, celle de la théorie mimétique, qui
d’une certaine façon est au-dessus des preuves que l’on peut donner
pour ou contre…
R.G :
Le vrai problème est celui de la vérité scientifique. Popper
m’oppose toujours la « vérifiabilité ». Il m’assure
que ma thèse n’est pas vérifiable. Je lui réponds que la thèse
de l’évolution ne l’est pas non plus indubitablement. D’autre
part, il y a toutes sortes de choses dont nous sommes certains.
C’est la direction que je prends maintenant. C’est ce que l’on
nomme en anglais le « common knowledge », le savoir commun.
Aujourd’hui vous n’avez pas besoin d’expliquer que les sorcières
ne sont pas coupables, malgré la chasse aux sorcières du 15ème siècle.
Il s’agit là de « common knowledge » dans la mesure où
personne ne vous réfutera car cela va de soi, cela est évident. La
question est de savoir si ce « common knowledge » fait
partie de la science. Je réponds : oui mais c’est une science
tellement certaine qu’elle n’a pas à se démontrer, une science
qui a trop de vérifications qui sont là possibles pour qu’il soit
nécessaire d’en épuiser la liste.
C :
Notre revue s’appelle Certitudes : c’est un clin d’œil au
penseur italien Vico, qui développe la théorie du « certum ».
Le certum n’est pas le « verum ». Vico est d’une
certaine manière, un anthropologue, il est passionné par la latinité
dans toutes ses manifestations historiques. Votre éloquence fait penser
à Vico. Le propos de Vico n’est pas philosophique. Sa théorie de la
« science nouvelle » décrit une science qui est en
opposition à celle de Descartes et en cela elle est nouvelle.
Descartes, lui, prétendait au« verum » donc à une
science de l’objet. Et vous dites : « Nous sommes
toujours inclus dans la science fondamentale que nous développons donc
ce n’est pas une vérité objective mais une vérité totale qui nous
enveloppe… ».
R.G :
L’idée selon laquelle on ne peut arriver au « certum »
à partir des textes est une idée constamment démentie par
l’existence du système judiciaire, du système de la preuve. La
question est de savoir à partir de quel moment on est vraiment dans
le « certum ». Dans l’anthropologie il n’y a pas de vérification
immédiate puisque tout est indirect. Tout est lié à la
multiplication des indices donc c’est bien une attitude
scientifique. Le travail de l’ethnologue nécessite cette
multiplication d’indices indirects.
C :
Vous avez osé intituler l’un de vos livres : la voix méconnue
du réel. Comment ce texte sur le réel et sur la vérité a-t-il été
reçu ?
R.G :
La voix méconnue du réel c’est le titre choisi par la
traductrice. Je trouve cette traduction très bonne, mais certains la
contestent. C’est tout le problème des traductions de l’anglais
au français. C’est sur le mot « réel » que l’on
conteste la traduction. La traduction devient impossible à cause des
ressemblances entre les deux langues. C’est la question des « faux-amis ».
Des termes traduits en apparence parfaitement n’ont pas de sens dans
une langue, mais sont très compréhensibles dans l’autre.
C :
Le fait d’avoir enseigné et publié aux Etats-Unis vous a-t-il
donné une liberté de recherche et de pensée supplémentaire par
rapport à ce qui se serait passé si vous étiez restés en France ?
Le préjugé antireligieux était-il moins fort là-bas ?
R.G :
C’est ma seule expérience anthropologique ! ( rires ).
Non, le préjugé est exactement le même. Mais les proportions en
chiffres sont différentes. Par exemple, l’Eglise « modernisée »
a réussi à « décatholiciser » nombre de gens. Les
catholiques rassemblent soixante-dix millions de personnes aux
Etats-Unis. J’y suis arrivé avant le Concile et il y avait alors 75
% de pratiquants. Cela représentait beaucoup plus que toute
l’Europe. Aujourd’hui on compte 30 % de pratiquants ce qui reste
encore très supérieur à l’Europe. Les fondamentalistes ne sont
pas les fous-furieux tels que les médias les montrent ici. Les
traiter de « fondamentalistes » est d’ailleurs excessif.
Ils sont attachés à l’éducation des enfants. Ils se méfient des
cours de « sex education » qui ont lieu dans certaines écoles,
ce qui est parfaitement légitime. Certes, les milieux les plus
nationalistes récupèrent leurs votes, mais d’une certaine manière
tous les partis ont une part de responsabilité. Les églises
protestantes sont d’ailleurs dans un état de décomposition plus
grand que l’Eglise catholique.
C :
Justement, quelle est la situation des églises protestantes, des
baptistes par exemple ?
R.G :
Ce problème est assez complexe. Les baptistes ont toujours été
un peu fondamentalistes. Il y a de nombreux pratiquants dans cette
branche du protestantisme. Il y a ce qu’on appelle les « grandes
dénominations » qui comprennent les épiscopaliens ( anglicans
version internationale), les presbytériens d’origine écossaise et
les méthodistes ainsi que les quakers. Beaucoup de ces Eglises
notamment presbytériennes, souvent très rigoureuses ont connu une
certaine évolution vers un relâchement de la Foi. Ainsi parler de
Dieu aujourd’hui dans ces Eglises cela paraît un peu impoli…! (
rires ) Elles sont devenues des sortes de clubs humanitaires.
C :
Vous dites avec une force extraordinaire que la religion est mère
de tout…
R.G :
Je pense qu’elle l’est. Ce qui fait la force du catholicisme américain
ce sont les protestants qui se convertissent au catholicisme. Si vous
leur dites que le catholicisme est en train lui aussi de se décomposer,
ils vous répondent : « Oui, mais le catholicisme est la
seule Eglise qui a une chance de survivre et de vivre. »
« Le
débat sur le film de Mel Gibson est en réalité un débat sur la
Passion elle-même »
C :
Ils doivent être d’autant plus désolés de l’affadissement du
catholicisme…Quelle a été, par exemple, la réaction de la hiérarchie
catholique devant la Passion du Christ ?
R.G :
De nombreux protestants ont affirmé sur plusieurs chaînes de télévision :
« ce film montre à quel point nous avons supprimé toute
imagerie ». Il y a donc eu parfois de très heureuses réactions
de la part de protestants. Pour ce qui est de la hiérarchie
catholique, une déclaration des évêques disait : « Nous
n’avons pas d’avis ». Ils ont affirmé qu’ils ne jugeaient
pas Mel Gibson, que son engagement était plutôt bon en soi mais que
le film pouvait être très mal compris, comme un film justifiant la
violence. Cela est vraiment faux. Le film ne justifie pas la violence.
Aux Etats-Unis, nous avons une chaîne de télévision catholique qui
s’appelle « The Eternal World Television Network » (EWTN) :
le réseau de télévision de la Parole éternelle. C’est magnifique !
(rires). C’est Mother Angelica qui en est la directrice. Ils
disent la Messe, ils récitent le chapelet plusieurs fois par jour et
les émissions culturelles sont souvent de qualité et ne sont pas la
répétition interminable de celles diffusées par les autres médias.
C :
En France, il y a la chaîne KTO lancée depuis trois ans. Elle s’apprêtait
à défendre le film, mais, très liée à l’épiscopat, ce dernier
lui a demandé de mettre un bémol dans ses analyses…
R.G : Une journaliste de KTO m’a interrogé. Je revenais à ce moment-là des Etats-Unis et j’étais donc un peu fatigué. J’ai compris tout de suite qu’elle souhaitait me lancer contre le film de Mel Gibson. Alors cela m’a réveillé ! (rires).
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