«
La chaleur du soleil semblait fendre la terre. Pas un souffle de vent ne
faisait frémir les oliviers. Tout était immobile. Le parfum des
collines s'était évanoui. Les pierres gémissaient de chaleur. Le mois
d'août pesait sur le Massif du Gargano avec l'assurance d'un seigneur.
Il était impossible de croire qu'en ces terres, un jour, il avait pu
pleuvoir... ». Ce ton simple et lyrique pour peindre la nature en
majesté, ce classicisme qui accumule les petites phrases sèches pour
faire jaillir un peu d'émotion dans le torrent des mots, cette éloquence
jamais verbeuse, qui n'a que faire des longues périodes oratoires, on
la reconnaîtra bientôt au premier coup d'oeil. La proximité
chaleureuse et respectueuse que Laurent Gaudé entretient avec son monde
a d'ores et déjà quelque chose d'inimitable. Le style signale l'écrivain
à l'attention du passant.
Ce
livre, Le soleil des Scorta, c'est la vaste peinture à fresque de
l'histoire d'une famille de l'Italie du sud, entre 1870 et nos jours,
une famille qui traverse le cruel XXème siècle sans presque s'occuper
de politique ou d'idéologie. Sa vérité, qui brave le fracas des événements,
est issue tout entière du petit village de Montepuccio. Elle est
solaire. Elle est immobile et ressaisie à chaque génération de façon
différente. On peut la résumer ainsi : le plus beau dans la vie, c'est
la sueur de l'homme. La sueur seule est féconde. La sueur seule est
respectable. Pour les personnages de cette étrange saga, c'est clair :
l'esprit de jouissance détruit ce que l'esprit de sacrifice a édifié....
Sans
doute pénétré malgré lui de cette idée outrageusement réactionnaire,
le vieux Rocco Scorta Mascalzone, qui avait terrifié son village
d'origine par ses violences et ses rapines, ne voulut rien laisser à
ses enfants de l'argent malhonnête qu'il avait amassé. Il préféra
offrir toute sa fortune à l'église du village et à son curé
calabrais Dom Giorgio ; le bandit ne légua à ses trois rejetons que l'éclat
trouble de son nom.
Ce
geste que l'on nommera fou sans doute est l'origine paradoxale de
l'histoire qui nous est contée. Il initie une secrète chevalerie
familiale, qui donne accès à une sorte de salut humain. Ambivalence du
destin ! L'auteur semble avoir voulu d'abord nous conter quelque chose
comme la tragédie des Atrides, ces héros grecs frappés sans le savoir
de la même malédiction à chaque génération. Mais il n'y a pas de véritable
tragédie lorsqu'on vit dans la lumière du soleil. Rien n'y est irrémédiable.
Le sort étrange qui pèse sur les Scorta se transforme petit à petit
en une sagesse d'autant plus efficace qu'elle est sans prétention.
Oserais-je
noter cependant que l'ambition chronologique de ce petit volume (qui s'étend
depuis 1870 sur pratiquement un siècle de soleil) fait pour une part sa
faiblesse ? Au fil des pages, la vie des Scorta se schématise toujours
d'avantage et perd quelque chose de sa lourde crédibilité initiale. Ne
boudons pas notre plaisir cependant et saisissons-nous sans plus
attendre de tous ces bonheurs d'écriture que Laurent Gaudé nous offre
sans compter. Le jury du Goncourt, en distinguant cette oeuvre, a osé
quitter le fameux carré des éditeurs germano-pratins, qui se partage
ses faveurs chaque année (Gallimard, Grasset, Le Seuil, Albin Michel).
Il faut avouer que ce n'est pas pour rien qu'il est ainsi sorti des
sentiers rebattus, en allant chercher, dans le soleil des Scorta chez
Actes sud, une improbable et merveilleuse Arlésienne.
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