De
quelle manière la Fraternité Saint-Pie X se met-elle concrètement au
service de l'Eglise aujourd'hui ?
Le
cardinal Gagnon, pour conclure la visite canonique oui a eu lieu à Ecône
et dans toutes les maisons de la Fraternité Saint-Pie X à la fin de
l'année 1987, a tenu à parapher le livre d'or du Séminaire en
exprimant le souhait que « le merveilleux travail de formation
sacerdotale accompli ici rayonne un jour pour le bien de toute la sainte
Eglise ». Concrètement c'est bien par la formation des prêtres
que la Fraternité se met au service de l'Eglise. Ces prêtres sont en
quelque sorte comme en réserve mais ce n'est pas d'une réserve de
Peaux-Rouges qu'il s'agit comme le rappelait récemment Mgr Fellay. Nous
sommes des supplétifs prêts à intervenir, pas des émigrés de l'intérieur.
Grâce à la Fraternité, les richesses de la Tradition catholique ont
été effectivement transmises à toute une génération comme vient de
le montrer la nouvelle enquête d'Agathon menée par des étudiants de
l'Institut saint Pie X et que vous avez publiée vous-même dans le précédent
numéro de Certitudes. Il faut maintenant que cette richesse
trouve des espaces de liberté où elle puisse devenir féconde. Je
crois d'ailleurs que c'est en ce sens qu'il faut comprendre la fameuse
expression de Mgr Lefebvre sur l'expérience de la Tradition. « Laissez
nous faire l'expérience de la Tradition » demandait notre
fondateur à Rome durant le fameux sermon de Lille en août 1976. La
Tradition c'est effectivement une expérience vécue et qui ne demande
qu'à s'étendre, à être vécue le plus largement possible. Tel est en
quelque sorte le risque de la Tradition (cette surnaturelle fécondité
!) et ce risque, les évêques en France ne veulent pas le prendre parce
qu'ils ne sont pas capables comme fait le père de famille de l'Evangile
de tirer de leurs trésors du neuf et du vieux... Oui des choses
anciennes avec les choses nouvelles, vetera sed noviter dicta. Les
jeunes prêtres au contraire ne veulent pas épouser les crispations de
leurs aînés et ils comprennent beaucoup mieux cette démarche ; ils
sentent d'une manière presque intuitive que la Fraternité Saint Pie X
dans sa résistance est au service de l'Eglise, comme le prouvent leurs
réactions à la Lettre à nos frères prêtres.
Qu'est-ce
que cette romanité dont Mgr Lefebvre parlait si souvent ?
Historiquement
c'est sa formation au Séminaire français de Rome qu'évoqué Mgr
Lefebvre lorsqu'il parle de romanité. La forte personnalité du père
Le Floc'h avait imprimé à l'enseignement et aux coutumes de cette
maison un incomparable caractère de romanité que ses successeurs ont
su conserver. Le père Victor Berto qui sera le théologien privé de
Mgr Lefebvre pendant le concile fait partie lui aussi des héritiers
directs du père Le Floc'h et il a su décrire avec un lyrisme discret
la beauté de cette romanité qui est avant tout fidélité à
l'enseignement des papes. Mgr Lefebvre a cherché à nous transmettre
cet esprit en instaurant une nouvelle matière scolaire dans
renseignement, le cours des actes du magistère durant lequel on
enseigne aux séminaristes le contenu des grandes encycliques qui
forment un corpus doctrinal homogène et varié de Grégoire XVI à Pie
XII. On pourrait dire aussi sur un plan géographique et historique que
cette romanité spontanée de la Fraternité Saint Pie X (qu'exprimé
fortement son caractère international) est une réponse à la
crispation gallicane des évêques de France. Malgré leurs échecs répétés,
et alors qu'on peut dire en toute objectivité que leurs diocèses sont
exsangues, ils se cramponnent à de vieilles idées, aux vieilles lunes
de l'action catholique par exemple, à des structures obsolètes qui ne
signifient plus rien, ils se cramponnent à des fantômes, et là
encore, tout aussi spontanément, leurs jeunes prêtres se sentent plus
proches de Rome que des apparatchiks français. Ces gallicans sont lâchés
par la jeunesse qui ne comprend plus l'ordre sclérosé que défendent
leurs aînés dans le sacerdoce.
Comment
caractérisez-vous les sacres de 1988 ?
À
propos des sacres, on a beaucoup parlé d'opération survie selon
l'expression de Mgr Lefebvre lui-même durant le sermon du trente juin
1988, on a invoqué que le cas de nécessité pour expliquer que nous ne
faisions pas schisme, que nous ne sommes pas une Eglise parallèle.
Personnellement, j'aime beaucoup l'expression de Mgr lissier de
Mallerais qui s'intitule lui-même "évêque supplétif". Nous
exerçons en effet par notre apostolat une sorte de suppléance dans le
grand collapsus actuel. Il faut croire que la nécessité d'une telle
suppléance était visible à l'oeil nu (quoique diversement appréciée)
puisque médiatiquement l'onde de choc des sacres fut indéniable. En
tant que directeur du séminaire d'Ecône à l'époque j'ai accrédité
moi-même quelque 350 journalistes de tous les pays du monde jusqu'au
Japon.
Nous
exerçons par notre apostolat une sorte de suppléance dans le grand
collapsus actuel
Qu'on
ne vienne pas nous dire après cela que ces sacres correspondaient
simplement aux caprices, aux hantises ou à l'entêtement d'un vieil évêque
isolé. Mgr Lefebvre
que je voyais tous les jours à l'époque au moins lorsqu'il résidait
au séminaire, a pris cette décision avec le plus grand calme et une
extraordinaire sérénité. Autant il fut tendu tant qu'il n'avait pas
pris cette décision et en particulier alors qu'il se préparait à
signer avec Rome le protocole du 5 mai 1988, autant, revenant de Rome
après avoir repris sa signature le 6 mai, il était comme libéré. En
fait, il a toujours eu conscience du décalage que voilait la diplomatie
vaticane « c'est dangereux de ne pas parier sur les mêmes enjeux »
me disait-il, comme à d'autres sans doute, lorsqu'il évoquait l'éventualité
d'un accord. De fait le cardinal Ratzinger envisageait notre intégration
dans l'église conciliaire comme si nous devions disparaître dans le
paysage, alors que Mgr Lefebvre signait pour trouver cet espace de
liberté nécessaire à la pleine expérience de la Tradition. Ce décalage
était trop important pour qu'il en sorte un accord fructueux. C'est ce
que Mgr Lefebvre a compris lorsqu'il a décidé de sacrer lui-même
quatre évêques par un mandat implicite de l'Eglise, sans attendre une
autorisation explicite du Vatican.
La
Fraternité Saint-Pie X est-elle une
avant-garde ou une arrière-garde dans le combat catholique aujourd'hui
?
Du
point de vue des médias, nous sommes une arrière-garde et je dirais même
une arrière-garde retardataire et, à cause de cela, promise à l'anéantissement
à plus ou moins long terme, autrement dit nous sommes des vestiges et
des débris. Mais j'ai la conviction que c'est exactement l'inverse qui
est vrai du point de vue doctrinal.
«
Le refus de toutes les formes du Sacrifice est la racine de la crise
morale sans précédent qui secoue les sociétés postmodernes »
C'est
un combat d'avant-garde que nous menons, nous possédons la réponse à
la crise post-moderne et c'est ce que l'on peut appeler le combat
catholique pour la civilisation. Lorsque je dis nous possédons, je
dois vous paraître un peu présomptueux ; Pour Mgr Lefebvre c'est la
messe qui est la réponse à la crise morale et culturelle que nous
traversons tous et c'est parce que nous avons la messe que nous tenons
la réponse spirituelle à la crise. Il l'a dit très fortement à
plusieurs reprises mais en particulier lors du sermon qu'il a prononcé
pour son jubilé sacerdotal en 1979 : si on supprime la dimension
sacrificielle qui est au coeur de toute vie humaine et de tout
comportement simplement responsable, on remplace la culture
sacrificielle qui est la culture de chrétienté par une autre culture
que Mgr Lefebvre appelait un sida mental, on parle couramment
aujourd'hui de culture de mort sans doute d'abord parce qu'elle est
essentiellement immuno-déficiente. Dans la ligne de Jean-Paul II, on
oppose un peu trop facilement à la culture de mort une culture de vie.
C'est bien de défendre la vte, mais ce n'est pas suffisant. L'Evangile
nous apprend à chaque page qu'il faut mourir pour vivre : si le grain
tombé en terre ne meurt, il reste seul mais s'il meurt il porte
beaucoup de fruits. Le mal dont nous souffrons n'est pas seulement
identifiable sous le nom de culture de mort. Saint Pie X dirait « nous
ne souffrons pas seulement de la méchanceté des méchants mais aussi
de la faiblesse des bons. » Et cette faiblesse des bons, en
l'occurrence la grande faiblesse des chrétiens d'aujourd'hui par
exemple, c'est qu'ils ne veulent pas entendre parler du sacrifice et
qu'ils se contentent dans une sorte d'euphorie hébétée d'opposer à
la culture de mort des valeurs de vie. La question que nous posons, la
question que pose notre combat pour la défense du Saint Sacrifice de la
messe est d'avant-garde en ce qu'elle dépasse la dialectique entre
culture de mort et culture de vie, en dénonçant non seulement le mal
mais aussi ce que j'ai appelé la vraie crise des fausses valeurs. En
effet on peut se demander à quoi servent les valeurs de vie si elles ne
sont pas adossées à la possibilité d'un sacrifice. Dans plusieurs
essais récents, on évoque l'ère du vide et le crépuscule du devoir
(Gilles Lipovetzsky) et l'impossibilité où se trouve l'individu
moderne de donner sa vie pour autre chose que soi. Comme le dit
aussi Luc Ferry, rien aujourd'hui ne peut être sacrifié à soi-même.
Ce refus de toutes les formes du sacrifice est sans doute la racine de
la crise morale sans précédent qui secoue les sociétés postmodernes.
Mgr Lefebvre a tenu ce discours pendant trente ans sans être entendu,
il suffit de se replonger dans la très belle compilation de ses sermons
que vous avez réédités aux éditions Servir, pour s'apercevoir que ce
prélat, que l'on a dit ringard afin de le disqualifier sans ouvrir de débat,
avait surtout le tort d'être en avance sur son temps. Il a très tôt
posé un jugement critique que l'optimisme béat du concile interdisait
de poser en son temps aux dignitaires ecclésiastiques de quelque rang
qu'ils fussent.
Notre
combat est celui de David contre Goliath : Il se mène à la fronde
Je
crois que la vocation particulière de la Fraternité au sein même de
l'époque où nous vivons est de rappeler que sans le sacrifice et plus
généralement sans le sens du service, sans la leçon de l'Evangile
dans toute son apparente dureté, il n'y a pas d'humanité digne de ce
nom.
Mais
ce combat est gigantesque, nous ne luttons pas seulement contre la chair
et le sang mais contre les puissances et les dominations comme disait
saint Paul, c'est pour cela je crois qu'il ne faut pas attendre de
retournement spectaculaire de la situation présente, notre combat est
celui de David contre Goliath, il se mène à la fronde comme vous
m'avez déjà donné l'occasion de le dire dans le dernier numéro de Certitudes,
Oui il ne faut pas que nous hésitions à être frondeurs en sachant
bien que les coups que nous pouvons donner dans ce combat sont rares
tant les enjeux sont écrasants, il importe par dessus tout qu'ils
soient bien ajustés.
C'est
pourquoi une solide formation devient de plus en plus nécessaire à
ceux qui veulent mener cette fronde de l'intelligence et du cœur, à
ceux qui veulent participer à cette insurrection de la grâce contre
les pesanteurs du monde. Mgr Lefebvre n'a pas craint un jour
d'ordination d'évoquer l'Evangile comme une véritable révolution
spirituelle ; je crois qu'il appelait de ses vœux la Fronde que nous
menons aujourd'hui au nom de l'Evangile intégral contre tous les
adoucissements qui sont surtout hélas des amollissements...
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