La
Hollande qui ne manque jamais une occasion de se hâter sur le chemin de
la décadence a légalisé l’euthanasie depuis plusieurs mois et se
penche avec bienveillance sur des demandes de mort douce, motivées par
des souffrances qui n’ont plus rien de médical. Une veuve qui ne
supportait pas la solitude ; un député lassé par son pays...
Cela a au moins le mérite de clarifier ce que le débat français
maintient dans le non-dit : le problème de la subjectivité dans
l’appréciation de son mal par le malade et dans l’appréciation par
le médecin du sérieux de la demande du patient. Il s’agit d’éviter
une souffrance insupportable. Mais quelle est la limite du supportable ?
Une grande douleur n’est-elle pas immédiatement excessive ? Et
à quel moment la formulation du désir de mourir cesse-telle
d’exprimer une demande de réconfort ? Sans doute consultera-t-on
les proches. Mais l’état d’esprit des personnes saines, si
bienveillantes soient-elles, ne correspond pas à celui du malade.
L’interrogation qui s’articule ainsi : « Si je n’avais plus
aucune des choses qui agrémentent ma vie présente, que me resterait-il
à désirer ? » est une question de personne en bonne santé.
Pas une question de malade : tous les dénuements nous
révèlent que la vie même a de la valeur. Quand les malheurs effacent
le confort habituel et les joies superficielles, alors apparaissent nos
attachements les plus vrais, ce que notre existence a de plus
authentique ; on perçoit alors « pourquoi l’être est si noble
», selon la formule d’Eckart[i]. Nous nous représentons
les désirs des malades avec une illusion de perspective semblable à
celle qui transforme en nains les gens que nous voyons marcher au loin.
Or s’il y a une loi, elle ne sera pas votée par des malades. Et ces
derniers ont, en général, d’autres préoccupations que le
militantisme politique. Le débat sera donc mis en mouvement par des
gens qui nagent dans l’illusion de perspective.
Au
cours de ce plongeon dans l’arbitraire, on invoquera donc la
souffrance, mais aussi « la dignité » de l’agonisant, du tétraplégique
et du grabataire, comme on invoque, pour l’assassiner, le malheur
futur d’un enfant non désiré.
La
légalisation sera-t-elle votée ?
Sans
doute ! Car elle constitue le prolongement logique de ce que notre
pape appelle « la culture de mort » et que résumait ainsi l’ancien
Grand Maître de la GIF, le professeur Pierre Simon[ii]
: « Privilégier la qualité de la vie au dépend de sa sacralité. »
André Comte-Sponville reprenait servilement cette idée dans un dossier
récent de l’Express : « La liberté de choix est une valeur supérieure
à la vie »[iii].
La culture de mort en effet assujettit à l’art humain, à la médecine,
à l’arbitraire et aux modes la vie elle-même, qui, dès lors,
n’est plus un don, mais un matériau. Or, la jurisprudence Perruche
ainsi que le prolongement de la période légale de l’IVG témoignent
de l’effrayante vigueur d’une telle philosophie. Toutes les
aspirations libertaires abondent dans cette direction. Mais pourquoi une
loi ? Parce que c’est la plus haute instance sociale qui garantit
chaque nouvelle extension du droit des personnes à disposer d’elles-mêmes
- et parfois d’autrui (cas de l’avortement et partiellement de
l’euthanasie). Il s’agit là du dernier caprice d’une société hédoniste
qui ne supporte pas que la vie ait encore des règles à faire valoir ou
des leçons à donner. C’est cette « dernière liberté » que réclame
un François de Closets.
Pourquoi
une loi ? Parce qu’aussi nos mœurs sont réglées sur la
confusion entre le moral et le légal. Quand l’homme de la rue veut définir
le principe général de l’éthique, neuf fois sur dix, vous entendrez
ceci : « La liberté des uns s’arrête là où commence celle des
autres. », phrase qui peut, à la rigueur définir le droit
comme « coexistence des libertés », mais certainement pas fournir des
principes positifs pour distinguer le bien du mal. Car le bien est
d’abord ce qui convient à ma nature, que je désire comme
accomplissement de mon être ; et seulement après, et par
extension, c’est ce que je désire aussi pour autrui. Cette "définition"
semble pourtant rendre compte d’un certain nombre d’interdits :
l’assassin entrave ma liberté de vivre, le voleur ma liberté de posséder,
le violeur ma liberté de « choisir mon partenaire ». Il est plus
universel que la tolérance qui concerne plus particulièrement la race,
la religion et certaines « options » sexuelles. Mais en outre, il la
fonde puisqu’il règle les comportements humains en se référant
directement à la valeur qui justifie toutes les autres dans une société
démocratique moderne : la liberté. Or il est assez évident que la
personne dont l’euthanasie limite la liberté est la personne même
qui exerce sa liberté. On se contentera donc de commenter : ça le
concerne ; c’est son choix, il exerce un droit qui ne coûte rien
à personne. Si vous vous opposez à cette ultime liberté, on vous
suspectera, par conséquent, de vouloir, par pur sadisme, prolonger la
souffrance de pauvres gens, il faut donc une loi, dira-t-on, pour
assurer cette liberté de « disposer de soi-même » et qui ne nuit à
la liberté de personne.
Si
ce droit de mourir est invoqué, c’est, en somme, au nom de l’éthique,
de la dignité et d’une liberté sans dommage pour quiconque. C’est
au nom de la définition post-moderne de l’homme : être capable de se
créer ses propres codes, et ses propres lois, puisqu’il est seul juge
de toute chose, voire de la valeur même de la vie. Et puis, bien sûr,
c’est au nom du progrès, puisque ce droit était inimaginable il y a
seulement trente ans, et que le débat s’impose dans la mesure où
notre médecine a acquis le pouvoir de maintenir en vie des organismes
de plus en plus déficients.
Qu’opposer
à des arguments aussi efficaces sur le plan affectif et aussi en phase
avec les mentalités dominantes ? Tout se tient : nous sommes bel
et bien en face d’une nouvelle idéologie.
Une
idéologie anonyme qui n’a aucun besoin de violenter les corps,
puisqu’elle a achevé de pervertir les esprits. Il ne reste donc qu’à
montrer comment cette ultime revendication libertaire poussera, à
l’extrême, sa logique de négation de la réalité humaine.
Que
nous enseigne donc la mort sur cette réalité humaine ? Que nous révèle-t-elle
sur nous-mêmes ? Un enseignement précieux pour la vie, mais qui
n’a plus sa place dans notre société. Détruire cet enseignement, bâillonner
la mort, c’est n’offenser aucun individu. Serait-ce uniquement
trahir une idée ?
Qu’y
a-t-il d’immoral dans l’euthanasie ?
L’interdit
moral du suicide est évident pour la plupart des croyants : notre vie
ne nous appartient pas. Mais, « si Dieu n’existe pas, tout est permis
», écrivait Dostoïevski. L’interdit divin est insignifiant aux yeux
d’une société laïcisée. Et c’est bien ici, par conséquent, que
nous assaillira la tentation d’un absolutisme théologique prêchant
dans sa version théocentrique qu’il suffit d’abandonner le principe
de la séparation de l’Eglise et de l’Etat ou, dans sa version libérale,
qu’on ne peut imposer qu’une morale minimale à la société,
puisque la détermination positive du bien relève des croyances
personnelles. Or, il existe une « morale naturelle » défendue par les
chrétiens, mais qui est inscrite dans le coeur[iv]
de l’homme : « Cette loi que je te prescris aujourd’hui n’est pas
au-delà de tes moyens ni hors de ton atteinte ; elle n’est pas
dans les cieux, qu’il te faille dire : qui montera pour nous aux cieux
nous la chercher, que nous l’entendions pour la mettre en pratique ;
elle n’est pas au-delà des mers (...) car la Parole est tout près de
toi, dans ta bouche et dans ton coeur pour que tu la mettes en pratique[v].
»
Mais
cette loi naturelle, celle qui parle au fond de notre âme, éclaire-t-elle
d’une si vive lumière la question du suicide ? Pour le Grec
Ajax, il est une question d’honneur : « Ou vivre noblement ou
noblement périr, voilà la règle pour qui est d’un bon sang. » tandis
que, pour Œdipe, la mort même n’est pas suffisante : il ne se
pend pas comme Jocaste, son épouse et mère mais se crève les yeux
tout en implorant qu’on le perde et qu’on le tue[vi].
Et c’est dans une lucidité qui semble très hellénistique que
Montherlant devance la mort que lui promet un
cancer, pourtant à peine déclaré.
Cependant,
choisir la mort par « confort », par refus de ce que l’existence
nous impose, n’a pas du tout la même signification que la choisir en
se sacrifiant à un code de l’honneur. Le sabre d’Ajax déchire une
vie aimée dont Sophocle s’emploie à nous montrer le prix. Son
suicide sacrifie son existence à un idéal qui le dépasse, il
s’inscrit ainsi, tout comme le geste d’Antigone, dans la logique de
cette loi naturelle « qui, dit l’héroïne, est éternelle et dont
personne ne connaît l’origine ». Que nous prêche-t-elle donc ?
La vie, ses lois, ses devoirs.
«
Sachant mon existence fragile, je dois opter pour ce qui est beau.
Sachant que le temps grignote tout j’accorderai ma préférence à ce
qui dure »
Or,
y a-t-il une chose qui nous montre plus clairement la puissance de ces
lois que la menace de notre mort ? La tourmente libidineuse qui
agitait l’Olympe, l’immoralité qui accompagne l’immortalité de
Dorian Gray[vii]
nous avertissent d’une chose : le prolongement indéfini de
l’existence permet à l’individu de faire abstraction dans son choix
de ce corollaire négatif du choix qu’est le renoncement. Si choisir
une chose n’implique pas de renoncer aux autres, alors à quoi bon hiérarchiser
les biens ? Cueillons le plaisir du jour, essayons toute chose,
vivons toutes les vies, il ne sera jamais trop tard.
Ce
que nous révèle la certitude de la mort, c’est, au contraire, que
chaque instant façonne pour toujours notre existence. Ce que je n’ai
pas choisi aujourd’hui est peut-être perdu à jamais. Ce que je
n’ai pas donné aujourd’hui est perdu. En dénonçant ma finitude
temporelle, la mort m’indique ainsi que le bonheur à construire
n’est pas une succession de joies toutes équivalentes et qui
consument leur objet en le consommant, mais qu’il procède d’un
attachement de mon désir à l’ordre d’un idéal qui, autant que
faire se peut, s’immobilise dans la perfection. Sachant mon existence
fragile, je dois opter pour ce qui est beau et ce qui échappe le plus
au devenir, à la contingence et à la matière : l’esprit. Sachant
que le temps grignote tout ce qui
est temporaire, j’accorderai ma préférence à ce qui dure, à ce qui
est stable et un. Sachant que mes jours sont comptés, je prendrai garde
de ne pas choisir ce qui me détourne de mes aspirations profondes.
L’observation
de mon sépulcre entrouvert m’enseigne aussi la contingence de mon
existence. La mort ainsi sacralise la vie. Survenant à l’improviste,
elle me rappelle que je ne suis pas maître de mon existence[viii].
Je suis libre dans la direction à donner à ma vie, pas dans le fait de
vivre. La vie est la condition de ma liberté. Mais cette dernière
n’est pas un absolu. Ce qui compte, c’est ce qui est choisi. Ce qui
importe, c’est de choisir ce qui fait croître. Et l’existence dont
je ne suis pas la cause comporte ses propres règles selon lesquelles
plus une chose est digne, plus elle participe à la perfection qui est
stabilité, et donc à l’éternité. Je n’ai pas décidé de vivre
et ne puis renoncer à la vie qu’en renonçant à moi-même : l’expérience
intime de l’existence accuse donc ma fragilité, ma dépendance, ma
contingence. Nier cela, prétendre tout pouvoir sur soi-même, c’est
en somme nier sa propre condition, prétendre dépasser la condition
d’homme.
La
mort enseigne enfin que
même le sage affronte la douloureuse expérience de l’impossibilité
d’atteindre, par ses propres forces, la plénitude de la perfection :
ni le savoir ni la vertu ne prolongent outre mesure notre existence.
L’éternité peut être approchée, pas atteinte. C’est ainsi, en
travaillant par une édification intérieure à cette perfection pérennisante,
qui pourtant se refuse à elle, que l’humanité perçoit le sens
tragique de l’existence dans une intuition qui la dispose à
accueillir la Grâce.
Pesante
connaissance donc que celle dont la mort nous instruit ! Elle nous
commande de préférer à l’éphémère un ordre supérieur ayant
l’expansion des choses infinies, l’expansion d’une éternité qui
pourtant n’est jamais atteinte. Les esprits superficiels préfèrent
l’insouciance à cette angoissante sagesse. Pervertissant
l’intelligence, ils la font alors servir à nous armer contre la vérité.
Epicure s’essayait déjà à nous détourner de cette sagesse du
tombeau en montrant que la mort n’est rien : n’est mal que ce qui
peut être ressenti ; tant que je vis, la mort n’est pas là ;
quand elle survient, je ne suis plus là pour en souffrir. Cet argument
n’est d’aucun secours contre la douleur de savoir que l’existence
où se jouent toutes nos joies doit nous être enlevée. Car le mal ne
surgit pas uniquement des sensations. Et même le plus constant
divertissement ne peut nous faire oublier que notre naissance creuse
notre tombe.
Certains
se détournent de la méditation sépulcrale en se convainquant que la
mort n’est rien et en n’y pensant pas. Mais ceux qui nous
avertissent d’y songer toujours ne sont pas forcément d’une autre
trempe. Ainsi, quand Montaigne nous enjoint de « pratiquer la mort »
de nous y exercer, il ne s’agit pas pour lui de comprendre que la méditation
de la mort est méditation de la vie, mais de voir en elle un ennemi
impossible à fuir, et qu’on ne peut combattre qu’en lui ôtant
l’arme de la surprise.
«
Si c’était un ennemi qui se peut éviter, je conseillerais
d’emprunter les armes de la couardise. Mais puisqu’il ne se peut
(...) apprenons à le soutenir d’un pied ferme. Et pour commencer à
lui ôter son plus grand avantage contre nous, prenons voie tout
contraire à la commune. Otons-lui l’étrangeté, pratiquons-le,
accoutumons-le, n’ayons rien si souvent en la tête que la mort[ix]
». Il
est donc possible de refuser la sagesse du sépulcre tout en parlant de
la mort, voire en devançant son appel. La légalisation du suicide
abonde dans le sens quelque peu paradoxal de ce refus, puisqu’elle
orchestre une illusion.
Effacer
l’horreur de la mort en faisant d’elle un objet de liberté
Après
des siècles d’attente, c’est le rêve d’Epicure qu’elle réalise
ainsi : nous convaincre que la mort n’est rien pour nous. N’est un
mal que ce sur quoi ma liberté n’a aucune prise...
La
sagesse du sépulcre nous imposait de méditer sur notre fragilité,
notre finitude et l’irrévocabilité du temps passé et donc de nos
choix. Dans l’attente de l’inéluctable, elle imposait à chacun ce
travail intérieur grâce auquel on donnait de la valeur et du sens à
une existence néanmoins finie. Chacun de ces thèmes sera subverti par
la légalisation du suicide.
A
l’acceptation, jugée trop passive, de notre fragilité, on préférera
la révolte. Ainsi, on ne peut rien contre la mort, impossible de la
différer indéfiniment. Mais il reste à lui ôter le pouvoir de venir
à l’heure de son choix, comme un voleur dans la nuit. A défaut
d’être libres de la repousser, ayons le cran de choisir son
avancement ! Ce sera donc la liberté qui aura le dernier mot.
Mieux vaut finir par le choix de l’anéantissement plutôt que dans
l’anéantissement du choix.
Si
la mort vient à ma demande et non plus à son heure, la vie qui la précède
continue à être de moins en moins cette lente dégradation du corps
que toutes les sagesses antiques nous commandaient de compenser par une
ascension de l’esprit. Tout se joue dans le corps. Lifting, thalasso,
remise en forme... Maîtrisant la vie, nous resterons jeunes, « jeunes
et cons à la fois », comme chantait Brel, jusqu’à la veille de
notre départ. Rien n’émeut plus notre société vieillissante que le
fantasme des octogénaires commençant une nouvelle vie à l’heure où
on s’attendrait à les voir descendre au tombeau. Jeanne Calmant,
Charles Trenet, les musiciens cubains du Buena Vista Social Club, Henri
Salvadore, etc. sont particulièrement adulés à cause du rêve
qu’ils incarnent : celui d’une éternelle jeunesse, d’une
immortalité qui dénoue le choix du renoncement.
Explorer
l’existence en touriste curieux, rester jeune en ayant des caprices
jusqu’au seuil de la tombe, vivre plusieurs vies avec plusieurs
familles, plusieurs conjoints, plusieurs carrières, plusieurs
nationalités, ce rêve hédoniste mis à la portée des pays riches
fuit comme la peste le sérieux du choix défini comme engagement. La
morale enseigne à renoncer à tout ce qui ne rapproche pas l’homme de
ce qui, en lui, est supérieur et touche à l’infini. Ce rêve hédoniste
veut toucher l’infini par la démultiplication sans limite des
plaisirs finis. Absurdité que de prétendre être heureux par la vertu !
La Science accomplira mieux cet office, et avec elle, l’Etat, ce Dieu
moderne. L’un et l’autre remplacent partout l’effort de l’acte
immanent où le sujet travaille à se transformer soi-même, par une
action transitive, mécanique et certaine où une puissance agit
souverainement sur un objet extérieur.
Le
rêve de l’homme moderne, c’est que, partout, une cause
mécanique transitive remplace l’effort sur soi
Les
homosexuels trouveront la paix grâce à la législation du PACS ;
les névrosés grâce au Prozac ; les enfants non désirés et leur
mère grâce à l’IVG ; les jeunes des banlieues grâce au sport ;
les malades et les vieillards grâce à l’euthanasie.
Une
jeune femme me disait un jour : l’euthanasie ce n’est pas
bien... mais tout de même, j’ai vu mourir mon père, il perdait ses
facultés, il souffrait... c’était atroce. Il faut faire quelque
chose. Ce « faire quelque chose » a de quoi intriguer dans ce qu’il
révèle sur les mentalités. Qui fera ? Et quoi ? L’Etat.
L’avenir. La modernité. La souffrance est haïssable. Nos sociétés
qui cherchent dans l’euthanasie un remède contre la souffrance sont
justement celles qui ont le privilège rare de posséder les moyens
techniques de lutter efficacement contre la souffrance. Reste la mort.
La mort est atroce ? Ça ne date pas d’hier. Oui, mais le
potentiel hallucinogène de la modernité nous fait croire désormais
que nous y pouvons quelque chose. Ce quelque chose, c’est
l’euthanasie comme « choix de la dignité».
Dignité :
grand fourre-tout de l’idéologie libertaire. La maladie est indigne ?
Serait-ce donc le bien-être, l’intégrité physique, qui font la
dignité de l’homme ? L’indignité est passée du registre
moral à celui d’un vague sentiment de soi : initialement, elle résultait
d’une foute, d’une faiblesse. Pourquoi donc la maladie dont nous ne
sommes nullement fautifs inspirerait-elle ce sentiment ? Je ne vois
qu’une possibilité : dans une société hédoniste et embourgeoisée,
l’important n’est pas d’être admiré pour des qualités morales,
mais d’être envié. Quand la motivation commune n’est plus le
besoin et la vertu, mais systématiquement le désir mimétique et
l’envie, exister, c’est pouvoir être jalousé pour ce qu’on a. Or
le malade, quel que soit son rang social, est justement celui qui
n’est plus aucunement enviable : il n’a plus le sentiment de sa
dignité. Il a déchu.
On
dira qu’il y a surtout l’image du corps dégradé. Mais précisément,
ce qui est atroce, dans la progression de la maladie, c’est qu’elle
préfigure la mort. Ainsi, le malade souffre, parce qu’il refuse un
mal inéluctable. Prétendre soigner la souffrance qui accompagne ce
refus en donnant réalité à l’objet même de ce refus ressortit à
une logique extrêmement douteuse.
On
dira encore que la souffrance altère la dignité quand elle devient
insupportable malgré la morphine. Reposons la question : à partir de
quel seuil ? Et qui en décide ? On parlera de la désespérance
de celui qui sait qu’il va mourir. Connaissez-vous quelqu’un qui ne
soit pas dans ce cas ? Le malade souffre parce qu’il ne lui reste
plus que trois mois à vivre. Il ira mieux si on lui enlève même ces
trois mois. Ou alors, c’est le fait d’être amoindri, handicapé,
amputé, il faudrait donc hiérarchiser les diminutions. Un bras en
moins, et vous devez vivre. Deux, et vous avez droit à la mort légale.
Nous
ne sommes pas égaux devant la souffrance. La dignité qu’invoquent
les « humanistes » modernes ne manquera donc pas de se confondre avec
la simple reconnaissance du choix de la personne, ou pire ! de ses
proches. Les motifs de ce choix pourront alors être psychologiques
aussi bien que physiques. L’important sera d’être, dans sa liberté,
compris et reconnu par la société.
Proposition
de loi du sénateur Pierre Bamiès, relative au droit de mourir dans la
dignité. Article 1 : « Toute personne en mesure d’apprécier les
conséquences de ses choix et de ses actes est seule juge de la qualité
et de la dignité de sa vie ainsi que de l’opportunité d’y mettre
fin[x].
»
En
somme, par la légalisation, l’Etat, entendez l’instance morale suprême
des nations qui ont oublié Dieu, justifie la faiblesse des hommes face
à la souffrance et leur révolte face à la mort. Ceux qui, à
l’image de cet ancien député hollandais, réclameront un jour une
Interruption Volontaire de Vie pour raison morale, obtiendront la
reconnaissance sociale de leur choix. Ce vieil homme ne pouvait-il se
contenter de se suicider ? Non, l’Etat-Providence ayant
progressivement vidé la personne de son autonomie substantielle[xi],
l’homme moderne ressent le besoin de voir justifier par la nation ses
choix les plus extrêmes, il a peur des juges, mais leur soumet tous ses
problèmes.
Partez
en paix l’Etat-Dieu a validé votre choix de mourir et un médecin
assermenté va venir le réaliser d’une manière sûre et douce...
La
France compte près de 12.000 suicides par an. Le désespoir tue
davantage que les accidents de la route. On ne tardera pas à entendre
quelque « humaniste » libertaire annoncer « qu’on ne peut rien
contre les faits, mais qu’il appartient à l’Etat de leur conférer
un cadre légal ». Cette musique ne vous rappelle rien ?
J’imagine des procédures juridiques faisant intervenir des
psychologues, et dont le but sera d’abord nettement « dissuasif ».
Le parcours psychologico-juridique obligera le demandeur
d’Interruption Volontaire de Vie à mûrir son choix. Cela aura «
l’immense avantage » de préparer son entourage à accepter son « départ
», à le comprendre. On nous dira que cette procédure permettrait en
plus aux psychologues d’intervenir en soignant le mal être et, par
conséquent, à terme, de diminuer le nombre des suicides, notamment
chez les jeunes.
Voyez
alors cette famille guettant l’heure. Sonnerie. La porte s’ouvre. «
Michel, dit sa mère ou son père, c’est ton Accompagnateur en Fin de
Vie. » Le psychologue spécialisé, vêtu d’un noir solennel et réglementaire
se présente, sinistrement obséquieux, il représente la complicité de
l’Etat avec la crise d’adolescence de Michel, il vous salue brièvement
et disparaît avec votre enfant dans sa chambre. Et vous savez qu’ils
s’entretiennent de son suicide à venir. Le jour venu, vous serez le
spectateur passif de son choix de mourir, dépossédé du droit de protéger
vos proches, fût-ce d’eux-mêmes.
On
n’en est pas encore là. Mais il n’est pas nécessaire d’imaginer
pareilles extrémités pour comprendre que les lois libertaires sont en
réalité liberticides. L’IVG avait mis la vie commençante sous
condition, salissant par là-même les obstétriciens d’une pénible
ambivalence, et cela n’a pas été soumis à leur liberté.
L’extension à la maladie, au handicap et à la vieillesse de cette
mise sous condition étend à tout le milieu médical cette
insupportable duplicité. Sont-ils là pour me soigner ou pour me tuer ?
Parce que les faits devancent et annoncent la loi, on voit, dès à présent,
certains vieillards cacher dans leurs poches ou sur leur table de nuit
de petites lettres sur lesquelles ils ont écrit : « Ne me tuez pas, je
ne demande pas d’euthanasie... »
Le mal
étant stérile par nature, sa force tient au mensonge et à la désespérance
L’illusion
de toute loi libertaire consiste à nous faire croire que l’on peut
augmenter le champs de la liberté. La réalité veut que l’on subisse
toujours des influences sociales qui limitent notre marge de manoeuvre bien
autant qu’une loi.
Ni
la liberté ni la tolérance ne sont capables de croître d’une manière
significative : on ne les développe pas, on ne fait que les déplacer.
Avec
la loi Veil, les femmes croient avoir gagné la liberté de garder ou non leur
enfant : C’est seulement l’interdit
qui a changé de camp, la condamnation sociale accuse désormais celles qui
ont « trop » d’enfants ou qui donnent la vie à des enfants handicapés.
Une fille mère qui voudrait choisir la vie doit affronter un consensus du
meurtre : c’est parfois tout son entourage qui l’oblige à «profiter de
ce que même la loi permet ». Si le droit au suicide est légalisé, il sera
justifié. Les mœurs en feront un devoir. Et pour finir, ce sont les gens qui
veulent vivre malgré la souffrance qui seront en situation critique - surtout
si l’on prend en compte les immenses intérêts économiques qui se cachent
derrière l’euthanasie. « Allons grand-père, tu ne vas quand même pas
t’accrocher à une vie aussi misérable ! » « Dites-moi monsieur, si
les choses tournent mal choisirez-vous de mourir dans la dignité ?
Aurez-vous la force de partir de vous-même, en personne libre et responsable ?
»
Jamais
projet de loi n’avait correspondu d’aussi près à ce que Jean-Paul II
appelle la « culture de mort ». Que signifie donc cette expression ?
Pour la comprendre, il faut la relier à un concept plus universel, celui de
« structure de péché »[xii]. Le péché est un acte
éminemment personnel. Cependant, les « causes dispositives » peuvent nous
incliner au bien comme au mal. Ce n’est pas l’ordre social, mais une
structure du désordre qui accomplit, dans le monde moderne, cette fonction
maléfique de disposer les individus à pécher.
Les
structures de péché, ce sont ainsi des péchés personnels qui engendrent
une structure sociale de démultiplication du mal, structure auto-alimentée
par les principes de la justification du fait accompli et de l’imitation.
Plus on pèche, plus on renforce la structure en la justifiant ; plus
elle se renforce, et plus elle dispose, par imitation, les personnes au péché.
Le
mal étant stérile par nature, sa force tient au mensonge et à la désespérance.
La structure de péché naît donc d’un refus du remords : voulant justifier
(rendre juste) la faute, la raison invente la fiction d’un mal nécessaire
qui, comme tel, n’est plus qu’une apparence de mal. Elle subvertit la réalité
au profit d’un imaginaire abstrait qui débute dans la séduction d’une
libération et se clôt, au contraire, dans une responsabilité qui nous
accuse.
Appliquons
maintenant ce principe général au cas qui nous occupe. La culture de mort
remplace la réalité par l’imaginaire, d’abord parce qu’elle remplace
l’expérience authentique de la mort telle qu’elle se vit dans la vérité
par une abstraction : ce que nous pensons que nous voudrions si nous étions
placés dans une situation que, précisément, l’on ne peut pas imaginer
mais seulement expérimenter. C’est ce que j’appelais l’illusion de
perspective.
Deuxièmement,
elle remplace la réalité concrète de l’homme, animal raisonnable, pat
l’image d’un individu virtuel dont la nature consisterait seulement dans
une liberté absolutisée refusant toute limite et faisant de la vie même un
objet qualitatif de consommation : « Satisfait [de votre existence] ou
remboursé. » Posez-vous seulement cette question : qui est le sujet du droit
à ne pas subir une vie indigne ? Réponse : une abstraction vide.
Fictive encore est la croyance que l’hôpital regagnerait ce qu’il a perdu
en humanité, en respect du mourant et de sa dignité véritable, par
l’ajout d’un volet « éthique » reconnaissant le droit à
l’euthanasie. Ce volet, faisant office de « considération pour la détresse
morale du mourant », de « supplément d’âme » viendra éluder la
question véritable : comment accompagner l’agonisant dans sa préparation
à la mort ? L’euthanasie, cette « perversion de la pitié » comme
l’appelle notre pape tiendra lieu de compassion. S’étant inquiété au
sujet du « testament de fin de vie », le médecin pourra, en bonne
conscience, continuer à réduire le malade à un cas clinique.
Mais
après l’ivresse d’une liberté fictive et sans limite se déploie
l’ombre noire de la responsabilisation finale, celle qui vient accuser le pécheur
lorsqu’il est déjà trop tard. Car dans les faits, chacun aime la vie et déteste
la mort. La souffrance affaiblit parfois cet attachement. Et l’on se prend
à hésiter entre le désir de vivre et celui de mourir. Or cette intime hésitation
à laquelle on ne donne pas suite deviendra bientôt l’enjeu d’une
question sur laquelle le malade devra se prononcer, il sera écrasé par le
poids d’une responsabilité effrayante, là où la mort naturelle imposait
ses propres voies.
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