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Le suicide légal ou comment on entreprend de faire de la mort un objet de liberté

Pierre Labrouste

Nouvelle revue CERTITUDES - octobre-novembre-décembre 2001 - n°08

Cet article comporte un bref texte de J.-M. Hardy en encart: Philippe Ariès, historien de la mort

L'humanité n’a pas attendu cinquante ans, un siècle ou mille ans pour se rendre compte que la souffrance des malades méritait sollicitude et compassion. Cette réalité habite suffisamment notre existence pour qu’on ne l’ait jamais oubliée. Du reste, l’Eglise s’est prononcée depuis longtemps contre les « soins disproportionnés » et pour l’allégement de la souffrance quitte parfois à laisser la mort venir plus vite. Et ce sont des catholiques qui ont eu l’initiative des unités de soins palliatifs, alternative véritable à la fausse solution de l’euthanasie. Alors que se cache-t-il de nouveau derrière ce débat ? C’est à un travail sur les opinions que cet article va se livrer : il s’agira de comprendre quelle représentation de la mort et de la vie anime les partisans de l’euthanasie, et de voir ensuite ce que cette représentation a de faux et plus encore, de subversif.

La Hollande qui ne manque jamais une occasion de se hâter sur le chemin de la décadence a légalisé l’euthanasie depuis plusieurs mois et se penche avec bienveillance sur des demandes de mort douce, motivées par des souffrances qui n’ont plus rien de médical. Une veuve qui ne supportait pas la solitude ; un député lassé par son pays... Cela a au moins le mérite de clarifier ce que le débat français maintient dans le non-dit : le problème de la subjectivité dans l’appréciation de son mal par le malade et dans l’appréciation par le médecin du sérieux de la demande du patient. Il s’agit d’éviter une souffrance insupportable. Mais quelle est la limite du supportable ? Une grande douleur n’est-elle pas immédiatement excessive ? Et à quel moment la formulation du désir de mourir cesse-telle d’exprimer une demande de réconfort ? Sans doute consultera-t-on les proches. Mais l’état d’esprit des personnes saines, si bienveillantes soient-elles, ne correspond pas à celui du malade. L’interrogation qui s’articule ainsi : « Si je n’avais plus aucune des choses qui agrémentent ma vie présente, que me resterait-il à désirer ? » est une question de personne en bonne santé. Pas une question de malade : tous les dénuements nous révèlent que la vie même a de la valeur. Quand les malheurs effacent le confort habituel et les joies superficielles, alors apparaissent nos attachements les plus vrais, ce que notre existence a de plus authentique ; on perçoit alors « pourquoi l’être est si noble », selon la formule d’Eckart[i]. Nous nous représentons les désirs des malades avec une illusion de perspective semblable à celle qui transforme en nains les gens que nous voyons marcher au loin. Or s’il y a une loi, elle ne sera pas votée par des malades. Et ces derniers ont, en général, d’autres préoccupations que le militantisme politique. Le débat sera donc mis en mouvement par des gens qui nagent dans l’illusion de perspective.

Au cours de ce plongeon dans l’arbitraire, on invoquera donc la souffrance, mais aussi « la dignité » de l’agonisant, du tétraplégique et du grabataire, comme on invoque, pour l’assassiner, le malheur futur d’un enfant non désiré.

La légalisation sera-t-elle votée ?

Sans doute ! Car elle constitue le prolongement logique de ce que notre pape appelle « la culture de mort » et que résumait ainsi l’ancien Grand Maître de la GIF, le professeur Pierre Simon[ii] : « Privilégier la qualité de la vie au dépend de sa sacralité. » André Comte-Sponville reprenait servilement cette idée dans un dossier récent de l’Express : « La liberté de choix est une valeur supérieure à la vie »[iii]. La culture de mort en effet assujettit à l’art humain, à la médecine, à l’arbitraire et aux modes la vie elle-même, qui, dès lors, n’est plus un don, mais un matériau. Or, la jurisprudence Perruche ainsi que le prolongement de la période légale de l’IVG témoignent de l’effrayante vigueur d’une telle philosophie. Toutes les aspirations libertaires abondent dans cette direction. Mais pourquoi une loi ? Parce que c’est la plus haute instance sociale qui garantit chaque nouvelle extension du droit des personnes à disposer d’elles-mêmes - et parfois d’autrui (cas de l’avortement et partiellement de l’euthanasie). Il s’agit là du dernier caprice d’une société hédoniste qui ne supporte pas que la vie ait encore des règles à faire valoir ou des leçons à donner. C’est cette « dernière liberté » que réclame un François de Closets.

Pourquoi une loi ? Parce qu’aussi nos mœurs sont réglées sur la confusion entre le moral et le légal. Quand l’homme de la rue veut définir le principe général de l’éthique, neuf fois sur dix, vous entendrez ceci : « La liberté des uns s’arrête là où commence celle des autres. », phrase qui peut, à la rigueur définir le droit comme « coexistence des libertés », mais certainement pas fournir des principes positifs pour distinguer le bien du mal. Car le bien est d’abord ce qui convient à ma nature, que je désire comme accomplissement de mon être ; et seulement après, et par extension, c’est ce que je désire aussi pour autrui. Cette "définition" semble pourtant rendre compte d’un certain nombre d’interdits : l’assassin entrave ma liberté de vivre, le voleur ma liberté de posséder, le violeur ma liberté de « choisir mon partenaire ». Il est plus universel que la tolérance qui concerne plus particulièrement la race, la religion et certaines « options » sexuelles. Mais en outre, il la fonde puisqu’il règle les comportements humains en se référant directement à la valeur qui justifie toutes les autres dans une société démocratique moderne : la liberté. Or il est assez évident que la personne dont l’euthanasie limite la liberté est la personne même qui exerce sa liberté. On se contentera donc de commenter : ça le concerne ; c’est son choix, il exerce un droit qui ne coûte rien à personne. Si vous vous opposez à cette ultime liberté, on vous suspectera, par conséquent, de vouloir, par pur sadisme, prolonger la souffrance de pauvres gens, il faut donc une loi, dira-t-on, pour assurer cette liberté de « disposer de soi-même » et qui ne nuit à la liberté de personne.

Si ce droit de mourir est invoqué, c’est, en somme, au nom de l’éthique, de la dignité et d’une liberté sans dommage pour quiconque. C’est au nom de la définition post-moderne de l’homme : être capable de se créer ses propres codes, et ses propres lois, puisqu’il est seul juge de toute chose, voire de la valeur même de la vie. Et puis, bien sûr, c’est au nom du progrès, puisque ce droit était inimaginable il y a seulement trente ans, et que le débat s’impose dans la mesure où notre médecine a acquis le pouvoir de maintenir en vie des organismes de plus en plus déficients.

Qu’opposer à des arguments aussi efficaces sur le plan affectif et aussi en phase avec les mentalités dominantes ? Tout se tient : nous sommes bel et bien en face d’une nouvelle idéologie.

Une idéologie anonyme qui n’a aucun besoin de violenter les corps, puisqu’elle a achevé de pervertir les esprits. Il ne reste donc qu’à montrer comment cette ultime revendication libertaire poussera, à l’extrême, sa logique de négation de la réalité humaine.

Que nous enseigne donc la mort sur cette réalité humaine ? Que nous révèle-t-elle sur nous-mêmes ? Un enseignement précieux pour la vie, mais qui n’a plus sa place dans notre société. Détruire cet enseignement, bâillonner la mort, c’est n’offenser aucun individu. Serait-ce uniquement trahir une idée ?

Qu’y a-t-il d’immoral dans l’euthanasie ?

L’interdit moral du suicide est évident pour la plupart des croyants : notre vie ne nous appartient pas. Mais, « si Dieu n’existe pas, tout est permis », écrivait Dostoïevski. L’interdit divin est insignifiant aux yeux d’une société laïcisée. Et c’est bien ici, par conséquent, que nous assaillira la tentation d’un absolutisme théologique prêchant dans sa version théocentrique qu’il suffit d’abandonner le principe de la séparation de l’Eglise et de l’Etat ou, dans sa version libérale, qu’on ne peut imposer qu’une morale minimale à la société, puisque la détermination positive du bien relève des croyances personnelles. Or, il existe une « morale naturelle » défendue par les chrétiens, mais qui est inscrite dans le coeur[iv] de l’homme : « Cette loi que je te prescris aujourd’hui n’est pas au-delà de tes moyens ni hors de ton atteinte ; elle n’est pas dans les cieux, qu’il te faille dire : qui montera pour nous aux cieux nous la chercher, que nous l’entendions pour la mettre en pratique ; elle n’est pas au-delà des mers (...) car la Parole est tout près de toi, dans ta bouche et dans ton coeur pour que tu la mettes en pratique[v]. »

Mais cette loi naturelle, celle qui parle au fond de notre âme, éclaire-t-elle d’une si vive lumière la question du suicide ? Pour le Grec Ajax, il est une question d’honneur : « Ou vivre noblement ou noblement périr, voilà la règle pour qui est d’un bon sang. » tandis que, pour Œdipe, la mort même n’est pas suffisante : il ne se pend pas comme Jocaste, son épouse et mère mais se crève les yeux tout en implorant qu’on le perde et qu’on le tue[vi]. Et c’est dans une lucidité qui semble très hellénistique que Montherlant devance la mort que lui promet un cancer, pourtant à peine déclaré.

Cependant, choisir la mort par « confort », par refus de ce que l’existence nous impose, n’a pas du tout la même signification que la choisir en se sacrifiant à un code de l’honneur. Le sabre d’Ajax déchire une vie aimée dont Sophocle s’emploie à nous montrer le prix. Son suicide sacrifie son existence à un idéal qui le dépasse, il s’inscrit ainsi, tout comme le geste d’Antigone, dans la logique de cette loi naturelle « qui, dit l’héroïne, est éternelle et dont personne ne connaît l’origine ». Que nous prêche-t-elle donc ? La vie, ses lois, ses devoirs.

« Sachant mon existence fragile, je dois opter pour ce qui est beau. Sachant que le temps grignote tout j’accorderai ma préférence à ce qui dure »

Or, y a-t-il une chose qui nous montre plus clairement la puissance de ces lois que la menace de notre mort ? La tourmente libidineuse qui agitait l’Olympe, l’immoralité qui accompagne l’immortalité de Dorian Gray[vii] nous avertissent d’une chose : le prolongement indéfini de l’existence permet à l’individu de faire abstraction dans son choix de ce corollaire négatif du choix qu’est le renoncement. Si choisir une chose n’implique pas de renoncer aux autres, alors à quoi bon hiérarchiser les biens ? Cueillons le plaisir du jour, essayons toute chose, vivons toutes les vies, il ne sera jamais trop tard.

Ce que nous révèle la certitude de la mort, c’est, au contraire, que chaque instant façonne pour toujours notre existence. Ce que je n’ai pas choisi aujourd’hui est peut-être perdu à jamais. Ce que je n’ai pas donné aujourd’hui est perdu. En dénonçant ma finitude temporelle, la mort m’indique ainsi que le bonheur à construire n’est pas une succession de joies toutes équivalentes et qui consument leur objet en le consommant, mais qu’il procède d’un attachement de mon désir à l’ordre d’un idéal qui, autant que faire se peut, s’immobilise dans la perfection. Sachant mon existence fragile, je dois opter pour ce qui est beau et ce qui échappe le plus au devenir, à la contingence et à la matière : l’esprit. Sachant que le temps grignote tout ce qui est temporaire, j’accorderai ma préférence à ce qui dure, à ce qui est stable et un. Sachant que mes jours sont comptés, je prendrai garde de ne pas choisir ce qui me détourne de mes aspirations profondes.

L’observation de mon sépulcre entrouvert m’enseigne aussi la contingence de mon existence. La mort ainsi sacralise la vie. Survenant à l’improviste, elle me rappelle que je ne suis pas maître de mon existence[viii]. Je suis libre dans la direction à donner à ma vie, pas dans le fait de vivre. La vie est la condition de ma liberté. Mais cette dernière n’est pas un absolu. Ce qui compte, c’est ce qui est choisi. Ce qui importe, c’est de choisir ce qui fait croître. Et l’existence dont je ne suis pas la cause comporte ses propres règles selon lesquelles plus une chose est digne, plus elle participe à la perfection qui est stabilité, et donc à l’éternité. Je n’ai pas décidé de vivre et ne puis renoncer à la vie qu’en renonçant à moi-même : l’expérience intime de l’existence accuse donc ma fragilité, ma dépendance, ma contingence. Nier cela, prétendre tout pouvoir sur soi-même, c’est en somme nier sa propre condition, prétendre dépasser la condition d’homme.

La mort enseigne enfin que même le sage affronte la douloureuse expérience de l’impossibilité d’atteindre, par ses propres forces, la plénitude de la perfection : ni le savoir ni la vertu ne prolongent outre mesure notre existence. L’éternité peut être approchée, pas atteinte. C’est ainsi, en travaillant par une édification intérieure à cette perfection pérennisante, qui pourtant se refuse à elle, que l’humanité perçoit le sens tragique de l’existence dans une intuition qui la dispose à accueillir la Grâce.

Pesante connaissance donc que celle dont la mort nous instruit ! Elle nous commande de préférer à l’éphémère un ordre supérieur ayant l’expansion des choses infinies, l’expansion d’une éternité qui pourtant n’est jamais atteinte. Les esprits superficiels préfèrent l’insouciance à cette angoissante sagesse. Pervertissant l’intelligence, ils la font alors servir à nous armer contre la vérité. Epicure s’essayait déjà à nous détourner de cette sagesse du tombeau en montrant que la mort n’est rien : n’est mal que ce qui peut être ressenti ; tant que je vis, la mort n’est pas là ; quand elle survient, je ne suis plus là pour en souffrir. Cet argument n’est d’aucun secours contre la douleur de savoir que l’existence où se jouent toutes nos joies doit nous être enlevée. Car le mal ne surgit pas uniquement des sensations. Et même le plus constant divertissement ne peut nous faire oublier que notre naissance creuse notre tombe.

Certains se détournent de la méditation sépulcrale en se convainquant que la mort n’est rien et en n’y pensant pas. Mais ceux qui nous avertissent d’y songer toujours ne sont pas forcément d’une autre trempe. Ainsi, quand Montaigne nous enjoint de « pratiquer la mort » de nous y exercer, il ne s’agit pas pour lui de comprendre que la méditation de la mort est méditation de la vie, mais de voir en elle un ennemi impossible à fuir, et qu’on ne peut combattre qu’en lui ôtant l’arme de la surprise.

« Si c’était un ennemi qui se peut éviter, je conseillerais d’emprunter les armes de la couardise. Mais puisqu’il ne se peut (...) apprenons à le soutenir d’un pied ferme. Et pour commencer à lui ôter son plus grand avantage contre nous, prenons voie tout contraire à la commune. Otons-lui l’étrangeté, pratiquons-le, accoutumons-le, n’ayons rien si souvent en la tête que la mort[ix] ». Il est donc possible de refuser la sagesse du sépulcre tout en parlant de la mort, voire en devançant son appel. La légalisation du suicide abonde dans le sens quelque peu paradoxal de ce refus, puisqu’elle orchestre une illusion.

Effacer l’horreur de la mort en faisant d’elle un objet de liberté

Après des siècles d’attente, c’est le rêve d’Epicure qu’elle réalise ainsi : nous convaincre que la mort n’est rien pour nous. N’est un mal que ce sur quoi ma liberté n’a aucune prise...

La sagesse du sépulcre nous imposait de méditer sur notre fragilité, notre finitude et l’irrévocabilité du temps passé et donc de nos choix. Dans l’attente de l’inéluctable, elle imposait à chacun ce travail intérieur grâce auquel on donnait de la valeur et du sens à une existence néanmoins finie. Chacun de ces thèmes sera subverti par la légalisation du suicide.

A l’acceptation, jugée trop passive, de notre fragilité, on préférera la révolte. Ainsi, on ne peut rien contre la mort, impossible de la différer indéfiniment. Mais il reste à lui ôter le pouvoir de venir à l’heure de son choix, comme un voleur dans la nuit. A défaut d’être libres de la repousser, ayons le cran de choisir son avancement ! Ce sera donc la liberté qui aura le dernier mot. Mieux vaut finir par le choix de l’anéantissement plutôt que dans l’anéantissement du choix.

Si la mort vient à ma demande et non plus à son heure, la vie qui la précède continue à être de moins en moins cette lente dégradation du corps que toutes les sagesses antiques nous commandaient de compenser par une ascension de l’esprit. Tout se joue dans le corps. Lifting, thalasso, remise en forme... Maîtrisant la vie, nous resterons jeunes, « jeunes et cons à la fois », comme chantait Brel, jusqu’à la veille de notre départ. Rien n’émeut plus notre société vieillissante que le fantasme des octogénaires commençant une nouvelle vie à l’heure où on s’attendrait à les voir descendre au tombeau. Jeanne Calmant, Charles Trenet, les musiciens cubains du Buena Vista Social Club, Henri Salvadore, etc. sont particulièrement adulés à cause du rêve qu’ils incarnent : celui d’une éternelle jeunesse, d’une immortalité qui dénoue le choix du renoncement.

Explorer l’existence en touriste curieux, rester jeune en ayant des caprices jusqu’au seuil de la tombe, vivre plusieurs vies avec plusieurs familles, plusieurs conjoints, plusieurs carrières, plusieurs nationalités, ce rêve hédoniste mis à la portée des pays riches fuit comme la peste le sérieux du choix défini comme engagement. La morale enseigne à renoncer à tout ce qui ne rapproche pas l’homme de ce qui, en lui, est supérieur et touche à l’infini. Ce rêve hédoniste veut toucher l’infini par la démultiplication sans limite des plaisirs finis. Absurdité que de prétendre être heureux par la vertu ! La Science accomplira mieux cet office, et avec elle, l’Etat, ce Dieu moderne. L’un et l’autre remplacent partout l’effort de l’acte immanent où le sujet travaille à se transformer soi-même, par une action transitive, mécanique et certaine où une puissance agit souverainement sur un objet extérieur.

Le rêve de l’homme moderne, c’est que, partout, une cause mécanique transitive remplace l’effort sur soi

Les homosexuels trouveront la paix grâce à la législation du PACS ; les névrosés grâce au Prozac ; les enfants non désirés et leur mère grâce à l’IVG ; les jeunes des banlieues grâce au sport ; les malades et les vieillards grâce à l’euthanasie.

Une jeune femme me disait un jour : l’euthanasie ce n’est pas bien... mais tout de même, j’ai vu mourir mon père, il perdait ses facultés, il souffrait... c’était atroce. Il faut faire quelque chose. Ce « faire quelque chose » a de quoi intriguer dans ce qu’il révèle sur les mentalités. Qui fera ? Et quoi ? L’Etat. L’avenir. La modernité. La souffrance est haïssable. Nos sociétés qui cherchent dans l’euthanasie un remède contre la souffrance sont justement celles qui ont le privilège rare de posséder les moyens techniques de lutter efficacement contre la souffrance. Reste la mort. La mort est atroce ? Ça ne date pas d’hier. Oui, mais le potentiel hallucinogène de la modernité nous fait croire désormais que nous y pouvons quelque chose. Ce quelque chose, c’est l’euthanasie comme « choix de la dignité».

Dignité : grand fourre-tout de l’idéologie libertaire. La maladie est indigne ? Serait-ce donc le bien-être, l’intégrité physique, qui font la dignité de l’homme ? L’indignité est passée du registre moral à celui d’un vague sentiment de soi : initialement, elle résultait d’une foute, d’une faiblesse. Pourquoi donc la maladie dont nous ne sommes nullement fautifs inspirerait-elle ce sentiment ? Je ne vois qu’une possibilité : dans une société hédoniste et embourgeoisée, l’important n’est pas d’être admiré pour des qualités morales, mais d’être envié. Quand la motivation commune n’est plus le besoin et la vertu, mais systématiquement le désir mimétique et l’envie, exister, c’est pouvoir être jalousé pour ce qu’on a. Or le malade, quel que soit son rang social, est justement celui qui n’est plus aucunement enviable : il n’a plus le sentiment de sa dignité. Il a déchu.

On dira qu’il y a surtout l’image du corps dégradé. Mais précisément, ce qui est atroce, dans la progression de la maladie, c’est qu’elle préfigure la mort. Ainsi, le malade souffre, parce qu’il refuse un mal inéluctable. Prétendre soigner la souffrance qui accompagne ce refus en donnant réalité à l’objet même de ce refus ressortit à une logique extrêmement douteuse.

On dira encore que la souffrance altère la dignité quand elle devient insupportable malgré la morphine. Reposons la question : à partir de quel seuil ? Et qui en décide ? On parlera de la désespérance de celui qui sait qu’il va mourir. Connaissez-vous quelqu’un qui ne soit pas dans ce cas ? Le malade souffre parce qu’il ne lui reste plus que trois mois à vivre. Il ira mieux si on lui enlève même ces trois mois. Ou alors, c’est le fait d’être amoindri, handicapé, amputé, il faudrait donc hiérarchiser les diminutions. Un bras en moins, et vous devez vivre. Deux, et vous avez droit à la mort légale.

Nous ne sommes pas égaux devant la souffrance. La dignité qu’invoquent les « humanistes » modernes ne manquera donc pas de se confondre avec la simple reconnaissance du choix de la personne, ou pire ! de ses proches. Les motifs de ce choix pourront alors être psychologiques aussi bien que physiques. L’important sera d’être, dans sa liberté, compris et reconnu par la société.

Proposition de loi du sénateur Pierre Bamiès, relative au droit de mourir dans la dignité. Article 1 : « Toute personne en mesure d’apprécier les conséquences de ses choix et de ses actes est seule juge de la qualité et de la dignité de sa vie ainsi que de l’opportunité d’y mettre fin[x]. »

En somme, par la légalisation, l’Etat, entendez l’instance morale suprême des nations qui ont oublié Dieu, justifie la faiblesse des hommes face à la souffrance et leur révolte face à la mort. Ceux qui, à l’image de cet ancien député hollandais, réclameront un jour une Interruption Volontaire de Vie pour raison morale, obtiendront la reconnaissance sociale de leur choix. Ce vieil homme ne pouvait-il se contenter de se suicider ? Non, l’Etat-Providence ayant progressivement vidé la personne de son autonomie substantielle[xi], l’homme moderne ressent le besoin de voir justifier par la nation ses choix les plus extrêmes, il a peur des juges, mais leur soumet tous ses problèmes.

Partez en paix l’Etat-Dieu a validé votre choix de mourir et un médecin assermenté va venir le réaliser d’une manière sûre et douce...

La France compte près de 12.000 suicides par an. Le désespoir tue davantage que les accidents de la route. On ne tardera pas à entendre quelque « humaniste » libertaire annoncer « qu’on ne peut rien contre les faits, mais qu’il appartient à l’Etat de leur conférer un cadre légal ». Cette musique ne vous rappelle rien ? J’imagine des procédures juridiques faisant intervenir des psychologues, et dont le but sera d’abord nettement « dissuasif ». Le parcours psychologico-juridique obligera le demandeur d’Interruption Volontaire de Vie à mûrir son choix. Cela aura « l’immense avantage » de préparer son entourage à accepter son « départ », à le comprendre. On nous dira que cette procédure permettrait en plus aux psychologues d’intervenir en soignant le mal être et, par conséquent, à terme, de diminuer le nombre des suicides, notamment chez les jeunes.

Voyez alors cette famille guettant l’heure. Sonnerie. La porte s’ouvre. « Michel, dit sa mère ou son père, c’est ton Accompagnateur en Fin de Vie. » Le psychologue spécialisé, vêtu d’un noir solennel et réglementaire se présente, sinistrement obséquieux, il représente la complicité de l’Etat avec la crise d’adolescence de Michel, il vous salue brièvement et disparaît avec votre enfant dans sa chambre. Et vous savez qu’ils s’entretiennent de son suicide à venir. Le jour venu, vous serez le spectateur passif de son choix de mourir, dépossédé du droit de protéger vos proches, fût-ce d’eux-mêmes.

On n’en est pas encore là. Mais il n’est pas nécessaire d’imaginer pareilles extrémités pour comprendre que les lois libertaires sont en réalité liberticides. L’IVG avait mis la vie commençante sous condition, salissant par là-même les obstétriciens d’une pénible ambivalence, et cela n’a pas été soumis à leur liberté. L’extension à la maladie, au handicap et à la vieillesse de cette mise sous condition étend à tout le milieu médical cette insupportable duplicité. Sont-ils là pour me soigner ou pour me tuer ? Parce que les faits devancent et annoncent la loi, on voit, dès à présent, certains vieillards cacher dans leurs poches ou sur leur table de nuit de petites lettres sur lesquelles ils ont écrit : « Ne me tuez pas, je ne demande pas d’euthanasie... »

Le mal étant stérile par nature, sa force tient au mensonge et à la désespérance

L’illusion de toute loi libertaire consiste à nous faire croire que l’on peut augmenter le champs de la liberté. La réalité veut que l’on subisse toujours des influences sociales qui limitent notre marge de manoeuvre bien autant qu’une loi.

Ni la liberté ni la tolérance ne sont capables de croître d’une manière significative : on ne les développe pas, on ne fait que les déplacer.

Avec la loi Veil, les femmes croient avoir gagné la liberté de garder ou non leur enfant : C’est seulement l’interdit qui a changé de camp, la condamnation sociale accuse désormais celles qui ont « trop » d’enfants ou qui donnent la vie à des enfants handicapés. Une fille mère qui voudrait choisir la vie doit affronter un consensus du meurtre : c’est parfois tout son entourage qui l’oblige à «profiter de ce que même la loi permet ». Si le droit au suicide est légalisé, il sera justifié. Les mœurs en feront un devoir. Et pour finir, ce sont les gens qui veulent vivre malgré la souffrance qui seront en situation critique - surtout si l’on prend en compte les immenses intérêts économiques qui se cachent derrière l’euthanasie. « Allons grand-père, tu ne vas quand même pas t’accrocher à une vie aussi misérable ! » « Dites-moi monsieur, si les choses tournent mal choisirez-vous de mourir dans la dignité ? Aurez-vous la force de partir de vous-même, en personne libre et responsable ? »

Jamais projet de loi n’avait correspondu d’aussi près à ce que Jean-Paul II appelle la « culture de mort ». Que signifie donc cette expression ? Pour la comprendre, il faut la relier à un concept plus universel, celui de « structure de péché »[xii]. Le péché est un acte éminemment personnel. Cependant, les « causes dispositives » peuvent nous incliner au bien comme au mal. Ce n’est pas l’ordre social, mais une structure du désordre qui accomplit, dans le monde moderne, cette fonction maléfique de disposer les individus à pécher.

Les structures de péché, ce sont ainsi des péchés personnels qui engendrent une structure sociale de démultiplication du mal, structure auto-alimentée par les principes de la justification du fait accompli et de l’imitation. Plus on pèche, plus on renforce la structure en la justifiant ; plus elle se renforce, et plus elle dispose, par imitation, les personnes au péché.

Le mal étant stérile par nature, sa force tient au mensonge et à la désespérance. La structure de péché naît donc d’un refus du remords : voulant justifier (rendre juste) la faute, la raison invente la fiction d’un mal nécessaire qui, comme tel, n’est plus qu’une apparence de mal. Elle subvertit la réalité au profit d’un imaginaire abstrait qui débute dans la séduction d’une libération et se clôt, au contraire, dans une responsabilité qui nous accuse.

Appliquons maintenant ce principe général au cas qui nous occupe. La culture de mort remplace la réalité par l’imaginaire, d’abord parce qu’elle remplace l’expérience authentique de la mort telle qu’elle se vit dans la vérité par une abstraction : ce que nous pensons que nous voudrions si nous étions placés dans une situation que, précisément, l’on ne peut pas imaginer mais seulement expérimenter. C’est ce que j’appelais l’illusion de perspective.

Deuxièmement, elle remplace la réalité concrète de l’homme, animal raisonnable, pat l’image d’un individu virtuel dont la nature consisterait seulement dans une liberté absolutisée refusant toute limite et faisant de la vie même un objet qualitatif de consommation : « Satisfait [de votre existence] ou remboursé. » Posez-vous seulement cette question : qui est le sujet du droit à ne pas subir une vie indigne ? Réponse : une abstraction vide. Fictive encore est la croyance que l’hôpital regagnerait ce qu’il a perdu en humanité, en respect du mourant et de sa dignité véritable, par l’ajout d’un volet « éthique » reconnaissant le droit à l’euthanasie. Ce volet, faisant office de « considération pour la détresse morale du mourant », de « supplément d’âme » viendra éluder la question véritable : comment accompagner l’agonisant dans sa préparation à la mort ? L’euthanasie, cette « perversion de la pitié » comme l’appelle notre pape tiendra lieu de compassion. S’étant inquiété au sujet du « testament de fin de vie », le médecin pourra, en bonne conscience, continuer à réduire le malade à un cas clinique.

Mais après l’ivresse d’une liberté fictive et sans limite se déploie l’ombre noire de la responsabilisation finale, celle qui vient accuser le pécheur lorsqu’il est déjà trop tard. Car dans les faits, chacun aime la vie et déteste la mort. La souffrance affaiblit parfois cet attachement. Et l’on se prend à hésiter entre le désir de vivre et celui de mourir. Or cette intime hésitation à laquelle on ne donne pas suite deviendra bientôt l’enjeu d’une question sur laquelle le malade devra se prononcer, il sera écrasé par le poids d’une responsabilité effrayante, là où la mort naturelle imposait ses propres voies.

[i] Maître Eckart, Sermon n°8, qui glose d’ailleurs saint Augustin in De libero arbitrio, III, 6, 18.

[ii] Pierre Simon, De la vie avant toutes choses, éd. Mazarine. Dans ce précieux ouvrage difficile à trouver, on voit un artisan qui contemple avec fierté le travail accompli, c’est l’ancien Grand Maître de la Grande loge de France.

[iii] L’Express, novembre 2001, un dossier débat qui n’a rien d’un débat !

[iv] Saint Thomas d’Aquin, Sum Theo, Ia, Q.79, art. 12 et De Veritate, Q XVI, art. 3.

[v] Deutéronome, 30, 11-14.

[vi] Sophocle, Tragédies, Folio, p. 232.

[vii] Oscar Wilde, Le portrait de Dorian Gray. Quand le jeune Dorian arrache à son image l’immortalité qui caractérise les choses inertes, il se plonge dans tous les dérèglements, il essaie tous les vices. On croit que c’est parce qu’il se sait protégé par son portrait comme Gygés par son invisibilité. La morale de ce conte, c’est surtout que celui qui a l’éternité pour jouir de tous les plaisirs ne peut que mépriser la vertu, du moins tant qu’il n’est pas écœuré par sa vie dissolue.

[viii] C’est ce qu’enseignaient Pascal, Pensées, Brunschvicg 347, qui unifiait en un tout indissociable la dignité humaine, la pensée et le "savoir mourir", et plus récemment Heidegger, Etre et temps, II, indiquant que la mort révèle au Dasein (l’homme comme être là, être pouvant témoigner de l’être qui est en lui) sa facticité, sa contingence.

[ix] Montaigne, Essais, I, 20.

[x] Sénat, Annexe au procès-verbal de la séance du 26 01 1999.

[xi] Voir Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique : le despotisme futur que subiront les peuples démocratiques "se charge seul d’assurer leur jouissance et de veiller sur leur sort (...) Il ne cherche qu’à les fixer irrévocablement dans l’enfance". "Que ne peut-il leur ôter entièrement le trouble de penser et la peine de vivre ? "

[xii] Reconciliatio et poenitentiae, n°16 ; Sollicitudo Rei Socialis, n°36-37.