Ces
réflexions sur la mort sont l’occasion d’évoquer la grande figure
de celui qui se définissait modestement comme un historien du dimanche,
et qui a pourtant donné ses lettres de noblesse à une nouvelle spécialité
: l’histoire des mentalités. Alors qu’on était encore sous la
dictature de l’Ecole des Annales et de son obsession économiste,
Philippe Ariès, en 1974, fait paraître ses Essais sur l’histoire de
la mort en Occident, puis, un peu plus tard, la synthèse
qu’appelaient ces divers coups de sonde : L’homme et la mort. Je me
souviens de M. Romon, mon professeur d’histoire en classe de seconde,
gauchiste des grands chemins, spécialiste des mendiants et des prostituées
à la fin de l’Ancien Régime (Ah ! Louis Sébastien Mercier et
ses Tableaux de Paris !) et qui ne tarissait pas d’éloges sur
cette grande œuvre d’Ariès... C’est que dans son esprit sans
doute, cette histoire des mentalités était bonne fille et qu’elle se
plierait à tout ce qu’on voudrait lui faire dire. C’était assez
vrai d’un certain nombre de sujets : L’histoire de la peur en
Occident signée Jean Delumeau, est un monument de partialité.
L’histoire du purgatoire de Le Goff ne vaut pas mieux. Minois à écrit
une Histoire de la guerre et une Histoire du suicide qui sont l’une et
l’autre assez légères. Pour la mort, c’est autre chose, parce
qu’il y a ces documents que sont les testaments... Une objectivité
terrible : lorsqu’on fait son testament, c’est que l’on n’a plus
rien à cacher. La mort fait tout dire. C’est l’épreuve de vérité.
Philippe Ariès étudie donc les testaments et parce qu’il a
l’esprit clair et qu’il ne se perd pas dans les singularités que
son sujet ne manque pas d’appeler, il distingue plusieurs époques
dans l’histoire de la mort : au Moyen Age, dit-il, les gens vivent
sous le régime de la mort apprivoisée. L’expression est belle. Elle
dit bien la force de la civilisation traditionnelle, qui n’avait pas
inventé la sécurité sociale, mais qui représentait cette assurance
vitale, intériorisée par chacun et qui permettait de tutoyer la mort
ensemble. Un peu plus tard, alors que l’individualisme pénètre les
mentalités, la mort devient la mort de soi : on reste seul devant la
mort qui évidemment prend des proportions épouvantables. Une seule
solution : la dérision. On tente de s’en moquer... et ce sont ces
vanités que les peintres représentent pour dédramatiser (voir ici p.
5). Le romantisme poursuit la mise à distance de la mort, définitivement
ensauvagée : selon Philippe Ariès, le début du XIXème siècle se
caractérise comme l’époque de « la mort de toi ». C’est l’être
aimé qui meurt et l’on verse sur lui des larmes, mais on ne réfléchit
plus à sa propre mort Enfin, au XXème siècle, vient l’époque de ce
que notre historien du dimanche appelle fortement la mort interdite. La
mort devient un tabou ; il ne faut pas même prononcer son nom.
C’est ce tabou qu’en 2002, nous avons cru pouvoir lever dans
Certitudes...
|